Le mot vient du grec mousiké
qui a fait le latin musica. Ce qu'il désigne est bien antérieur, car il a été,
dès le premier souffle de la vie, la voix du rythme universel. Movetur musica
mundus, a dit Apulée : « le monde se meut harmonieusement ». Dès que l'on a
donné un nom à la musique et que l’on en a fait un art particulier, on a
restreint sa portée et on lui a appliqué des définitions plus ou moins
arbitraires aussi nombreuses que celles de l’art en général et encore plus
conventionnelles. Car la musique, de par sa nature et son caractère universel,
est l'art le plus indépendant de la création humaine, le plus objectif par son
existence propre, le plus subjectif par l’influence qu’il exerce et il échappe
aux assujettissements de la représentation plastique comme à la fixité et à
l’insuffisance des matérialisations. Le sens de l’œuvre musicale, son
interprétation, sa compréhension, sont variables à l'infini, même pour ce qu'on
appelle « la musique à programme », et l'imagination leur ouvre un champ
illimité. Par contre, ceux de l'architecture, de la sculpture, de la peinture,
sont fixés dans la matière, les formes, les couleurs qui composent l'édifice,
la statue, le tableau. L'imagination la plus libre ne peut faire que l'édifice
soit en métal s’il est en pierre, que la statue ait les caractéristiques du
corps de l'homme si elle représente une femme, et que, sur le tableau, le noir
soit du blanc. C'est poétiquement - musicalement - que le nuage changeant
d'Hamlet est une belette, une baleine, un chameau, et pourrait être mille
autres choses encore, mais plastiquement il n'est rien, il n’existe pas. Si
l'art est la vie parce qu'il en est la matérialisation dans le faire universel,
la musique est encore plus la vie parce qu'elle en est le principe animateur,
qu'elle est l’âme universelle. Entendons-nous ici sur le mot âme qui reviendra
souvent dans ce qui suit. L'âme, en dehors de toutes théories conventionnelles,
est l'élément spirituel de la vie, le « moi » intime, la sensibilité
particulière de chacun des êtres, quels qu'ils soient et quelle que soit leur
place dans les classifications des règnes et des états de la nature tout
entière. Nous admettons fort bien, dût l'insane vanité humaine s'en indigner,
qu’un caillou, un brin d'herbe, une huître, le vent qui passe, peuvent posséder
une âme plus complexe et plus sensible que celle de certains hommes. La musique
est l'expression la plus intime, la plus profonde, la plus caractéristique de
la vie parce quelle est le langage le plus intime, le plus profond, le plus
caractéristique de cette âme, de toutes les âmes sensibles en qui elle crée et
multiplie l'intensité et l’éloquence des sentiments. C'est pourquoi tout
langage est musique et, lorsque l'homme, en particulier, ne trouve plus dans la
parole articulée, écrite ou mimée, un exutoire suffisant à ses émotions, il
chante, il ajoute le langage musical proprement dit à la poésie, à la
pantomime, à la danse, ou il n'a recours qu'au chant, à la « musique pure »,
pour mieux exprimer l'intimité de son émotion. Le chant, la toute simple
mélodie qui jaillit spontanément des profondeurs de l'être, dit plus
pleinement, plus directement que n'importe quel mot ou geste, ce qui déborde de
lui : douleur ou joie, agitation ou calme, inquiétude ou sérénité, colère ou
paix. On a méconnu la musique, on l'a diminuée et rabaissée on peut dire
indignement lorsqu’on l’a définie ainsi : « l’art de combiner les sens pour le
plaisir de l'oreille ». On en a fait une sorte de titillation auriculaire
mettant en bonne humeur, comme d’autres, pratiquées sous le menton ou sur
l'épigastre, provoquent le rire. C'est là une définition de dilettanti, de
petits maîtres, de mondains qui « musiquent » pour se distraire, et il faut
avoir la cervelle vide d’un snob, la sentimentalité éculée d’un satisfait
installé dans la bauge sociale, il faut être impénétrable à toute véritable
émotion pour s'en satisfaire. Voit-on un Beethoven, qui portait en lui toutes
les douleurs, toutes les joies, toutes les révoltes et joutes les extases, qui
saisissait « le destin à la gueule » lorsqu'il « frappait à la porte », qui
révélait à l'humanité une étendue d'émotion et une puissance d'expression
encore inconnues d'elle, qui possédait une idée si sublimement haute de sa
mission de musicien qu’il disait : « Celui qui sentira pleinement ma musique,
celui-là sera délivré des misères que les autres hommes traînent après eux » :
voit-on ce Beethoven, dont l’ouïe était abolie, « combinant les sons pour le
plaisir de l’oreille »?...Mais cette définition a toujours été celle des
académies, des dictionnaires, des manuels scolaires, des professeurs et de tous
ceux qui, disent-ils, n’ont pas de temps à perdre à la « bagatelle » de la
musique, ou qui en vivent. Elle a fait réduire, pour l’immense majorité des
hommes, le plus admirable langage de l’âme à un objet futile, la plus vivante
source d’activité humaine à une distraction inférieure bien moins intéressante,
aujourd’hui, que la boxe et la belote. Elle en a fait un « art d’agrément »
pour les personnes « distinguées », un amusement plus ou moins canaille pour la
masse des hommes déshabitués de chercher en eux la flamme toujours vivante au
sanctuaire de leur subconscient. « Est-ce donc un crime si grand d’écouter la
voix de son âme? » demande Wotan, dans la Walkyrie. Le crime est de ne pas
écouter cette voix. Wotan cause la chute des dieux en restant sourd à la
sienne. C'est le pire malheur pour les hommes de ne pas savoir entendre la leur
; ils y perdent la direction d'eux-mêmes et leur liberté. Dans le domaine du
sentiment, la musique est l'art optimiste par excellence. Combien d'abandonnés,
de désespérés, n'a-t-elle pas sauvés, alors que plus rien ne les rattachait à
une vie qui « ne méritait plus d’être vécue »! Combien d'âmes elle a
ressuscitées en leur apportant la révélation d'une intimité de l'être ignorée
jusque là! A combien de cœurs généreux, rendus insensibles et indifférents par
l'acuité de la douleur, elle a ouvert les espaces illimités de ce panthéisme
sublime où l'être meurtri et désespéré, n'attendant plus rien d'un
particularisme grégaire et égoïste, se fond dans l'âme universelle pour un
grand rêve d'amour! « La musique et l'amour sont les deux ailes de l'âme » a
dit Berlioz. Et quand la douleur a épuisé les cris, les clameurs, toutes les violences
du désespoir, n'a chant pour trouver son suprême apaisement? Sombrées dans la
folie, des mères qui, comme Rachel, « ne veulent pas être consolées », chantent
sur le corps de leur enfant avec l'illusion qu'elles bercent son dernier
sommeil. Ophélie chante en apportant des fleurs à celui qui a « à sa tête un
tertre d'herbe verte et sur ses pieds une pierre ». Berlioz voyait dans la musique
« l'art d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et
doués d'organes spéciaux et exercés ». Il ajoutait : « Définir ainsi la
musique, c'est avouer que nous ne la croyons pas, comme on dit, faite pour tout
le monde ». Il observait qu' « un grand nombre d'individus ne pouvant ressentir
ni comprendre sa puissance, ceux-là n'étaient pas faits pour elle et, par
conséquent, elle n'était point faite pour eux ». Nous verrons mieux au mot Sens
comment des individus ne ressentent et ne comprennent pas la musique ; disons
seulement ici que lorsque Berlioz la définit l'art d'émouvoir « les hommes
intelligents et doués d'organes spéciaux et exercés », lorsqu'il déclare
qu'elle n'est pas « faite pour tout le monde », il ne la voit que dans ses
rapports avec le groupe restreint d'hommes qui la cultivent comme un art et,
compositeurs, exécutants ou amateurs, sont, sinon intelligents et doués
d’organes spéciaux, du moins exercés dans la musique et en possèdent plus ou
moins bien la technique. Il est certain qu'un grand nombre d'individus ne sont
pas faits pour la musique, - ce sont souvent ceux qui s'en occupent le plus - ;
il est inexact de dire qu'elle n'est pas faite pour tout le monde et qu'il est
nécessaire d'être particulièrement intelligent et doué d'organes exercés pour
être ému par elle. Comme l'a écrit M. Jean d'Udine : « La musique vit beaucoup
plus de ses communications mystérieuses avec le cosmos, qu'elle rend, pour
ainsi dire, perceptible à nos sens, que par les arrangements ingénieux des
douze notes de la gamme chromatique ». Plus simplement nous dirons : la
musique, comme tous les arts et encore plus que les autres arts, s'adresse à la
sensibilité. Comme l'a dit Berlioz lui-même, elle est « à la fois un sentiment
et une science », mais elle est, avant tout un sentiment, et c'est pourquoi des
hommes, parmi les plus grossiers, les plus dépourvus de culture, et des animaux
mêmes, la sentent avec une intensité parfois inconnue même à des maîtres de la
science musicale. La musique, voix de l'âme universelle, est dans toute la
nature. Elle puise la variété de ses accents dans le rythme particulier aux
éléments et aux êtres. (Voir Rythme). Elle est la parole secrète, tumultueuse
ou caressante, de 1'ouragan et du zéphyr, de la mer et de la source, de la
forêt et du brin d’herbe, le rugissement du grand fauve et le murmure
imperceptible de l'insecte, l'éruption du volcan et la respiration de la fleur.
