Avant de parler de la
musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu'on a appelé, il y a
quatre-vingts ans, la « musique de l'avenir », jusqu'à ses plus récentes
manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse.
L'influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop
universelle pour que, de tout temps, les religions n'eussent pas cherché à en
tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les
âmes. Avec elle, il n'était besoin d'aucun appareil technique, d'aucune
sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est
susceptible d’inspirer et d'entretenir un mysticisme vague et indéfini par son
action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même
et, lorsqu'elle n'est pas l'appoint d'une mise en scène spectaculeuse, elle est
l'art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux
religions pour atteindre les foules d'une façon durable. La peinture, la
sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des
formes, des lignes, les conventions de l'idée qui les a inspirées, mais la
musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l'imagination, et
celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que
la musique est « l'art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de
la sublimité des sentiments qu'elle peut inspirer. On n'a pas tenu compte
qu'étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s'évade de
toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d'autre que celle
que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la
relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est
l'esprit en qui tous les hommes, où qu'ils soient et quels qu'ils soient,
retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque,
mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute
sagesse et toute philosophie », disait Beethoven, Il a fallu échafauder une
métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le
christianisme a élevé la musique au plus haut point qu'elle pouvait atteindre,
parce qu'elle était devenue avec lui l'expression de la plus parfaite des
religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c'est
qu’il n'est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se
distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui
apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s'était
jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles,
résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la
merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique
qui serait l'expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un
enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean
Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes,
elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu'on ne
parvient à calmer les enfants qui pleurent qu'en leur en chantant ». - Non, les
nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd'hui : « J'ai du bon
tabac », ou « Viens Poupoule! » Les cantiques et les hymnes n'étaient pas autre
chose que les chansons de l'époque. Qu'était cette hymne la plus ancienne, dont
il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu'après la Cène Jésus chanta
avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers? - On n'en sait rien,
pas plus qu'on ne sait si Jésus exista. Ce qui n'est pas douteux, c'est que les
premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint
Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes
affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités
particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient
chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour
les païens qui demeuraient?... Non seulement la théorie de la musique dite «
chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur
cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non
seulement il n'y a pas d'art chrétien, mais il est impossible qu'il y en ait un
car, comme l'a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est
essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C'est
ainsi que l'entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu'à Zwingle et
les Réformateurs. Mais, s'il n'y a pas d'art chrétien, il y a un art
catholique. L'art catholique n'est pas autre chose que l'art du paganisme, et
comme lui, il n'est de l'art que dans la mesure où il est vivant et humain,
c'est-à-dire aussi peu catholique que possible. En 1563, le pape Pie IV
entreprit de réformer la musique religieuse, à l'instigation des conciles de
Bâle et de Trente. A cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille
scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d'extravagances...
chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons
mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l'Homme armé ou
l'Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de
contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce
fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la
musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette
réforme, il est curieux de lire l'opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p.
231-236), lorsqu'il fut à Rome en 1831 et lorsqu’il vit comment la musique y
était traitée, même à SaintPierre et dans la chapelle Sixtine. Il s’interrogea
sur la qualité supérieure, religieuse, divine de cette musique, et voici ce
qu'il dit entre autre : « Nous accordons que les trente-deux chanteurs du Pape,
incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la
plus vaste église du monde, suffisent à l’exécution des œuvres de Palestrina
dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale ; nous dirons que cette
harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais
ce charme est le propre de l'harmonie elle-même et le prétendu génie des compositeurs
n'en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des
musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accord ... Dans
ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rythme ne sont point
employés, et dont l'harmonie se borne à remploi des accords parfaits entremêlés
de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine
science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie! allons donc,
c'est une plaisanterie. En outre, les gens qui croient encore sincèrement que
Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par
l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de
musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il
fait chanter par exemple : Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la
plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style
harmonique ne différent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne
savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité ; et il était si loin de
poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces
sortes de logogriphes que les contrepointistes qui le précédèrent avaient mis à
la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa missa ad
fugam en est la preuve ». Après Palestrina, les Nanini, Cifra , Allegri, Mar
surtout Haendel et J.-S. Bach, enrichirent la musique d'église de nombreuses
œuvres nouvelles, mais qui ne furent pas plus religieuses. La fugue, par
exemple, à laquelle Bach donna un souverain essor, était plus brillante
qu'émouvante ; elle atteignait intelligence de l'artiste plus que le cœur du
fidèle, et Bach ne pensait pas plus au Dieu du pape qu’à celui de Luther, quand
il composait les siennes, ou ses trois cents cantates, ses Messes, ses Sanctus,
ses Magnificats, ses Passions. Aucune église ne peut s'annexer l'anglican
Haendel pas plus que le protestant J.-S. Bach, tous deux allemands, nourris de
l'esprit de la Réforme encore palpitant de ses luttes et humilié de la
domestication de son clergé. D'ailleurs leurs œuvres valent par la perfection
de l'art plus que par l'expression. Haendel et surtout Bach furent les plus
parfaits des contrepointistes mais ils furent d'une solennité glaciale. On
trouve difficilement chez eux l'émotion et on comprend, en somme, que leur
perfection s'accorde avec les religions, catholique ou protestantes, mais
inhumaines. Un concert à la Schola de M. Vincent d Indy, qui est le
Conservatoire de la musique religieuse, une audition du Messie de Haendel ou
d'une Passion de Bach, sont des fêtes musicales incomparables pour l'esprit,
mais le cœur est étonné de n'y avoir aucun tressaillement. La Création, de
Haydn, a apporté un premier air romantique dans la musique dite religieuse.
Elle est d'une effusion panthéiste qui donne sur les premiers temps du monde
une idée autrement vivante que la niaise élucubration biblique. La Messe en ré
et le Christ au Mont des Oliviers, de Beethoven, ont des sanglots humains qui
font penser à Prométhée plus qu’au Christ résigné à une prétendue mission
divine. Parlera-t-on de la religiosité qui anima Berlioz écrivant l'Enfance du
Christ dans les formes archaïques de la musique ancienne? Son Requiem n’est pas
plus religieux. Composé comme une œuvre de circonstance, à la demande du
ministre de Gasparin qui voulait mettre à la mode la musique religieuse, il
n'est nullement une manifestation de foi. Berlioz ne croyait à rien sauf à la
musique. Le Requiem n'est pas d’une autre inspiration que celle de la « marche
au supplice » et de la « nuit de sabbat » de la Symphonie fantastique, que
celle aussi da cœur fugué, sur le mot : « Amen », de la Damnation de Faust.
Quant à Wagner, qui fut peut-être le plus religieux de tous les compositeurs de
musique et dont les tendances chrétiennes soulevèrent Nietzsche contre lui, il
fut dans toute son œuvre le musicien dramatique de la Tétralogie, même
lorsqu'il s'inspira d'idées religieuses, celle entre autres de la rédemption
par le sacrifice. Cette idée du sacrifice rédempteur, qui est dans plusieurs
œuvres de Wagner : le Vaisseau fantôme (Senta), Tannhäuser (Elisabeth), les
Maitres Chanteurs (Hans Sachs), Parsifal (Kundry), n'a rien d'ailleurs de
spécialement chrétien. Elle est dans toutes les religions et, en particulier,
dans la mythologie scandinave dont Wagner était imprégné plus que de
catholicisme. Il s'est retrouvé avec Ibsen dans cette hérédité nordique. Dans
ce terrible drame, Tristan et Yseult, où la passion n'atteint son entier assouvissement
que dans le « retour au divin néant originel » et qu'on peut appeler le drame
de la malédiction de l'amour, il y a, a écrit R. Rolland, « une conviction
quasi religieuse, plus religieuse encore peut-être, par sa sincérité, que celle
de Parsifal ». Par contre, dans ce Parsifal, dont Wagner a voulu faire une
Œuvre mystique avec l'intention de servir le catholicisme, la scène du Graal
n'est que du théâtre dans la cathédrale, elle choque même certains esprits
religieux par son paganisme -, et l'Enchantement de Vendredi-Saint fait penser
à Joachim de Flore sortant de l'église avec les fidèles pour célébrer la messe
dans l'épanouissement de la nature. Si, enfin, nous descendons de Wagner à
Massenet, nous constatons que les personnes de ses drames sacrés : Eve, la
Vierge, Marie-Madeleine, sont non moins païennement troublantes que Thaïs,
Esclarmonde et Hérodiade. La musique religieuse n'est grande que dans la mesure
où elle est humaine.
