Quand les chrétiens
commencèrent à prévaloir dans les villes, ils appelèrent païens ceux qui
restaient fidèles aux anciens cultes de l'empire, voulant signifier par là que
ces derniers ne se recrutaient plus qu'à la campagne. En 368, Valentinien
employa ce terme dans un édit, pour la première fois. Et bientôt il servit à
désigner tous ceux qui n'étaient ni chrétiens ni juifs. De païens on tira
paganisme, un mot qui s’appliquait, non plus aux individus, mais à leurs
croyances. Etroitement associées à l'histoire de Rome, ces croyances s'étaient
modifiées au cours des siècles. Pour les anciens Italiotes, les dieux n'étaient
pas des êtres vivants, unis entre eux par des mariages ou la parenté, c'étaient
des abstractions vagues, dépourvues de réalité, qui personnifiaient les forces
de la nature ou les phénomènes, soit terrestres, soit célestes. De bonne heure
on fit des emprunts sérieux à la religion étrusque, Mais c'est l'influence
hellénique qui modifia le plus profondément le vieux culte romain. On identifia
les dieux nationaux avec les divinités venues de Grèce, moins rustiques et
ennoblies par de poétiques aventures ; seuls les noms traditionnels furent
conservés, les légendes se modifièrent, et bientôt tout l'Olympe hellénique
s'installa dans la Ville Eternelle. Les fidèles ne reconnurent plus les
antiques objets de leur adoration et le résultat fut un déclin rapide du
sentiment religieux. Dès le début du IIème siècle avant notre ère, on traduisit
en latin les écrits du philosophe grec Evehmère pour qui les dieux n’étaient
que des hommes marquants, divinisés par la crédulité populaire. C'est par
esprit politique, à titre de frein indispensable pour subjuguer la multitude,
que les hommes éclairés continuèrent d'assister aux cérémonies religieuses ;
ils sacrifiaient aux dieux, non par esprit de foi, mais afin de remplir le
premier devoir de tout bon citoyen. Comme les bourgeois actuels vont à la
messe, sans croire le plus souvent, pour encourager le peuple à écouter les
boniments d'un clergé réactionnaire. Auguste tenta de ranimer le zèle religieux
des romains : il rouvrit de nombreux temples, ressuscita des sacerdoces tombés
en désuétude, remit en honneur des rites démodés. Lui-même remplissait avec
conscience son rôle de grand pontife ; et c'est pour lui plaire que Virgile,
dans son Eneide accorda une si large place à la mythologie. Cette restauration
ne parvint pas à jeter des racines profondes ; elle développa l'hypocrisie chez
ceux qui voulaient plaire au maître, mais ne ralentit point la décadence du
sentiment religieux. Rome aura d'ailleurs un dieu plus vivant que Jupiter
Capitolin en la personne de l'empereur. Moins original dans le fond que dans la
forme, ce nouveau culte, essentiellement politique ne fut qu’une transformation
de la vieille religion de l'Etat, base organique de la cité. On continua
d'adorer Rome en la personne de celui qui symbolisait sa puissance. Quant au
peuple, incapable de se satisfaire du culte officiel, trop sec, trop dépouillé
de conviction, il se tourna vers les dieux de l'Orient, dont les prêtres
apportaient l'espérance aux cœurs ulcérés par les misères d'ici-bas. En
s'attribuant la destruction de la vieille religion nationale, à laquelle
personne ne croyait plus, le christianisme s'est vanté d'un miracle facile.