Le langage des animaux est musical ; il est donc incontestable qu'ils sont
sensibles à la musique. Certains le sont tout particulièrement. On a cité de
nombreux cas de leur hypersensibilité musicale. Berlioz a parlé d'une chienne
qui hurlait de plaisir en entendant certaines tonalités sur le violon. « Le
docteur Mead a raconté l’histoire d'un chien que l'on fit mourir au milieu de
convulsions en prolongeant un air joué sur le violon, constamment dans la même
tonalité » (Dr Ph. Maréchal). Grétry, Paganini, ont observé des araignées que
la musique attirait. Les exemples sont connus de prisonniers ayant apprivoisé
des rats et des araignées par des chants. Des serpents se balancent sur leur
queue au rythme de la musique. Des chats sont attentifs à des concerts plus que
des personnes. Ils attendent quand le morceau de musique est terminé et leur
regard semble demander qu'il recommence. Il en est qui grognent et se hérissent
en entendant certains instruments, la mandoline en particulier, montrant ainsi
bien plus de goût que tant de gens qui raclent lamentablement les cordes de ce
pauvre instrument. Comme les animaux, l'homme a trouvé la musique en lui, dans
la circulation rythmée de son sang. Elle a été son premier langage lorsqu'il a
eu besoin d'extérioriser son rythme intérieur, bien avant qu'il eût trouvé le
langage articulé. Comme toute la nature, il s'est mis à chanter, non seulement
par imitation de ce qu'il entendait autour de lui, mais surtout parce qu’il
avait quelque chose de personnel à exprimer et sa partie à tenir dans le
concert universel. Le sens musical est, chez l'homme primitif, comme les autres
sens, beaucoup plus développé que chez les civilisés. M. Delafosse a raconté
que chez les nègres, « quels que soient les chanteurs, hommes ou femmes,
professionnels ou amateurs, les voix et les oreilles sont toujours remarquables
par leur justesse ; il est extrêmement rare d'entendre une fausse note et, s'il
s'en produisait une, elle est aussitôt couverte par les huées des autres chanteurs
ou simplement des auditeurs. Que les chœurs soient exécutés à l'unisson ou en
parties, l'harmonie est généralement impeccable ». D'après Darwin, l’homme a
appris à produire des sons musicaux comme moyen de séduction, pour répondre au
besoin de l'amour aussi impérieux que ceux de manger, de boire et de dormir.
Ainsi qu'aux animaux, ce besoin lui a fait découvrir le sens de la beauté. Il
s'est ingénié à briller et à triompher dans les tournois d'amour par sa parure,
l'expression passionnée de sa physionomie, de ses gestes et de sa voix. Mais
tandis que la parure, la physionomie, les gestes, avaient des moyens limités,
la voix pouvait multiplier à l'infini les nuances de ses sentiments. Lorsque
l'homme eut trouvé le langage articulé qui devait lui permettre de donner un
sens de plus en plus précis à l'expression de sa pensée, il conserva le son
musical pour mettre son âme dans son langage. Ce son musical est dans les
intonations de la prononciation. Les unes sont particulières à l'individu et
variables suivant les états de son âme. Les autres, qui constituent l'accent,
sont plus générales, communes aux habitants d'une région ; elles expriment
l'âme collective transmise à l'individu par son hérédité. L'accent donne sa
couleur au langage. Il en fait une mélodie gazouillante ou une morne mélopée ;
il donne aux mots, qui ont grammaticalement, pour tous les hommes, un sens
exactement déterminé, une variété de tons si grande que, « plaisir de l'oreille
» pour les uns, il est insupportable aux autres, suivant les latitudes. Ainsi,
l'accent donne au français une infinité de nuances musicales, sympathiques ou
désagréables, suivant qu'il est parlé en Picardie ou en Provence, en Bretagne
ou en Lorraine, en Angleterre, en Russie, en Chine ou dans le Centre Africain.
Il en est de même pour la musique proprement dite et pour toutes les formes de
la beauté ; elles ne sont pas également agréables et admirées dans toutes les
contrées et chez tous les peuples (Voir Beauté). Par son double caractère
individuel et collectif, contradictoire en apparence, complémentaire en
réalité, la musique est l’art social par excellence. Il n'est pas de
circonstances de la vie des individus, et des sociétés où elle n'ait sa place ;
il n'est pas de peuples qui ne soient ou n'aient été musiciens. Ceux qui ne le
sont plus ont perdu leur âme, c'est-à-dire le véritable sens de la liberté et
de la vie. Tous les peuples primitifs ont été musiciens et le sont demeurés. La
musique continue à s'associer chez eux à la poésie et à la danse. C'est à eux
qu'on doit le folklore, ces chants populaires dont la musique n’a pas changé,
mais sur lesquels les siècles ont mis des paroles différentes. Chez tous les
peuples, jadis, on chantait en travaillant, quelle que fut la besogne. Le chant
rythmait et allégeait l'effort physique. La machine a tué le chant ouvrier ; la
société moderne a tué le chant populaire avec la liberté. On chantait non
seulement pour épancher sa joie, mais aussi pour calmer son mal pendant les
opérations douloureuses : tatouage, circoncision, infibulation, accouchement,
et durant les cérémonies funéraires. Depuis les récits d’anciens voyageurs
jusqu'au roman contemporain de Jean Giono : Un de Baumuges, on a raconté
l'influence profonde de la musique sur les natures primitives, ce qu’elle
éveille en elles d'élan, de compréhension, d'affinités insoupçonnées, les entraînant
avec une force invincible à une élévation et une pureté de sentiment, à un
infini de miséricorde qu'aucune foi religieuse ne pourrait produire. C'est par
des chants que les missionnaires artificieux obtenaient les conversions des
populations américaines et non par leur hypocrite morale. C'est par le tam-tam
et le marimba des noirs transportés comme esclaves en Amérique que se lièrent
leurs sympathies et que se fit leur accord avec les indigènes exploités comme
eux. Le poète allemand Seume, qui avait beaucoup voyagé, disait, dans un de ses
poèmes : « Arrête-toi sans peur où t'accueillent des chants, A l'unisson des
voix, il n'est point de méchants ». Et la paysanne de la Douloire, qui ne sait
pas trouver ses mots pour s'exprimer, dit au joueur d'harmonica dont la musique
apporte le pardon et le bonheur dans 1 la maison consternée : « Tu dois avoir
le cœur bon et blanc » (Jean Giono). La musique des primitifs n'est pas
seulement vocale. Ils ont des instruments différents suivant les régions. On en
trouvera l'énumération et la description par Mr Zaborowski, dans la Grande
Encyclopédie (article Musique). Les instruments des peuples civilisés ne sont
que ceux, perfectionnés, des primitifs. La musique fut donc la voix de l'homme
comme de toute la nature avant de devenir l'art des sons. Elle ne se séparait
pas alors, de la poésie et de la danse. Les premiers poètes furent des
chanteurs dans tous les pays du monde, et les premières danses s'accompagnèrent
partout de chansons. Le vers déclamé, la prose littéraire, la danse silencieuse
et hallucinante, ne vinrent qu’après et sortirent d'un art de plus en plus
conventionnel, de mœurs de plus en plus étrangères a la nature. De l’union
intime de la poésie et de la danse avec la musique, de leur commune
participation à l’expression des sentiments humains, naquit le théâtre (voir ce
mot), représentation multipliée de ces sentiments dans le lyrisme collectif.
Mais de bonne heure le théâtre ne traduisit plus la vie que dans des formes
artificieuses où la poésie, la danse et la musique ne trouvèrent plus un libre
épanouissement. La musique devint un art quand l'homme voulut varier les moyens
d'expression du langage musical par l'imitation esthétique des voix de la
nature et des intonations du langage, notamment au moyen des inventions et des
applications de la musique instrumentale. Elle arriva ainsi à être « dans nos
sociétés raffinées quelque chose d’un peu monstrueux », comme l'a dit Mr
Zaborowski, mais ce n'est pas à la musique elle-même qu'on doit attribuer cette
monstruosité, pas plus que la démoralisation de l'humanité reprochée aux arts
en général par J.-J. Rousseau et Tolstoï. L'étroite relation qui lie la musique
à la vraie civilisation fait comprendre pourquoi et comment on la dédaigne dans
la civilisation à l'envers qui sévit actuellement. Le dédain serait toutefois
moins grand sans la méconnaissance qu'on entretient chez ceux qui seraient
susceptibles d’éprouver l'action de la musique. Mais on ignore la place immense
qu'elle a occupée dans l’histoire de l'humanité et qu'elle occupe toujours,
loin du bruit de la foule, dans la retraite méditative et enchantée des âmes.
