Si l'Islam devint la
religion du proche Orient et même d'une partie de l'Afrique et de l'est
Asiatique, il s'en faut de beaucoup qu'il fut accepté avec enthousiasme par
tous ceux auxquels il s'était imposé manu militari. Son monothéisme rigide, son
rigorisme alimentaire, sa discipline dogmatique n'allèrent pas sans provoquer
des protestations et soulever des révoltes chez ceux des conquis qui n'avaient
pas perdu le souvenir des cultes voluptueux du paganisme oriental. Une des
sectes les plus curieuses du monde musulman est certainement celle des
Ismaïliens ou Ismaïliehs, pour lesquels le septième iman (ou descendant d'Ali,
gendre de Mahomet), Ismaïl, fils de Djaffar, est l'incarnation de Dieu apparue
sur la terre pour faire connaitre la vraie parole, ce qui réduit le Prophète à
un rôle de second plan. Les Ismaïliehs sont mieux connus sous le nom de
Haschischins fumeurs de haschich Cette secte eut son heure de célébrité au
temps des Croisades, quand son grand maitre Rachid Sinan, le « vieux de la
montagne » avait à sa dévotion de fanatiques séides, qui se chargeaient des
missions les plus dangereuses, dès lors qu'étaient menacées leur croyance et
leur organisation. Cette secte existe encore aujourd’hui, comme nous le verrons
par la suite. C'est dans le deuxième siècle qui suivit la mort de Mahomet que,
en Syrie, en Perse et jusque sur les bords du Gange, une religion secrète se
fonda, tendant à concilier les enseignements de Zoroastre et les préceptes de
Mahomet, les mélangeant même avec les rites des anciens cultes syriens. Cette
religion secrète ne se développa pas aussi rapidement que l'avaient rêvé ses
grands maîtres, résidant en Perse, à l’ombre de l’Islam. Elle végéta longtemps
et il fallut attendre jusqu'un XIème siècle pour que les « Haschischins »
remplissent un rôle sur le théâtre de l’histoire de l'Orient. A ce moment, mal
avisé est l’émir qui entreprend de les persécuter. Les sicaires du Grand Maître,
les Fidawis (les dévoués) le surveillent et l’avertissent qu'il ait à
interrompre sa poursuite, sinon c'est la mort : un feuillet piqué d'un poignard
qu'il trouve dans sa tente, voilà 1'avertissement. Personne ne sait comment et
où atteindre les « Fi comment et où atteindre l'ennemi condamné par le Grand
Maître. Vivant auprès de l'homme désigné, ils seront, s'il le faut, soldats de
sa garde, serviteurs de sa suite ; ils joueront un rôle quelconque dans son
entourage ; ils auront recours à une ruse et à une volonté d’une ténacité
prodigieuse : ils attendront des jours, des semaines, des mois : ils
emploieront le poignard, voire le poison ; mais si celui qu'ils visent n'interrompt
pas ses agissements, il sera exécuté. Les émirs ont des armées à leur
disposition, les « Fidawis » sont quelques-uns : ce sont les émirs qui cèdent.
Les Ismaïliens eurent à se défendre contre les agressions franques. Quelques
exécutions ôtèrent aux Croisés l’envie de les considérer comme ennemis et les
relations avec le comte de Tripoli devinrent plus amicales. Le traité conclu
avec Richard Coeur de Lion et Saladin, qui avait renoncé à combattre les « Haschischins
», libérait leurs montagnes de toute occupation franque. Quelques temps après,
Conrad de Montferrat viola de façon éhontée une des clauses du traité en
faisant assassiner des prisonniers sarrasins. Sur la demande de Saladin, Rachid
Sinan fit tuer le parjure. Dans les jardins du Grand Maître, les « Fidawis »
fumaient le haschich l'herbe - qu'on appelle aussi kief - l'extase -. C'était
une de leurs récompenses. Sous la voûte épaisse des grands noyers, à l’ombre
des orangers enivrants, ils se délassaient donc de leurs expéditions en fumant
l'herbe des extases. Et le jardin leur paraissait enchanté. Et sa demeure était
comme un paradis. Et tout était beau et l'on se sentait meilleur. C'est
pourquoi ils l'appelèrent le Paradis, mot dérivé de l'ancien persan pairideza
on du chaldéen pardes, et qui signifie jardin délicieux. Les Ismaïliehs
célébraient des rites érotiques et dans certaines occasions pratiquaient la
communauté sexuelle. Il paraît qu'ils les célèbrent encore, à en croire un
érudit, J. Bruna, qui nous a fourni des détails sur les scènes qui se déroulent
lors de ces cérémonies et qui sont un reflet, bien atténué sans doute, de ce
qui se passait aux temps où la secte brillait de tout son éclat! Les Ismaïliehs
- plutôt leurs descendants - sont assis, les jambes croisées à l’orientale,
écoutant leur cheikh lire des passages du Bir Sadine, leur livre doctrinal.