S'il dut lutter pour la conquête des cerveaux, ce fut contre des sectes
orientales qui s'adressaient comme lui aux déshérités. Le culte de Cybèle fut
introduit à Rome pendant la seconde guerre punique, pour obéir, croyait-on, à
un oracle des livres Sibyllins ; ceux d'Isis, d'Osiris, de Mithra, d'Attis, de
Sabazios etc., recrutèrent par ailleurs de nombreux fidèles. En vain le Sénat
s'inquiétera-t-il de l'introduction de certaines religions étrangères et
fera-t-il mettre à mort des milliers d'hommes et de femmes pour avoir participé
aux Bacchanales ; en vain les cultes égyptiens seront-ils persécutés par
Auguste et Tibère, l'astrologie chaldéenne proscrite par d'autres empereurs,
les dieux d'Orient s'installeront à Rome en vainqueurs. Caligula permit le
culte d'Isis ; Vespasien se montra favorable aux rites nouveaux ; Commode fut
initié aux mystères de Mithra ; Héliogabale était grand prêtre d'une divinité
orientale ; Alexandre Sévère adorait tout ensemble Jésus et Apollonius de
Tyane. Les chrétiens confondront ces sectes dans une égale haine, dans un même
mépris ; leurs fidèles seront tous des païens ; et la persécution sévira contre
eux, sous les empereurs chrétiens, avec autant de vigueur que contre les
partisans de l’ancienne religion nationale. Sur les ruines du christianisme
nous voyons de même aujourd'hui se multiplier les petites Eglises et les
superstitions apportées d'Orient. Spirites, occultistes, théosophes, au
mysticisme souvent exacerbé, sont en passe de détrôner le dogmatisme des
théologiens. Tant il est vrai que se répètent, presque pareils, les phénomènes
qui président à la naissance et à la mort de toutes les religions. Mais le
paganisme ne disparut pas aussi rapidement que beaucoup le supposent ;
longtemps il conserva des adhérents parmi les intellectuels, dans
l’aristocratie, parmi lès habitants des campagnes. Et là encore le parallélisme
apparaît saisissant entre l'agonie de l'antique religion romaine et l'agonie du
christianisme dont nous sommes actuellement les témoins. En philosophie,
l'école néoplatonicienne d'Alexandrie s'efforça de réconcilier 1e paganisme
avec la raison. Plotin, son plus illustre représentant, passa vingt-six ans à
Rome ; magistrats, sénateurs, nobles matrones se pressaient pour l'entendre.
Son langage obscur, mais éloquent, son visage inspiré, ses allures de messager
des dieux lui conféraient un prestige extraordinaire. Il laissa, en mourant, un
nombre prodigieux de disciples qui propagèrent sa doctrine dans tous les rangs
de la société : Porphyre est le plus connu d'entre eux. Chargée de subtilités
grecques, la philosophie de Plotin justifiait toutes les fables mythologiques ;
elle ne se détachait du paganisme que pour y revenir par une voie détournée, selon
un procédé qu'ont imité depuis les apologistes chrétiens. Au faîte de toutes
choses, Plotin mettait un principe indivisible et indéfinissable, l'Un ou le
Bien : ce dernier engendrait l'Intelligence qui n'avait d'autre fonction que de
se penser et qui contenait en elle-même les idées ou archétypes des choses ; de
l'Intelligence naissait l'Ame du monde qui produisait à son tour l'espace et
les êtres qui le remplissent. L'Un, l'Intelligence, l'Ame sont les trois
hypostases, éternelles, infinies, mais néanmoins inégales d'un même Dieu qui
sort de son unité pour penser et pour agir. La magie est utile car ses
incantations et ses filtres réveillent les attractions par lesquelles l'Ame
gouverne le monde ; et le sculpteur qui crée une œuvre belle fournit à cette
même Ame un réceptacle où elle se repose avec prédilection. Plus tard,
Jamblique enseignera comment on entre en communication directe avec les dieux
par la théurgie, les sacrifices, les conjurations. Au cinquième siècle, la
philosophie plotinienne brillera encore à Athènes avec Proclus. De son côté, la
poésie continua de s'inspirer de la mythologie païenne. Ce sont les dieux
