mercredi 28 décembre 2022

MOUVEMENT SOCIAL part I encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


La définition exacte de cette locution : « Mouvement social » est assez délicate et imprécise. Dans son sens complet, elle signifie tout ce qui comporte un changement, une transformation, une évolution ou une révolution dans la constitution de la société, ainsi que l'activité des classes ouvrières... Il embrasse donc toute la vie sociale dans ses multiples formes, ses nombreux organismes, et ses perpétuelles transformations.

Le déterminisme est aussi vrai sur le terrain social que dans tous les autres domaines des connaissances humaines. Une découverte scientifique mise en pratique industriellement, une machine inventée, une nouvelle méthode de travail, ont des répercussions (plus ou moins étendues et profondes suivant leur importance) sur la vie économique, et par contre-coup sur les modalités et la constitution des organismes sociaux et sur les conditions d'existence des populations.

La découverte ou la mise en exploitation de nouveaux territoires ou de nouvelles richesses minières, provoquant la naissance, en certains pays, d'une agriculture, d'une industrie, d'un commerce, entraine des modifications dans les positions économiques, commerciales, financières et autres des peuples. Elle pose de nouveaux problèmes sociaux et transforme les anciens.

La formations de groupements financiers : trusts, cartels consortiums, organisations capitalistes, aussi bien que la création de groupements ouvriers (syndicaux, coopératifs ou autres), ont pour résultat de déterminer dans la société de nouveaux courants, et de créer une nouvelle situation sociale.

Les systèmes de gouvernement et d'administration publique, la forme des gouvernements, la constitution et la transformation des patries, etc., tout ce qui, dans un régime, ébranle des mouvements regardés comme proprement politiques, ont aussi avec le social, des rapports plus ou moins étroits. Ils peuvent le faire dévier, le pousser dans telle ou telle autre voie, le réfréner ou l'accentuer.

Les croyances religieuses, politiques, philosophiques et autres ont également une portée considérable sur la vie sociale. Sous l'emprise d'une religion, un peuple ne se comportera pas comme une population en grande partie libre-penseuse, même si les conditions économiques sont les mêmes. Parmi les fondements des sociétés, les bases psychologiques (croyances, préjugés, traditions, etc.) tiennent une place de premier plan. Et cela explique les fortes dépenses consenties par les castes régnantes et exploitantes pour maintenir les castes pauvres dans un état d'esprit propre à conserver leur règne. Les grandes secousses sociales ont toujours été précédées d'une lutte idéologique acharnée. Voltaire, J,-J. Rousseau, les Encyclopédistes ont préparé la révolution française de 1789.

C'est une erreur profonde des purs marxistes de croire que comptent seules les formes économiques, malgré leur importance, peut-être primordiale. Méconnaître les conditions psychologiques est une grande faute qui peut aboutir à de graves mécomptes. L'évolution des méthodes de production a été formidable durant ces cinquante dernières années ; le rendement du travail a été intensifié dans des proportions colossales, mais la constitution de la société n'a point accompagné cette transformation, parce qu'il a manqué une évolution morale correspondante, parce que les populations ouvrières demeurent imbues des vieux préjugés de hiérarchie, de soumission, d'infériorité.

L'exemple de la Russie nous a montré qu'il ne suffit point, à la faveur d'événement favorables, de se rendre maître de l'organisation politique et de commander aux rouages économiques d'un pays. Tant qu'une mentalité nouvelle ne s'y est pas développée, il est impossible d'y instaurer – profondément et durablement – un régime social nouveau. Les ambitions de ceux d'en-haut, la résignation séculaire de ceux d'en-bas, tendent à ramener rapidement, après la secousse, à leur position première, les formes sociales qu'on a voulu et cru abolir.

En résumé, le mouvement social – l'expression étant prise dans son sens le plus large, – est un inextricable amalgame de toutes les forces morales, politiques, religieuses de toutes les transformations techniques dans le domaine de la production, des échanges, des transports, etc., de toutes les constitutions de groupements et d'organismes économiques, corporatifs, financiers, coopératifs et autres. La vie sociale est en perpétuel mouvement.

Il est cependant assez aisé de reconnaître, au sein des multiples courants sociaux qui agitent actuellement la société humaine, une poussée qui s'affirme sous des formes diverses, mais suivant une ligne générale, prépondérante sur toutes les autres formes d'organisation : c'est l'orientation vers l'entente toujours plus libre.

Jusqu'à présent, et davantage en remontant dans le passé, la solidarité sociale a été plus imposée que voulue. Si toutefois l'on peut appeler solidarité sociale des relations entre maître et esclave, chef et subordonné, patron et salarié, qui ont jusqu'ici été les seules formes du contrat social. Ces relations, basées sur l'autorité d'en haut et la soumission d'en bas, l'opulence des supérieurs et la misère des inférieurs, n'ont pu être maintenues dans leur injustice que par l'empoisonnement des esprits, l'ignorance des masses, par la violence des chefs et de l'État et par l'institution de la discipline sociale, sous la forme de lois, de codes et d'institutions policières, administratives et judiciaires coordonnées en vue de faire respecter les dites lois œuvre des maitres. L'injustice, le privilège, la hiérarchie, l'inégalité, l'autorité imposée par la violence brutale ou méthodique, telles sont les bases du contrat social actuel.

Néanmoins, nous l'avons dit, se dessine, caractéristique, la tendance à l'association, plus ou moins imprégnée d'esprit égalitaire et aspirant vers la liberté. Dans tous les domaines de l'activité humaine, des groupements divers se fondent, se développent et prospèrent. Ce sont, dans les campagnes, les syndicats et coopératives agricoles, qui permettent aux petits cultivateurs de se libérer de certaines exploitations et de profiter des méthodes modernes de la technique. C'est, dans l'industrie, la formation de syndicats corporatifs ouvriers, de syndicats patronaux, de trusts, cartels et autres coalitions capitalistes. C'est la création de nombreuses coopératives de consommation, de production, de transports, d'électrification, etc., etc. C'est la vitalité d'innombrable associations artistiques, scientifiques, littéraires, sportives, touristiques, etc. Ce sont des ligues de défense d'usagers pour la protection de certains intérêts, des ligues pour la propagande ou pour des projets. C'est la mutualité par en bas, l'assurance par en haut. Certes toutes ces formes de groupement laissent bien à désirer. La mentalité ambiante les pénètre. Beaucoup n'ont en vue que le lucre, les bénéfices accrus, la sauvegarde d'avantages particuliers. L'ambition, l'arrivisme, la hiérarchie les vicient et les divisent bien souvent. Mais le fait principal, c'est que ces groupements ne sont pas imposés, les adhérents y entrent et en sortent avec une relative facilité. Ils peuvent, plus ou moins, y exprimer leurs opinions...

Cette propension actuelle à l'association relativement libre est, en un sens, représentative de notre époque ; elle se développe continuellement, conquiert tous les champs où se meuvent les humains et gagne toutes les classes. Au point de vue pratique, malgré ses déviations, son esprit, ses imperfections, elle apporte à ses membres des satisfactions appréciées. Elle a l'avenir devant elle, et tout indique que la méthode autoritaire du contrat social est appelée à disparaître devant cette forme nouvelle : l'association librement consentie. C est incontestablement là la figure générale que prendra demain la vie sociale de l'humanité. Fatigués d'attendre, en vain, le bonheur des miracles divins, de la bonne volonté des chefs, des décisions de l'État, les hommes pensent, de plus en plus, à s'organiser, afin de réaliser euxmêmes ce qu'ils désirent.

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