Cette lecture dure plusieurs quarts d'heure. Sur un piédestal aménagé exprès,
une jeune fille, entièrement nue, se tient debout. Elle est le seul ornement de
la salle. Elle demeure immobile, dans une pose hiératique, devant les auditeurs
recueillis. La lecture achevée, chacun des assistants se lève l'un après
l'autre et se met à genoux devant la jeune vierge en appuyant sa tête sur le «
triangle sacré » de son origine. Dans d’autres réunions auxquelles prenaient
part les hommes et les femmes, qui avaient encore lieu il y a un demi siècle et
moins encore, les fidèles se dépouillaient de leurs vêtements et toute lumière
était proscrite. Au hasard des contacts, les couples s’enlaçaient dans l'extase
d’un délire sacré ; seule, la compagne du cheik était laissée intacte. A
observer qu’à l’instar de ce qui se passait dans les mystères païens ou parmi
les sectes érotico-chrétiennes, ces rites étaient ou sont accomplis dans le
recueillement et l’esprit le plus pur. La prostitution sacrée chez les Grecs et
les Adonisiès de Byblos possédait ce caractère. L’accouplement des sexes
symbolise l’éternité. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à se reporter un
dernier verset de la deuxième leçon, « de la grande leçon du vénérable seigneur
Rached ed Edine » aux croyants, ses disciples : « Dieu a dit : Olivier qui n’est ni à l'Est ni
à l’Ouest, il se trouve entre le genou et le nombril. En vérité, en vérité : de
lui viennent la Mort, la Vie, la Pauvreté, la Fortune. La vérité, toutes les
vérités, c'est le Kaf et le Sin (Le kèss ou sexe de la femme) ». Ce culte porte
bien la marque de son origine persane et du IXème siècle, début des «
Haschischins » ; c'est l'époque d’Omar Khayyam et des soufis première manière.
Khayyam est l’ami d'enfance de Hassam ben Sabbah, grand maître des Ismaïliehs.
S’il a chanté les jardins, les beaux vers, le haschich, le vin et les femmes,
ce n'est pas seulement par tempérament, c'est qu’il incarne la réaction de
l’épicurisme iranien contre le Coran et les bigots musulmans, contre
l'oppression de la nature par la loi religieuse. Aussi, toute la secte est-elle
derrière lui. Lassés de poursuivre un idéal stérile, désespérés de prier un
dieu insensible, Omar Khayyam et les Persans Ismaïliehs s'inclinent devant la
grande loi de fatalité : les êtres comme les mondes suivent une courbe tracée
par avance. On ne change rien à sa destinée : les vies succèdent aux vies,
continuellement, indéfiniment, et conformément à une loi d'évolution
inéluctable. Le grand maître des Ismaïliehs actuels porte le nom d’Aga Khan ;
il réside, personnellement ou représenté, à Bombay et il préside une société
spirituelle qui vit en marge des sociétés temporelles. Il n’y a pas qu’en Syrie
(Druses), dans le Liban (Nocairis), dans l’Inde (Ismaïlis), qu’on trouve des
descendants des « Haschischins » ; on rencontre des Ismaïliehs au Zambèze, en
Abyssinie et, assuret-on, en Allemagne, en Angleterre et même en France. L'Aga
Khan est considéré comme l’incarnation d’Ismaïl et il tranche, chaque année,
dans le « Pharamane », le livre sacré de la doctrine, toutes les interprétations
auxquelles peuvent donner lieu les dogmes. En Syrie le grand maître est
représenté par un émir qui a, dans chaque village, un subordonné, élu par le
peuple. Les Ismaïliehs n’ont pas le faciès sémite, ce sont des aryens, à la
stature puissante, au teint clair, aux yeux bleus, ce qui avait donné lieu à
l’hypothèse d’une origine due à un croisement de la race indigène avec les «
croisés » du moyen âge. L’opinion actuelle est qu'ils sont d'origine
exclusivement iranienne.
- E. ARMAND
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