d'Homère et de Virgile que chante Claudien, c'est à la victoire de Jupiter sur
les Géants, à l'enlèvement de Proserpine qu'il s'intéresse, à une époque où le
christianisme est définitivement victorieux. Aux empereurs, il tient un langage
plein d'encens idolâtrique et de réminiscences païennes. Il représente Théodose
prenant son vol vers l'azur céleste, comme autrefois Romulus, et allant
s'installer au sommet de l'Empyrée. A Honorius qui a déjà persécuté durement le
paganisme, il ne parle que des dieux antiques, sentinelles protectrices de
l'empire et de son chef. Dans ses manifestations les plus importantes, la
littérature était encore fidèle, en plein cinquième siècle, à la tradition
mythologique ; et, dans les écoles où l'on étudiait les beaux textes de
l'époque classique, les habitants de l'Olympe, aux légendes si gracieuses et si
intimement mêlées à l'histoire de Rome, tenaient toujours une place de premier
ordre. Philosophes, poètes, rhéteurs, grammairiens furent d’ardents défenseurs
du paganisme. Il trouva aussi un appui solide dans l'aristocratie. Les familles
sénatoriales étaient restées fidèles aux anciennes cérémonies et aux croyances
traditionnelles. Cinq d'entre elles seulement étaient chrétiennes, quand
Symmaque demanda le rétablissement de l'autel de la Victoire, enlevé du Sénat
par ordre de l'empereur. Aussi la noblesse se fit-elle la protectrice des
écrivains qui célébraient le vieux culte. Elle regarda avec dédain les foules
qu'on entraînait au baptême et accusa les princes chrétiens d'être les auteurs
de tous les maux dont souffrait l'Etat. Ses immenses domaines, ses légions
d'esclaves et de clients, la richesse de ses palais, les hautes dignités que
ses membres exerçaient souvent, lui assuraient un prestige considérable. Si
Théodose n'osa pas appliquer en Occident les décrets qu'il avait rendus
concernant la fermeture des temples et l'expulsion des pontifes, c'est qu'il
redoutait ses protestations. Symmaque, l'un de ses représentants les plus
illustres, est resté comme le défenseur type du paganisme expirant. Sa
remarquable éloquence, ses rares qualités d'écrivain, les hautes fonctions
qu'ils avait obtenues et remplies avec intégrité lui valaient la confiance du
Sénat. Devenu pontife, il apportait une exactitude scrupuleuse à l'exercice de
ses fonctions, multipliait les sacrifices pour apaiser la colère des dieux,
ranimait le zèle de ses collègues moins ardents. Se montrant plus logique en
cela que nos académiciens ou nos ministres réactionnaires actuels, qui font
l'apologie du catholicisme, mais s'abstiennent d'ordinaire, d'en observer les
rites et d'en pratiquer la morale. C'est pour ne point trahir les traditions
romaines et la mémoire de leurs ancêtres que la majorité des patriciens
continuaient de se soumettre aux prescriptions religieuses d'autrefois. Ils
estimaient que la cause de Rome était indissolublement liée à celle du
paganisme, comme maints patriotes de chez nous supposent que le catholicisme
est un facteur essentiel de la prospérité nationale. Les gens des campagnes
restèrent attachés au culte ancien pour d'autres motifs. Ignorants, grossiers,
presque incapables de penser parfois, ils avaient conservé une foi entière aux
dieux que leurs pères adoraient ainsi qu'à la puissance des sorciers et des
magiciens. Depuis longtemps la population laborieuse des villes était
chrétienne, que l'on rencontrait toujours à la campagne des temples où fumaient
les charbons du sacrifice, des effigies sacrées que vénéraient les habitants ;
aux arbres, aux sources, chers aux divinités champêtres, on continuait
d'apporter des fleurs et d'autres présents. Bacchus et Pan n'étaient pas
oubliés ; Satyres et Dryades séjournaient encore dans la profondeur des bois.
Dans bien des campagnes les pratiques ancestrales furent défendues pied à pied
par les paysans ; le culte nouveau ne l'emporta qu'après une lutte prolongée.