HISTOIRE DE LA MUSIQUE. - «
La musique commence à prendre dans l'histoire générale la place qui lui est due
», a écrit Romain Rolland au début de son ouvrage : Musiciens d'autrefois. Il a
ajouté: « Chose étrange qu’on ait pu prétendre à donner un aperçu de
l’évolution de l'esprit humain, en négligeant une de ses plus profondes
expressions ». Plus que tous les autres arts, la musique est indicatrice de la
vie générale et mérite d’être connue dans l’influence qu'elle a exercée. Car si
les arts ne fleurissent généralement que dans les temps de paix et de
prospérité, lorsque les peuples goûtent un bien-être et des satisfactions
relatifs, la musique ne cesse en aucun temps d’être l'exutoire des âmes,
d’exprimer la sensibilité humaine. C'est souvent aux époques les plus
calamiteuses qu'elle exerce sa plus grande action, qu'elle est avec le plus de
pathétisme la glande voix de la Miséricorde, qu'elle sonne avec le plus d'éclat
la fanfare de la nouvelle Espérance. R. Rolland, dont l'œuvre sur la musique
est si hautement éclairée de science et si chaudement inspirée d'amour, a
montré les rapports « constants » qui lient la musique aux formes de la société
et les « relations étroites » de son histoire avec celle des autres arts. Loin
d'être séparés par les limites où voudraient les enfermer les théoriciens, les
arts « se pénètrent mutuellement », suivant le temps et les circonstances, l'un
ou l'autre parle parfois pour tous. N'ont-ils pas tous la même source, celle du
cœur et de l'esprit? « La bonne peinture est une musique, une mélodie », disait
Michel Ange. Plus que les autres arts, la musique nous livre « l'expression
toute pure de l’âme, les secrets de la vie intérieure, tout un monde de
passions qui longuement s'amassent et fermentent dans le cœur avant de surgir
au grand jour. Souvent, grâce à sa profondeur et à sa spontanéité, la musique
est le premier indice de tendances qui, plus tard, se traduisent en paroles,
puis en faits ». Ainsi, « la Symphonie héroïque devance de plus de dix ans le
réveil de la nation germanique ». Le geste de Beethoven déchirant sa dédicace
de cette symphonie à Bonaparte lorsqu'il découvrit que celuici n'était « qu'un
empereur », fut celui, dix ans après, de l'Allemagne levée contre le tyran.
Dans certains cas, « la
musique est le seul témoin de toute une vie intérieure, dont rien ne se traduit
au dehors ». Alors que l'histoire ne fait connaître que les sottises
dirigeantes qui firent la déchéance de l'Italie et de l'Allemagne au XVIIème
siècle, l'œuvre de leurs musiciens fait comprendre le relèvement de leurs
peuples aux XVIIIème et XIXème siècles. En Allemagne, cette œuvre accumulait en
silence « les trésors de foi et d'énergie des caractères simples et héroïques...
amassant lentement, opiniâtrement, des réserves de force et de santé morale »,
malgré toutes les misères apportées par la Guerre de Trente ans. En Italie, le
génie qui avait donné tant d’éclat à la Renaissance et semblait épuisé, se
continuait dans la musique et se répandait dans l'Europe entière, attestant «
l'austère grandeur d’âme et la pureté de coeur qui pouvaient se conserver parmi
la frivolité et le dévergondage des cours italiennes ». Dans les temps plus
lointains appelés ceux de la « barbarie », au milieu des dévastations et des
horreurs de toutes sortes qui firent la décomposition de l'Empire romain, « la
passion de la musique rapproche les vainqueurs barbares et les vaincus
gallo-romains ». C'est en pleine époque barbare que naquit, au IVème siècle, le
plain chant, « art aussi parfait, aussi pur, que les créations les plus
accomplies des âges heureux » et qu'il donna, dans les deux siècles suivants,
les chefs-d’œuvre du chant grégorien. Alors que le monde était bouleversé, «
tout respire, dans ces chants, la paix et l'espoir en l'avenir. Une simplicité
pastorale, une sérénité grave et lumineuse des lignes, comme dans un bas-relief
grec ; une poésie libre, pénétrée de nature ; une suavité de cœur infiniment
touchante : voilà cet art sorti de la barbarie et où rien n'est barbare ».
Comment peut-on prétendre écrire l'histoire quand on ignore ce que fut cet
élément si important de la psychologie humaine, la musique, et ce qu'elle
produisit en entretenant « la continuité de la vie sous la mort apparente,
l'éternel renouveau sous la ruine du monde? » R. Rolland, à qui nous avons
emprunté les citations qui précèdent, constate avec raison que la place de la
musique est « infiniment plus considérable qu'on ne le dit d'ordinaire » dans
la suite de l'histoire. Les Grecs, chez qui toutes les formes de la vie étaient
exaltées dans leurs expressions les plus pures, ne pouvaient manquer de faire
une très grande place à la musique. Elle avait pour eux ce sens si
magnifiquement large qu'ils donnaient à la grammaire et dont les limites, dans
le domaine de l'esprit, n’étaient que celles de la nature. Elle englobait tout
ce qui concourait au perfectionnement des rapports humains et à
l'embellissement de la vie. En même temps que l'art des sons, elle comprenait la
poésie, l'éloquence, la danse et toutes les sciences présidées par les Muses.
Le mot muse venait d’un verbe dont le sens était : penser, exalter, désirer.
Mousikè venait de muse et embrassait toute la pensée dans la multiplicité de
ses activités. Tout était musique dans le vaste panthéisme qui faisait l'âme
grecque fondue dans l'harmonie du ciel, de l'air, des couleurs, des formes et
de l'esprit. Elles participaient à la politique par son influence sur les
mœurs. Platon disait qu'on ne pouvait faire de changement dans la musique qui
n'en fût un pour l'Etat, et prétendait que chez les Egyptiens on appelait
musique le règlement des mœurs et des bonnes coutumes. Il faisait dans
l'éducation deux parts, celle du corps (gymnastique),
celle de l’âme (musique). Ignorer la musique était un défaut d'éducation. Son
enseignement était très soigné en raison de son influence morale. On prétendait
qu'elle guérissait de nombreuses maladies. Il n’est pas douteux que sur bien
des malades elle exerce une influence bienfaisante, comme on l’a vérifié de nos
jours, et il est encore moins douteux que beaucoup de choses sont à réapprendre
aujourd'hui sur l’influence physiologique et psychologique de la musique, ce
qu'on réapprendra lorsqu'on voudra bien voir en elle un art supérieur à celui
de tirer le canon. La légende est demeurée que la musique adoucissait les mœurs
rudes des Arcadiens. Les nourrices avaient des chants, les nœnia, dont elles
berçaient les nourrissons. La musique présidait à toutes les circonstances de
la vie antique : naissances, mariages, décès, fêtes particulières et publiques.
Ces dernières étaient souvent des concours où musiciens et chanteurs étaient
couronnés. Le travail, à la ville et à la campagne, s'effectuait avec des
chants. Les nomes accompagnèrent d'abord la promulgation des lois avant de
devenir des poèmes à la gloire d'Apollon. Des hymnes et péans célébrèrent les
dieux. Les dithyrambes en l’honneur de Dionysos furent la première forme de la
musique dramatique. La musique ne tint pas une moins grande place chez les
peuples orientaux. Chez les Egyptiens, et surtout les Assyriens, elle participa
à la pompe des cérémonies. Les monuments de ces peuples ont fréquemment
représenté des troupes d'instrumentistes et de chanteurs accompagnant les
armées en marche ou les cortèges des prêtres et des rois. Leurs instruments de
musique semblent avoir eu plus de puissance que chez les Grecs et les modernes.
On commit celle attribuée aux trompettes des Hébreux qui firent tomber les
murailles de Jéricho. Préférons à cette légende de la barbarie biblique
qu'accompagne le récit du massacre de toute une population, celles grecques,
autrement poétiques, d'Orphée, poète-philosophemusicien, image du « bon berger
», qui charmait de ses chants les animaux, les plantes et les rochers, et
d'Amphion, qui faisait s’élever magiquement les murailles de Thèbes au son de
sa lyre. En Chine, la musique parait avoir eu, jadis, un grand éclat et avoir
été plus parfaite qu’aujourd’hui. Depuis les temps les plus anciens de sa
civilisation, ce pays a eu dans son gouvernement une organisation officielle,
véritable ministère, chargée des choses de la musique et que l'empereur Fou-Hi
aurait fondée en 3.300 ans avant J-C.. Tous les peuples asiatiques ont été
musiciens de bonne heure et paraissent avoir possédé un art musical aujourd’hui
arrêté dans son développement par la décadence de leur civilisation.
L'Indochine a des chanteuses professionnelles. Au Siam, les populations out
conservé l'usage de se réunir pour former es chœurs et chanter en voyageant.
