mardi 6 décembre 2022

Mémoires de filles. De Annie Ernaux

 "Cet été-là, ils ont été aussi des milliers de soldats du contingent à partir en Algérie pour ramener l’ordre, souvent loin de chez eux pour la première fois. Ils ont écrit des dizaines de lettres où ils racontaient la chaleur, le djebel, les douars, les Arabes illettrés qui ne parlaient pas français après cent ans d’occupation. Ils ont envoyé des photos d’eux en short, rigolards, avec des copains, dans un paysage sec et rocheux. Ils ressemblaient à des scouts en expédition, on les aurait crus en vacances. Les filles ne leur demandaient rien, comme si les « engagements » et les « embuscades » relatés dans les journaux et à la radio en concernaient d’autres qu’eux. Elles trouvaient naturel qu’ils fassent leur devoir de garçons et que, comme le bruit en courait, il leur faille une chèvre au piquet pour leurs besoins physiques. Ils sont venus en permission, ont rapporté des colliers, des mains de fatma et un plateau de cuivre, sont repartis. Ils ont chanté « Le jour où la quille viendra » sur l’air de la chanson de Bécaud Le jour où la pluie viendra. Ils sont enfin rentrés chez eux aux quatre coins de la France, obligés de se faire d’autres copains qui n’étaient pas allés dans le bled, ne parlaient ni de fellouzes ni de crouillats, qui étaient des puceaux de la guerre. Eux étaient déphasés, mutiques. Ils ne savaient pas si ce qu’ils avaient fait était bien ou mal, s’ils devaient en éprouver de la fierté ou de la honte."

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