Malgré l'Eglise devenue toute le paganisme subsista en plus d'une contrée ; et,
dans beaucoup d'autres, il se modifia seulement. On continua de craindre et
d'invoquer les anciens dieux transformés en puissances mauvaises, en démons ;
leurs noms intervenaient dans les formules magiques, les imprécations et les
serments ; une vertu secrète s'attachait, croyait-on, à leurs effigies. Les
imaginations se détachaient avec peine des fantômes qui les avaient émues
durant des siècles. Même dans les villes, les vestiges du paganisme
subsistèrent nombreux. Au grand scandale des pèlerins, Rome retentissait, à
certains moments de l'année, de chants utilisés autre idolâtres. Les luttes et
les courses du cirque, les spectacles du théâtre restèrent, à l'époque
chrétienne, fidèles à maintes traditions léguées par les païens. Des citoyens
s'entretuaient certains jours, pour le plaisir de la foule, dans plusieurs
villes italiennes, à Ravenne et à Orvieto par exemple ; cela en plein moyen
âge. Pétrarque raconte qu'en 1346 il vit recommencer à Naples les spectacles du
Colisée. Sans les violentes persécutions dont il fut l'objet de la part des
empereurs chrétiens, le paganisme aurait subsisté à l'état, non de
superstition, mais de véritable culte. Dès 341, un édit prohiba les sacrifices,
et cette défense fut renouvelée, avec peine de mort, en 353 et 356 ; la même peine
fut portée, par Théodose, en 385 contre les aruspices, en 392 contre ceux qui
pénétraient dans un temple. Un édit de 408, complété par plusieurs autres
d'Honorius, marqua la fin officielle de l'antique religion nationale. Mais, au
milieu du VIème siècle, ses partisans restaient assez nombreux et assez hardis,
à Rome même, pour vouloir restaurer le Palladium et ouvrir le temple de Janus.
Le paganisme devait d'ailleurs prendre sa revanche en fournissant de nombreux
éléments au christianisme et en transformant sa physionomie première au point
de la rendre méconnaissable. Au lieu de retrancher les fêtes traditionnelles,
qui interrompaient la monotonie du labeur quotidien, l'Eglise les adopta, se
bornant à remplacer les dieux de l'Olympe par le Christ ou les saints. Elle
permit que des agapes fraternelles deviennent l'équivalent des anciens repas
sacrés. La procession de la Chandeleur fut substituée aux Lupercales, celles
des Rogations aux Ambarvales ; le culte de la Vierge Marie fit oublier celui
des déesses, et l'on a dit qu'il avait plus fait pour le triomphe du
christianisme que la main de fer des successeurs de Constantin, De nombreux
temples furent transformés en églises ; on conserva souvent les anciens
pèlerinages, en édifiant des chapelles ou des monastères là où se trouvaient
les idoles ; la hiérarchie des dieux fut remplacée par celle non moins
compliquée des saints. Nous n'en finirions pas de signaler les emprunts de
toutes sortes que le christianisme fit au culte païen. Instruments liturgiques,
ornements sacerdotaux, usage des cierges, de l'encens, etc., sont des legs des
anciennes religions. Au moins par son aspect extérieur, le catholicisme actuel
se rapproche plus du paganisme que du culte célébré par les chrétiens des temps
apostoliques. Le parti pris des historiens bien-pensants est incapable,
aujourd'hui, d'étouffer la vérité. Il existe à Luxeuil une collection
remarquable de tombeaux gallo-romains du second et troisième siècles. Les
personnages en relief qui les décorent, tiennent à la main des objets
symboliques, en particulier des vases qui rappellent les emblèmes du culte
eucharistique. Des prêtres avaient naturellement écrit de gros volumes pour
démontrer qu'il s'agissait de tombes chrétiennes. En quelques pages, publiées
par la Revue Archéologique, j'ai prouvé que les sarcophages gallo-romains de
Luxeuil étaient ceux de très authentiques païens, qui n'avaient pu adopter les
symboles eucharistiques, ne les connaissant pas. Tous les chercheurs sérieux
m'approuvèrent, à commencer par Houtin ; pas un prêtre n'entreprit de réfuter
mes arguments. Dès qu'un savant impartial s'avise de contrôler les dires du
clergé, il aboutit à des conclusions désastreuses pour l'orthodoxie. C'est
d'ailleurs ouvertement que le pape Grégoire le Grand conseillera aux
missionnaires anglo-saxons de s'inspirer des coutumes païennes. – 
L. BARBEDETI'E.
 
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