Nous ne savons si, au Japon, l'adaptation aux mœurs européennes, poursuivie
depuis un demi-siècle, a modifié les formes antiques de la musique qui étaient
celles de la Chine. Les Arabes avaient une musique non moins caractéristique
que leur art en général. Elle fut très brillante au temps des califes, mais
elle fut diversement influencée par les différents peuples dont ils firent la conquête.
Par contre, l'Espagne a gardé dans sa musique, comme dans sa langue, ses mœurs
et ses autres arts, leur marque profonde. En Occident, les peuples avaient des
traditions musicales non moins lointaines. Les bardes étaient les musiciens
nordiques ; leurs chants entraînaient les guerriers, célébraient la victoire,
la gloire des héros et animaient la joie populaire. La Gaule avait eu des
écoles publiques de musique bien avant que Charlemagne et les rois Carolingiens
fissent enseigner le chant d'église. Ce n'est pas l'Eglise qui a appris la
musique au peuple, elle l'a reçue de lui. On peut faire remonter le
commencement de l'histoire de la musique dans le monde européen à celui des
temps historiques. On ne possède aucun document musical de ce commencement,
mais il est conté dans les légendes homériques, et il n'est pas plus audacieux
de prétendre que certaines mélodies transmises par la voix populaire nous
viennent du temps de ces légendes que d'affirmer la transmission de certaines
de ses formes poétiques et de certaines danses. Orphée, représenté sous les
traits d’un joueur de cithare, est la première personnification de ce fonds
poétique et musical en même temps que philosophique et religieux. Plus ou moins
mythiques furent aussi les musiciens Amphion, Arion, Linus, Musée, dont les
noms nous sont parvenus. Avec Alcée, Sapho, Archiloque, Alcman, Coltinas,
Tyrtée ct les rapsodes Phémius, Thamyris, Terpandre, la musique reçut ses
premiers perfectionnements techniques. Stésichore, Simonide, Pindare,
Bacchylide, Anacréon, la firent briller d'un éclat aussi vif que celui des
autres arts au siècle de Périclès. Epiménide aurait été l’introducteur du chant
dans les cérémonies religieuses, Thales de Milet, Solon, Platon, Empédocle, et
l'on peut dire tous les philosophes et poètes, furent des musiciens en raison
des principes dont nous avons parlé. On a retrouvé certains textes musicaux de
l'antiquité, mais ils sont indéchiffrables pour notre temps qui n'en possède
pas la clef et cette musique, malgré toutes les affinités que l'antiquité a
transmises au monde moderne, lui est aussi étrangère que celle des Arabes des
Chinois ou des Polynésiens. Les moyens d'expression de la musique antique ne
pouvaient être que des plus simples ; on en était réduit aux voix humaines et à
quelques instruments dont le rôle ne pouvait guère dépasser l'accompagnement du
récitatif ou mélopée. Cette mélopée, dont le genre est aujourd'hui perdu,
était, d'après Aristote dans sa Poétique, une partie essentielle de la tragédie
et consistait dans un chant uni et simple comme le chant grégorien. Au XVIème
siècle, lorsque les Italiens ressuscitèrent la tragédie, les acteurs chantèrent
les vers comme une mélopée, et la tradition se transmit entre eux. Ce ne fut
qu'après Corneille et Racine que l'on se mit à déclamer le vers à la façon
actuelle. Voltaire a comparé la mélopée tragique au récitatif de Lulli. Les
théories musicales des Grecs se transmirent aux Romains avec les autres formes
des arts. Le goût de la musique fut très grand à Rome. Les empereurs, Néron,
Titus, Hadrien, Caracalla, Héliogabale, Sévère, etc..., furent des musiciens,
compositeurs et virtuoses. Les théories gréco-romaines de la musique sont
définies dans une vingtaine de traités allant d'Aristote à l'Ins Boèce (VIème
siècle) en passant par De Architectura, de Vitruve, et le Dialogue sur la
musique, de Plutarque. Ces théories sont restées obscures pour les temps modernes.
Ce qui valut mieux, ce fut la musique elle-même qui se transmit de l'antiquité
au moyen âge par le plain-chant pour donner aux aspirations populaires
l'instrument qui les exprimerait avec tous les élans et les ferveurs de l'âme.
Lorsque l'Eglise, centre intellectuel dominateur de l'époque, s'emparerait du
plain-chant pour servir à ses pompes, il resterait au peuple la chanson (voir ce
mot). C'est elle qui a été son âme. Cette âme a été morte quand elle n'a plus
chanté ; elle a été pis que morte lorsqu'elle s'est laissé flétrir par ce qu’on
appelle la « musique populaire », forme la plus captieuse de l'art populaire
imaginé pour l'abrutissement des foules. La chanson a été la grande expression
lyrique du moyen âge par la réunion de la musique, de la poésie et de la danse.
Ce lyrisme, alors collectif, exprimait toutes les espérances humaines ;
l'individualisme des temps modernes ne l'avait pas encore étouffé. Le peuple
enter avait gardé dans les premiers siècles chrétiens l'habitude des hymnes
latines qui se chantaient aux fêtes religieuses et qui produisirent le
plain-chant. Mais l'amour y tenait la plus grande place. La satire s'y mêla de
bonne heure au point que dès le VIème siècle, les conciles éprouvèrent le
besoin de fulminer contre les licences dont les églises étaient le théâtre. Les
chants satiriques étaient si audacieux que Charlemagne prit la décision de les
interdire, même hors des églises. Les plus anciennes chansons françaises
appartenaient, suivant leur origine ou leur forme, aux genres de la rotruenge
(chanson à refrain, apparemment d'origine celtique), la serventois (venue du
Midi et dont le caractère primitif s'est perdu), l'estrabot (ou strambotto
italienne, estribote espagnole, d'esprit satirique). Plus ou moins sorties de
ces trois genres, et de plus en plus influencées par l'esprit courtois, se
formèrent les chansons d’histoire ou de toile qui furent les premières romances
et, on peut dire, la première forme de la musique dramatique. Elles étaient
chantées par les femmes cousant ou filant, telle Marguerite chantant la chanson
du Roi de Thulé. De même les chansons à personnages ou chansons de mal mariée,
dont le sujet était le mariage et les plaintes des femmes mécontentes de leurs
maris ; l'aube, chant de séparation des amants avertis par l'alouette de
l'arrivée du jour et dont le genre a été immortalisé par Shakespeare dans Roméo
et Juliette ; la pastourelle ou pastorale, chanson villageoise disant
généralement la rencontre d'une bergère et d’un galant, dont le développement
avec d’autres personnages a produit le Jeu de Robin et de Marion, pastorale
d’Adam de la Halle jouée en 1283 ou 1285 devant la cour de Naples, et qui est
considérée comme le premier opéracomique français ; le rondet ou refrain qui
était la chanson de danse dont s’ accompagnait la carole (voir danse). Toutes
ces chansons avaient l’amour pour principal objet. D’un caractère parfois
sérieux et tragique, elles devinrent de plus en plus vives, légères,
satiriques, en même temps que les transformations du langage fournissaient des
moyens d’expression plus variés. Les chansons de danse, en particulier,
sortirent des « fêtes de mai ». Les reverdies chantaient le renouveau du
printemps et les danses qui les accompagnaient ; elles conservèrent un
caractère rituel hérité des anciennes fêtes de Vénus tant qu'elles ne furent
dansées que par des femmes. L'esprit courtois fut apporté dans la chanson par
les troubadours qui furent les premiers musiciens et chanteurs professionnels.
Le résultat de cet esprit courtois fut de faire perdre à la chanson la
spontanéité et autres qualités naturelles de son inspiration, de corriger son
insouciance légère, non que les mœurs fussent devenues d'une moralité plus
haute, mais parce que l'esprit prenait la place du sentiment et que le cœur se
mettait à raisonner. Elégance, raffinement des sentiments et du langage, la
chanson gagna dans la forme ce qu'elle perdit de naturel sous cette influence.
Elle devint, par les transformations des genres populaires : le nouveau rondet
ou rondeau, l'estampie, la ballette, de l'italien balada, d'où sortit la
balade, le lai, d'origine bretonne, le descort provençal, le motet, d’abord
religieux puis de plus en plus profane. Dans les genres dialogués, ce furent la
tenson provençale et le jeuparti du Nord. Enfin, de la serventois naquirent
plusieurs genres de pièces historiques, satiriques, morales et religieuses.
Dans ces transformations de la chanson, la musique suivait, en même temps que
la poésie et la danse, révolution de la société féodale et la montée des
classes aristocratiques et bourgeoises qui se séparaient de plus en plus du
peuple. L'art simple, jailli spontanément du génie populaire, fit place à un
art de plus en plus savant que développèrent les premiers maitres du
contrepoint. L'esprit métaphysique s'y mêla avec toutes les inventions
courtoises dans les œuvres de Gauthier d'Espinan, Blondel de Nesles, Conon de
Béthune, Gace Brulé, Thibaut de Champagne, le châtelain de Coucy, Bernard de
Ventadour, Pierre d’Auvergne et cent autres trouvères et troubadours maitres de
la ménestrandie, puis celles d'Adam de la Balle et surtout de Guillaume de
Machaut, que J. Marnold a appelé « le plus grand musicien et le plus grand
poète de son temps ». On était alors au milieu du XIVème siècle. Une révolution
sociale profonde s’accomplissait qui atteindrait de plus en plus les libertés
communales, la vie populaire, et dessécherait le lyrisme collectif. Des mœurs
nouvelles feraient l'art plus cérébral, plus savant, plus individuel, et la
musique, comme la poésie perdrait ses sources naturelles d'inspiration pour
devenir un art de composition et de technique. Le plain-chant fut la première
musique savante ; il fut à la musique, ce que le latin était au langage et si,
avec certains, il demeura pur, avec le plus grand nombre il devint macaronique
comme ce « pauvre latin » que Rabelais défendait contre ses « écorcheurs ».
D'abord exclusivement mélodique et monodique, comme la musique antique, le
plain-chant s'enrichit de l'harmonie, c'est-à-dire, suivant la définition
d'Isidore de Séville au VIème siècle, d' « une concordance de plusieurs sons et
leur union simultanée », mais il se compliqua aussi d'une polyphonie plus ou
moins barbare. L'invention de l'orgue au Xème siècle, puis celle de la notation
musicale qui fut appelée gamme par Gui d'Arezzo, au XIème siècle, permirent de
rapides progrès qui conduisirent d'abord au déchant, première forme du
contrepoint. Les progrès de l'art musical furent dus en grande partie à des
gens d'église. Au moyen âge, la musique fut enseignée dans les écoles et
pratiquée dans les couvents. Le monastère de Saint-Gall était le centre musical
du monde au IXème siècle. Ses moines composaient de la musique en collaboration
avec le roi Charles le Chauve. Chartres eut, du XIème au XIVème siècle, une
grande école de musique. Il en exista une chaire à l’Université de Toulouse au
XIIIème siècle. Celle de Paris compta parmi ses professeurs les théoriciens les
plus fameux de la musique aux XIIIème et XIVème siècles. La musique était, avec
l'arithmétique, la géométrie et l’astronomie, un des sciences supérieures du
quadrivium qui formait, avec les sciences élémentaires du trivium, le programme
scolastique. A côté des écoles religieuses qui établissaient les premières
routines académiques, les écoles de ménestrandie ou Scholae Mimorum
enseignaient l'art plus libre des trouvères et des troubadours continuateurs
des anciens rapsodes, des scaldes et des bardes. Musique religieuse et musique
profane ne se distinguaient guère. De même que la première musique de la messe
avait été des hymnes antiques consacrés à Vénus, les développements qu'elle
prit avec le plain-chant furent de source populaire comme la vie qui se
manifestait dans l'Eglise. La musique participa d'une façon moins apparente
mais non moins active que les autres arts au magnifique épanouissement de la
période gothique des XIIème et XIIIème siècles. Il y a lieu d'insister sur ce
que cet art était inséparable de la poésie et de la danse nu moyen âge. Le
poète était à la fois bien disant et bien chantant. Alain Chartier disait adieu
à la musique en même temps qu'à la poésie. Charles d'Orléans était aussi bon
musicien que bon poète. Arnoul Gréban, le prolixe auteur d'un Mystère de la
Passion, était organiste à Notre-Darne et il écrivit pour son mystère une œuvre
musicale qui en faisait une sorte d’opéra et d'oratorio, tel que les Sacra
Rappresentazione, drames sacrés italiens. La Renaissance, qui distinguerait le
poète et le musicien, maintiendrait toutefois l'union des deux genres.
Lorsqu'au XIVème siècle Guillaume de Machaut inventa le mode de notation
musicale qui est actuellement employé, l'art du contrepoint était arrivé à sa
forme définitive. De nouveaux instruments multipliaient les moyens d'exécution.
Mais cette époque fut surtout celle de la musique vocale qui devait apporter à
la Renaissance un de ses plus beaux fleurons artistiques, peut-être le plus
beau, en brisant toutes les résistances scolastiques pour répandre, même dans
la musique d’église, le souffle de la vie et les plus pures émotions. On a été
étonné, au XIXème siècle, quand on a découvert cette merveilleuse polyphonie
vocale que le classicisme avait ensevelie sous les pompes solennelles de son
prétendu « bon goût », comme il avait rayé en quelques vers de Malherbe la
littérature du moyen âge. L'histoire, même celle des arts, avait ignoré la
musique, « art inférieur ». Elle avait jugé important d'enseigner au monde
qu'Henri III jouait au bilboquet et à d'autres jeux moins innocents, que
François 1er disait : « souvent femme varie », mais elle ne s'était nullement
intéressée à la place occupée par la musique de la société de leur temps. Ce
fut pourtant l'époque de l'école des musiciens français et flamands,
incomparable par le nombre et la valeur de ses maîtres parmi lesquels furent
Guillaume de Fay, Danstaple, Gilles Binchois, Jean Gekeghem, Obrecht, Joaquin
de Prez, Clément Jannequin, Adrien Villaert, Michelet qui vit dans l’histoire
autre chose que des joueurs de bilboquet et des rois galants, a célébré cet
épanouissement dans le pays wallon du « vieux génie mélodique » qui était alors
« la vraie voix de la France, la voix même de la liberté ». Le XVIème siècle
couronna cette admirable floraison musicale avec l'œuvre de Roland de Lassus. «
Jamais la France ne fut aussi profondément musicienne ; la musique n’était pas
l’apanage d’une classe, mais de toute la nation : noblesse, élite
intellectuelle, bourgeoisie, peuple, église catholique, églises protestantes.
La même surabondance de sève musicale se fit sentir dans l’Angleterre d’Henry
VIII et d’Elisabeth, dans l’Allemagne de Luther, dans la Genève de Calvin, dans
la Rome de Léon X. La musique fut le dernier rameau de la Renaissance, le plus
large peut-être, il couvrit toute l’Europe (R. Rolland).
En France, les poètes de la
Pléiade marièrent la musique et la poésie au point que Ronsard disait : « Sans
la musique, la poésie est presque sans grâce, comme la musique sans la poésie
des vers est inanimée et sans vie ». En Italie, où tous les autres pays avaient
été devancés dans la musique comme dans les autres arts, tous les artistes
étaient musiciens, les Giorgione, Tintoret, Sébastien del Piombo, Titien,
Véronèse, Le Vinci, et de moins célèbres. Tous les arts étaient musique, pour
eux comme pour Michel Ange, et les princes les entretenaient fastueusement ; Le
Tasse fut pour la musique, en Italie, ce que Ronsard fut en France, ce que
Shakespeare fut en Angleterre, ce que Goethe serait en Allemagne, quand il
verrait dans la musique « l’âme de la poésie » et serait « le plus génial des
musiciens » (R. Rolland). Pendant que les sonnets de Ronsard inspiraient les
musiciens Pierre Certon, Claude Goudimel, Clément Jannequin, Pierre Cléreau,
Muret, Cusiétey, Nicolas de la Grotte, Roland de Lassus, Philippe de Monte et
François Regnard, Le Tasse donnait trente-six madrigaux à mettre en musique à
Gesualdo, prince de Venosa, qui avait institué dans sa maison une Académie de
musique. Ce fut à cette époque que naquit la musique dramatique dont nous
parlerons plus loin. Jusque là, il n’y avait eu que la musique de concert
appelée « musique pure », parce qu'elle ne tire ses effets que d’elle-même.
C'est à cette musique pure que la Renaissance eut « la gloire de donner sa
forme définitive et parfaite ». C'est en cela qu'elle fut « l'âge d'or de la
musique polyphonique » (H. Quittard). Palestrina en Italie, Roland de Lassus en
Flandre, apportèrent à cette musque, avec le sentiment de la nature dans lequel
ils furent dépassés par Joaquin de Prez, Vittoria, Jakobus Gallus, une
perfection de style et une beauté de la forme que seuls, selon R. Rolland,
Haendel et Mozart ont égalées dans certaines pages. L'expression musicale état
en puissance dans la chanson populaire transformée successivement en canzone,
ballade villanelle, jeu-parti, madrigal, et avait trouvé une première forme
dramatique dans l'œuvre d'Adam de la Halle. La Renaissance fit se rencontrer
cette expression avec celle de la tragédie antique et il en sortit la tragédie
musicale ou opéra. Tout d'abord on essaya d’accompagner de musique la
déclamation dramatique. Les tentatives de Baïf, de Ducauroy, de Mauduit furent
sans succès, la musique polyphonique du XVIème siècle étant peu favorable à cet
usage, et la mélopée des acteurs demeura la seule expression vraiment musicale
de la tragédie. Les musiciens italiens trouvèrent la solution qui allait
conduire la tragédie à l’opéra et au prodigieux succès qui en fit la forme la
plus brillante, sinon la plus parfaite, de l’expression musicale aux époques du
classicisme et surtout du romantisme, malgré les développements et les hauteurs
qu'atteignit la musique de concert à partir du XVIIIème siècle. Les musiciens
florentins qui créèrent l'opéra : Caccini, Peri, Emilio del Cavalieri, Vincenzo
Galiéi, etc., recoururent à la mélodie et au chant à une voix seule suivie et
soutenue par les instruments. Déjà, en 1474, le poète Politien et le musicien
Germi avaient commencé en composant un Orfeo, dont le succès avait été éclatant
à Mantoue. En 1486, une Dafné, de Gian Pietro della Viola, avait suivi. Ces
auteurs s'étaient inspirés eux-mêmes des Sacra Rappresentazione, spectacles
populaires religieux qui étaient des mystères avec musique. D'abord mimés, ces
mystères avaient formé ensuite de véritables spectacles d’opéra avec paroles
déclamées et chantées, soli, chœurs, orchestre, danses, costumes et mise en
scène à laquelle les plus grands artistes du temps n'avaient pas dédaigné
d'employer leur talent : Brunelleschi, Raphaël, Léonard de Vinci, et d'antres.
Toutes les formes de la chanson et de la danse populaires participaient aux
Sacra Rappresentazione et sont à l'origine de l'opéra, du ballet, et des deux
réunis. Les premiers véritables opéras sont de la fin du XVIème siècle et du
commencement du XVIIème. Les musiciens, particulièrement Monteverde, étaient
arrivés alors, par les progrès apportés dans l'harmonie, à atteindre une
expression que la musique moderne n'a guère dépassée. L'œuvre du Tasse fournit
à leur inspiration de nombreux poèmes. La premier opéra, joué à Paris fut
l’Orfeo, de Luigi Rossi, au théâtre du Palais Royal, le 2 mars 1647. Il fut
interprété par là troupe italienne des Barberini, attirée en France par Mazarin
et qui avait eu le plus grand succès dans de nombreux concerts. Une très vive
opposition de l'Eglise s'étant manifestée contre les nouveaux spectacles
apportés par les Italiens, l'opéra, malgré sa réussite, dut attendre pour
commencer sa véritable carrière jusqu'en 1654. On joua alors le Triomphe de
l’Amour, de Michel de la Guerre et de Charles de Beys, puis la Pastorale, de
Perrin et Cambert (1659), le Serse, de Cavalli (1660). En 1671, la Pomone, de
Cambert, inaugura l'Académie d'opéra. Le nouveau genre de spectacle, auquel le
ballet ajouterait sa somptuosité quand il passerait du théâtre de la cour à
celui de la ville, allait avoir en France un succès grandissant en même temps
qu'il se perfectionnerait. Lulli, en particulier, en serait l’animateur sous le
règne de Louis XIV. Il se dégagerait de l'influence italienne avec les
musiciens français Cambert, Campra, et surtout Rameau qui a donné, avec Gluck
et Mozart, ses chefs-d'œuvre définitifs à l'opéra du XVIIIème siècle. Mais
avant que leur valeur fût reconnue, ils eurent longuement à lutter contre
l'influence italienne des Paisiello, Sadi, Cimarosa, Sacchini, Salieri,
Piccini. La querelle des gluckistes et des piccinistes passionna la cour de
Versailles au temps de Marie Antoinette. Ils convient de ne pas oublier, parmi
les musiciens qui s'illustrèrent dans l'opéra au XVIIIème siècle, un des
compositeurs les plus grands et les plus féconds, Haendel. Allemand et peu
connu alors en France, il composa une cinquantaine d'opéras, de caractère
italien pour la plupart, qui furent joués surtout en Angleterre où il s’était
établi. Mais la véritable gloire d'Haendel fut dans ses oratorios. A côté de
l'opéra proprement dit s’était formé l'opéra buffa, où la verve italienne
excellait. Il se mêla en France aux différents genres exploités par le Théâtre
de la Foire (voir Théâtre), vaudevilles à couplets, comédies à ariettes,
parodies d'opéras, plus ou moins agrémentés de jongleries, de pantomimes et de
danses. Tout cela donna naissance à l'opéra comique. Le genre fut appelé bien
improprement « éminemment français », car ses chefs-d'œuvre, la Serva Padrone,
les Noces de Figaro, le Barbier de Séville, le Mariage secret, sont de
musiciens étrangers : Pergolèse, Mozart, Rossini ct Cimarosa. L'opéra comique
français n'a fourni que des comédies trop mauvaises pour être représentées sans
musique, et sa musique est des plus médiocres, très souvent inférieure à celle
de l’opérette dont le genre, moins prétentieux, a plus de verve et de gaieté.
Mais l' opéra comique convenait remarquablement à la distraction des bons
bourgeois qui ne demandaient à la musique que le « plaisir de l'oreille » ;
aussi eut-il un succès considérable pendant plus de cent ans. Il eut même deux
théâtres à Paris, à la fin du XVIIIème siècle, dans les salles Feydeau et
Favart. Son répertoire était abondamment pourvu par une foule de musiciens dont
les plus connus furent Duni, Philidor, Monsigny, Laruette, créateurs du genre,
puis Grétry, Dalayrac, Nicolo, Méhul, Lesueur, Boieldieu, Hérold, Auber,
Halévy, A. Adam, Maillart, Meyerbeer, Flotow, Massé, A. Thomas, et plusieurs
parmi les contemporains. Gluck, en renouvelant l'antiquité musicale par des
moyens modernes où s’étaient essayés déjà Carissimi et Métastase, Mozart, en
mettant dans les formes italiennes de son Don Giovani les accents les plus
profonds des pulsions humaines, avaient ouvert la voie à l'opéra romantique.
Beethoven en produisait le premier chef-d'œuvre, Fidelio, en 1822, et Weber en
donnait le modèle définitif dans Freychutz, en 1823. Auber, Meyerbeer, Halévy
suivirent à des degrés de valeur bien différents la voie de Weber. Ils furent
continués par F. David, Gounod, Reyer, Saint Saëns, Massenet, qui s'adaptèrent
avec plus ou moins de bonheur à la « musique de l’avenir » dont Berlioz et
Wagner furent les deux protagonistes. En même temps, l'opéra italien continuait
sa brillante carrière avec Spontini, Rossini, Bellini, Mercadante, Donizetti,
Verdi, pour échouer, depuis trente ans, dans ce lamentable vérisme où il
patauge toujours, encouragé par un succès de mauvais aloi. Les Sacra
Rappresentazione, ou mystères, qui avaient (donné naissance à l'opéra profane,
se continuèrent durant un certain temps dans l'oratorio. Il fut à l'origine un
opéra religieux avec chant, chœurs, orchestre, danse, et toutes les attractions
du costume et du décor. Le nom de ce spectacle, « oratorio », lui vient de
l'église de l'Oratoire où les Oratoriens l'organisèrent au XVIème siècle, sous
l'impulsion du fondateur de leur ordre, Philippe de Néri, pour attirer les
fidèles. Le genre se développa au XVIIème siècle, en Italie, et son premier
grand compositeur tut Carissimi, auteur de nombreux ouvrages dont les sujets
furent puisés dans la Bible ; mais ce fut Haendel qui lui fit atteindre sa plus
complète expression dans la grandeur de la pensée et la beauté de la forme.
Haendel était physiquement un géant, il le fut aussi comme artiste. Il lui
fallut une force et une Énergie extraordinaires pour triompher dans la lutte
qu'il soutint en Angleterre où l'on fit de lui un dieu a près l’avoir abreuvé
d'avanies. L'oratorio prit avec lui les proportions des grandes œuvres
dramatiques et cessa d'être un spectacle ; il devint de la musique pure
exécutée au concert. Son intérêt, dépouillé du mouvement et de la décoration
scéniques, n'exista plus que dans la musique et l'interprétation des chanteurs
et des instrumentistes. Haendel composa une vingtaine d’oratorios, véritables
cathédrales de l'architecture musicale, tant par la majesté et l’harmonie de
leurs proportions que par la beauté de leurs lignes et de leur expression.
Israël en Egypte, le Messie, Samson., Joseph, Judas Macchabée sont les plus
connus. Dans le même temps qu’Haendel, J. S. Bach composait la Passion selon
Saint Mathieu, la Passion selon Saint Jean, une Nativité et l’oratorio de
Pâques. L'oratorio devint l’élément le plus important des grands concerts
appelés « spirituels » donnés dans les églises ou les salles de concert plus
ordinaires, et de nombreux musiciens en écrivirent. Haydn produisit sa création
; Beethoven, le Christ au Mont des Oliviers. Le genre avait été continué en
Italie par Jomelli, Scarlatti, Salieri, Sacchini, Cimarosa. Il fut traité en
France par MondonvilIe, Rigal, Cambini, Gossec, Berton, Lesueur et, en
Allemagne, par Mendelssohn, Spohr, Hiller, Himmel, Kiel. Berlioz composa
l'Enfance du Christ, Félicien David, Moïse au Sinaï et l’Eden, Gounod,
Rédemption et Mors et Vita ; César Franck, Ruth, Rédemption, les Béatitudes ;
Paladhile, les Saintes Maries de la Mer ; G. Pierné, Saint François d’Assise.
D'autres encore, jusqu'aux Œuvres récentes d'Honegger, le Roi David et Judith
illustrèrent le genre. La musique de concert, développée depuis le XVIIIème
siècle dans les formes instrumentales, fut longtemps de la musique vocale pure.
Les gréco-latins de la dernière période avaient connu une musique de concert
indépendante de la voix humaine, et jouée dans des salles appelées odéons par
des instrumentistes plus ou moins nombreux. Mais c'est de la chanson que sortit
le concert d’oreille. Les premiers furent en Italie ceux de la musica da samera
ou musique d'ensemble uniquement vocale, sans accompagnement instrumental. La
Renaissance fut la grande époque de cette musique avec les madrigaux des
Palestrina, Marcuzio, Monteverde, Ge produisit la cantate. Elle fut introduite
en France à l'occasion des concerts de musica da camera que Mazarin y fit
donner par la troupe de musiciens venue de Rome et dont la célèbre chanteuse,
Léonore Baroni, était la grande virtuose. R. Rolland a le premier raconté les
origines de la cantate qui sont du XVIIème siècle. Elle naquit de
l’introduction dans le madrigal du chant solo et de son développement
grandissant aux dépens du chant polyphonique. Elle suivit ainsi la même phase
que l'opéra, ce qui explique la communauté de leur création par les mêmes musiciens,
Manelli, Ferrari, les frères Mazzochi, Monteverde dont le combat de Tancrède et
de Clorinde, chanté dès 1624 à Venise, est une vraie cantate. Après 1649, ce
genre pris un développement rapide, grâce surtout à Carissimi. L'un des
premiers, il introduisit dans la cantate l’accompagnement du clavecin et
l'alternance de cet instrument avec les voix. Mais l'intérêt musical n'était
toujours que dans la voix qui conservait la prédominance. Il se déplacerait de
plus en plus par la suite en suivant le progrès instrumental. Pergolèse
ajouterait des violons à l’accompagnement du clavecin, puis la cantate de plus
en plus développée avec de nombreux soli, chœurs et orchestre deviendrait à la
musique profane ce que l'oratorio serait à la musique religieuse. Ils seraient
même souvent confondus. C'est particulièrement dans la cantate que la musique
mondaine, aristocratique, trouva sa forme. Réservée aux concerts de la musica
da camera qui se donnaient dans les salons et dans l'intimité d’auditoires
composés des princes et de leurs familiers, elle devait surtout refléter les
conventions de cette société spéciale, les apparences brillantes et
superficielles du « bon goût » et du « bel esprit ». Elle se perfectionna pour
cela dans la technique musicale, mais elle perdit la vérité dramatique qu’elle
avait d'abord exprimée et, dès Carissimi, si elle fut un chef-d'œuvre de
construction et d'élégance musicale, elle s'égara de plus en plus dans la
fadeur sentimentale. Elle trouva alors son plus brillant écrivain dans J.-B.
Rousseau qui fut le poète le plus dépourvu de vérité dans les sentiments.
Carissimi, Rossi, Cesti furent au classicisme musical ce que furent Voiture et
Chapelain au classicisme littéraire. Monteverde et Cavalli, qui conservèrent à
la musique le sentiment de la vie, en furent le Molière et le La Fontaine.
Après Carissimi, les plus célèbres auteurs de cantates furent Stradella, dans
le même siècle, puis, au XVIIIème, Scarlatti qui fit prendre au genre sa forme
classique définitive, Pergolèse, Metastase, poètemusiciens français de la fin
du XVIIème siècle et ceux du XVIIIème : Campra, Colasse, Clérembault dont
l'Orphée eut un succès considérable, Mouret, Bernier, Montéclair, Rameau, Colin
de Blamont, donnèrent à la cantate toute sa majesté classique. J.-S. Bach et
Haendel firent sortir la cantate des salons ; ils en composèrent de religieuses
et leur donnèrent les développements symphoniques qui les feraient confondre
avec l'oratorio. La Fête d'Alexandre de Haendel, les Saisons, de Haydn, sont
souvent considérées comme des oratorios. Mozart composa plusieurs cantates.
Beethoven donna dans ce genre Adélaïde et Armide. L'inspiration abondante de Méhul
trouva un plus heureux emploi dans la cantate que dans l'opéra. La Révolution
favorisa le genre. Les hymnes dont elle fit le sujet furent de véritables
cantates exécutées avec soli, chœurs et orchestre dans les théâtres et dans les
fêtes publiques. Certains de ces hymnes étaient joués à chaque représentation
théâtrale. Un arrêté du Directoire du 4 janvier 1796 prescrivait « à tous les
directeurs, entrepreneurs et propriétaires des spectacles de Paris, sous leur
responsabilité individuelle, de faire jouer chaque jour, par leur orchestre,
avant la levée de la toile, les airs chéris des Républicains, tels que la
Marseillaise, Ça ira, Veillons au salut de l'Empire, Le Chant du Départ ». Les
principales cantates révolutionnaires furent : l'Hymne pour le 14 juillet, de
Chénier et Gossec, l'Hymne à l’Etre suprême, de Désorgues et Gossec, l’hymne à
la République pour le 1er vendémiaire, musique de Jadin, le Chant de victoire,
de Méhul, l'Hymne pour la fête de la jeunesse, de Cheru Chant du 10 août, de
Catel, l'Hymne pour la fête de l’agriculture, de Lesueur, l'Hymne pour la fête
de la vieillesse, de Lesueur, le Chant du 1er vendémiaire, de Chénier et
Martini, l'Hymne du 20 prairial, de Gossec, l'Hymne à la Nature, de Gossec,
l’Hymne du18 fructidor, l’hymne à la Raison, l’Hymne pour la fête des Epoux, le
Chant funèbre, tous quatre de Méhul, l’Hymne à la statue de la Liberté, de
Gossec, l’Hymne funèbre du général Hoche, de Cherubini, l’Hymne à la Liberté,
de Gossec, le Chant de Vengeance, de Rouget de l'Isle, etc... Depuis la
Révolution, la cantate, complètement délaissée comme musique de chambre, est
devenue un genre de plus en plus froid et ennuyeux. Réservé à des cérémonies
officielles et aux concours du Prix de Rome. En Allemagne, la chanson transmit
son caractère populaire au choral. Il fut le chant de la Réforme et, autant que
celui de la nouvelle religion, le chant de guerre des paysans révoltés. C'est
dans la bouche de ces paysans qu'il prit toute son ampleur en s'élevant vers un
Dieu libérateur au-dessus de toutes les églises. Le « rempart qu'est notre Dieu
» du choral de Luther fut chanté par le peuple, autant contre ses persécuteurs
protestants que catholiques. Luther avait compris la valeur éducative de la
musique, sa puissance d'entraînement et d'enthousiasme sur les foules ; il
savait qu'elle ferait plus pour la Réforme que toutes les prédications. Il la
voyait « apparentée à la théologie ». Il avait constaté que dans la Bible « la
vérité s'échappe en psaumes et en hymnes ». Il n’était pas comme les
Anabaptistes anglais qui voulaient détruire tous les arts. Il disait de la
musique : « Qui la connaît est de bonne race. Ceux qu'elle n’affecte pas, je
les prise autant que cailloux, autant que billes de bois ». Il voulait qu'on y
exerçât la jeunesse et repoussait le maître d'école qui ne saurait pas chanter,
les ministres qui n'auraient pas appris à s'appliquer de leur mieux à la
musique (Elie Reclus, La doctrine de Luther). Les premiers chorals furent des
airs populaires adaptés à des paroles religieuses, comme il s'était produit
pour les chants d'église ; mais alors que ceux-ci, composés sur des paroles
latines incompréhensibles au peuple et de plus en plus enveloppés de formules
rituelles, avaient été peu a peu réservés au culte, le choral, chanté dans le
langage vulgaire fut le chant populaire par excellence. Il le demeura tant
qu’il exprima les espoirs révolutionnaires et soutint la lutte pour la liberté.
Quand le peuple fut vaincu et la liberté jugulée une nouvelle fois, le choral
privé de l’enthousiasme populaire se momifia dans les temples avec les formules
d'un protestantisme qui ne protestait plus et faisait de Dieu le rempart des
riches. En France, le choral ne fut qu'aristocratiquement représenté par les
Psaumes, traduits par Clément Marot, Th. de Bèze, et mis en musique par Claude
Goudimel. Mais, en Allemagne, il exprima le caractère et l’âme du peuple tout
entier. Après l'échec révolutionnaire, il prit des formes nouvelles. De la
première, uniquement mélodique et qui resta dans l'église comme le plain-chant,
il passa à toutes celles de l’harmonie. L'activité des musiciens allemands et
leurs recherches d’une expression incessamment renouvelée, ouvrirent le champ
du plus grand progrès musical qui se fît dans les XVIIème et XVIIIème siècles
et qui est la plus belle gloire de l’Allemagne. Il semblait que les ultimes
hauteurs avaient été atteintes avec les chefs-d’œuvre, d'ailleurs toujours indépassés,
de la polyphonie vocale souveraine jusque là. La musique instrumentale allait
s'élever aussi haut en même temps qu'elle multiplierait l'infini les moyens
d'expression au point qu'elle ne cesserait pas d'en découvrir de nouveaux
encore aujourd'hui. Si l'homme a inventé depuis très longtemps des instruments
de musique, il y a à peine trois siècles qu’il existe une musique instrumentale
ayant une vie propre, indépendante de la musique vocale. Les instruments
sonores avaient été cherchés par l'homme pour imiter les voix de la nature et
donner plus de puissance à la sienne. Ils servirent ensuite à accompagner le
chant humain pour multiplier et varier ses effets, mais tout en restant
étroitement sous sa dépendance. La forme antique de cet accompagnement était la
mélopée, du nom que les Grecs donnaient aux règles générales de l’harmonie, du
chant et de la déclamation. Dans les temps modernes, la mélopée fut la notation
de la déclamation, puis la première forme du récitatif tant qu'il ne fut pas
accompagné d’un véritable orchestre et qu'il conserva le caractère régulier de
la déclamation. Les récitatifs des œuvres d’Haendel, Mozart, Gluck, Méhul,
Bellini, sont les formes les plus parfaites de la mélopée moderne.
Elle disparut, ou ne fut
plus qu’un archaïsme, lorsque le drame lyrique donna à l'orchestre une vie
mélodique parallèle à celle du chant vocal, ou dominante, en faisant passer le
drame dans l’orchestre et en ne considérant plus la voix que comme une partie
fondue dans l'ensemble orchestral. Ce furent Haendel et Bach qui apportèrent à
la musique instrumentale une vie propre, indépendante de la musique vocale. Les
organistes de la fin du XVIème siècle et du commencement du XVIIème s'étaient
inspirés des progrès de la polyphonie vocale de leur temps. Quand la musique
instrumentale voulut chanter elle-même sans le concours de la voix ou
parallèlement à elle, la mélodie lui en fournit les moyens en lui donnant une
expression indépendante. Le chant fut à l’orchestre comme chez les chanteurs ;
la musique n'avait plus besoin de la voix humaine pour chanter. Les premiers
progrès dans cette direction furent dus à l'italien Fuscobaldi, aux français
Chambonnières et Couperin, aux allemands Froberger et Buxtehude. Ce fut l'œuvre
du XVIIème siècle de préparer la musique instrumentale, tant dans son
expression que dans sa technique ; la révolution de Haendel et de Bach
l’élèverait aux hauteurs atteintes par la musique vocale et lui ouvrirait un
champ illimité. Haendel et Bach furent les véritables initiateurs de la musique
moderne. Le plus merveilleux de la révolution qu'ils déterminèrent fut dans
l'incroyable multiplication des genres de la musique purement instrumentale, au
point que l’imposant ensemble des chefs-d’œuvre de Bach contient toute la
musique ; « son évolution moderne était terminée dès 1750 » (H. Quittard).
Devenue capable de vivre sur son propre fonds, d’avoir son existence et son
expression propres, la musique instrumentale eut devant elle les perspectives
sans limites de la musique de chambre, succédant à la musica da camera, puis
celles de la fugue à laquelle Bach apporta une étonnante virtuosité, enfin,
celles de la symphonie. La fugue permettrait de varier les thèmes ; la
symphonie introduirait une variété encore plus grande de développement et
d'expression en même temps que d’utilisation des instruments. La musique de
chambre avait commencé sa carrière dans l'accompagnement du madrigal et de la
cantate ; elle se libéra complètement de la voix avec la sonate, le concerto,
le trio, le quatuor et autres pièces uniquement instrumentales. La sonate,
composition pour piano seul ou pour deux instruments, était, en Italie,
d'église on de chambre. Celle de chambre était une suite de morceaux de danses.
Elle prit un autre caractère en Allemagne où Ph.-Emmanuel Bach lui donna la
division en trois parties qu’elle a gardée. Le caractère de la sonate se
retrouve avec plus de variété dans le trio, le quatuor, le quintette et autres
œuvres pour instruments plus ou moins nombreux, arrivant à former de petites
symphonies, tels le septuor, de Beethoven, la Sérénade nocturne pour huit
instruments, de Mozart, la Rhapsodie pour six instruments, d'Honegger, l’Aubade
pour piano accompagné de dix-huit instruments, de Francis Poulenc. Le concerto
était d'abord la symphonie de trois instruments prépondérants que d’autres
accompagnaient : il est devenu la symphonie de tout un orchestre joint à un
instrument solo. Haendel et J.-S. Bach furent grands dans tous les genres de la
musique de chambre, puis Haydn et Mozart ; mais Beethoven l'éleva aux hauteurs
les plus sublimes de la musique, dans ces régions où « elle se tient si haut
qu’aucune raison ne peut siéger à ses côtés, où elle produit des effets qui
dominent tout et dont personne n'est en état de rendre compte » (Gœthe). La
symphonie occupa au concert une place prépondérante à partir de Haydn qui en
fut appelé « le père » et en donna, dans la forme, les plus parfaits modèles.
Il en a composé un grand nombre dont on ne joue plus, à grand tort, que
quelques-unes, toujours les mêmes. La symphonie de Haydn est le type classique
du genre par la science du développement des idées et de la richesse des
effets. Au point de vue des sentiments, elle a la sécheresse de la période
classique. Mozart mit dans la symphonie une émotion bien supérieure, mais sa technique
est peut-être moins impeccable. Il possédait la puissance et le sentiment
dramatiques qui manquaient à Haydn et qui rendent son théâtre si émouvant. Il
annonça cette humanité qui remplit l’œuvre de Beethoven dont la sincérité, le
don fougueux de soi, l’amour de la ature et des hommes, rompirent avec les
conventions du classicisme. Beethoven fut un novateur, tant dans l’esprit que
dans la forme, un hérétique et un révolté que le monde musical officiel mit un
siècle à comprendre et à adopter. Aujourd’hui, on le dit dépassé! Ceux qui
émettent cette opinion sont de la même école que ceux qui lui reprochaient ses
audaces. Comme Rousseau en sociologie, Beethoven demeure l’éternel précurseur
dont la pensée est toujours jeune parce qu’elle est l’éternelle expression de
l’âme humaine délivrée des conventions fausses et hypocrites. En France, on ne
commença à découvrir Beethoven que vers 1830, grâce au mouvement romantique qui
recherchait ses affinités dans toutes les branches de l’art. Le romantisme de
Beethoven rejoignait un Michel Ange et un Shakespeare par-delà toutes les
formules, et il n'y eut guère alors qu'un Berlioz pour le comprendre et le
sentir profondément. Un faux esprit, celui d’un romantisme de façade et de
parade qui faisait la vogue de l'opéra, entretenait cette incompréhension dont
subirent les effets Weber lui-même, malgré ses succès, et davantage encore
Schumann et Schubert, puis, malgré leur caractère plus français, Berlioz, César
Franck et tous ceux dont l'art a été de sensibilité profonde plus que d’éclat
superficiel. Car le romantisme français ne fut pas musical. La musique pure,
c’est à dire la musique de chambre et la symphonie qui n'étaient pas de
caractère dramatique, n'existèrent pas en France jusqu’au moment où la musique
instrumentale s'imposa à côté du bel canto, c'est-à-dire jusqu'à l'avènement de
ce qu’on a appelé « la musique de l'avenir ». On commença alors à comprendre
Beethoven, et avec lui Schuman, Schubert et toute l'œuvre symphonique ; mais
aujourd’hui encore, auprès du « grand public », un « air de bravoure » couronné
d’un ut de poitrine, des vocalises apprises à ce que Berlioz appelait « l'école
du petit chien », ou un concerto avec des acrobaties sur la chanterelle ou le
clavier, l'emportent toujours sur la plus émouvante pensée exprimée par une
sonate ou une symphonie. Il est des gens qui ont eu besoin de passer par
Wagner, de subir sa discipline les obligeant à écouter l'orchestre, pour
écouter et comprendre Beethoven. Haydn et Mozart ont créé 1'orchestre moderne,
donnant ainsi à la musique son moyen d’expression le plus étendu. Beethoven lui
a apporté la liberté sans rivages, celle de la pensée et celle de l'art. Les
énormes masses orchestrales qui ont été réunies après eux, les variétés
infinies des rythmes et des timbres inventées depuis, n'ont le plus souvent
servi qu'à masquer le vide d'une véritable pensée musicale, à créer un «
dynamisme » factice ; elles ont pu multiplier les moyens et la puissance de
l'expression, elles ne l'ont pas rendue plus parfaite que l'orchestre réduit
d'Haydn et de Mozart, plus émouvante et plus humaine qu'une sonate de
Beethoven.
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