LA « MUSIQUE DE L’AVENIR ».
- Jean-Jacques Rousseau, qui faisait de la musique à la façon des oiseaux et
eut le tort de vouloir être un théoricien musical, disait : « La mélodie seule
peut peindre les passions, la mélodie seule est la musique des cœurs sensibles
; l’harmonie n'est qu'un bruit, plaisir de Welches et de barbares ». Les
Welches et les barbares ont montré, trop tard pour Rousseau, combien l'harmonie
était musique en ouvrant sa voie à la mélodie égarée dans les champs de cette
sensibilité artificielle que l'auteur du Devin du village condamnait d'autre
part quand il ne parlait pas de musique. Un siècle après Rousseau, en un temps
où Vitet déclarait qu'on ne pouvait, « physiquement », dépasser Rossini dans la
« progression harmonique », se produisait une révolution démontrant qu'au
contraire, même physiquement, il n'était pas de limite à cette progression.
Cette révolution, dont les « pompiers » rossinistes puis gounodistes se
gaussèrent en raillant la « musique de l'avenir », fut l'œuvre, d'une part de
Berlioz, d'autre part de Wagner. Leurs voies ne furent pas les mêmes, elles
furent différentes et même opposées ; toutes deux ne dirigèrent pas moins la
musique vers un monde si nouveau, et surtout si étendu, qu'on ne l’a pas
encore, aujourd'hui, entièrement exploré. Si le voyage est à peu près terminé
avec Wagner, il y a encore à marcher avec Berlioz. Ainsi se vérifie sa
prédiction qu'il sera connu et compris vers 1940. On reconnaîtra alors en lui le
génie le plus incontestable de la période romantique française où il passa
inaperçu dans le tapage des « Jeune France ». C’est vers 1830 que parut
Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer,
apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque
totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient
soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois
à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven. C'est
dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et
les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme
du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta
incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser
contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre
que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque
inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un
homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas
encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait!
Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique,
impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit
d’écrire sur la musique! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs «
qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs
accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur
métier à ceux qu'il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur
ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l'ignorance et la
malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une
sottise qui est de tous les temps. De même qu'il avait révélé Beethoven à la
France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le
comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs
caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux
les éléments d'une révolution qui les dépassait, étant dans l'air, depuis Gluck
pour l'opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L'esprit de cette révolution
venait incontestablement d'Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares »
étaient plus musiciens que les Français, et c'est chez eux que Berlioz voyait
le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France
dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son
génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F.
Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit
de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait
pas vécu » (Cité par R. Rolland). La France n'a pas encore reconnu une telle
place à Berlioz, et ce n'est qu'en passant par Liszt que certains musiciens
français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence. A la « musique de
l'avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame
lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu'on en pouvait
attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se
dissipera le confusionnisme où l'on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à
Berlioz l'autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette
volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire
œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez
Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l'art aussi profonde,
chez l’un que chez l'autre, mais tandis que Berlioz s'abandonnait à elles,
Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé
à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne montra
comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et
de l'effort. R. Rolland a dépeint admirablement l'opposition de ces deux
caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point
que, dit R. Rolland : « Qu’on l'aime, ou qu’on ne l'aime pas, une seule de ses
œuvres, une seule partie d'une seule de ses œuvres, un morceau de la
Fantastique ; l'ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la
musique française de son siècle ». Et R. Rolland ajoute : « Quand j'ai nommé
Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l'art
musical, pas un supérieur, et même pas un égal ». Mais s’il fut « un des génies
les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de
caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le «
grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César
Franck, quoique inférieurs en génie. Berlioz était plus qu'un musicien, il
était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne
ne fut plus révolutionnaire, même aujourd'hui où l'on croit l'être tant mais où
on l'est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu'on ne puisse
blesser à cause de plus de beauté ». Berlioz les blessa toutes et s'attaqua à
toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il
délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au
service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la
fille obéissante de la musique ». Il s'insurgea contre Gluck qui avait cherché
à réduire la musique à ce qu'il appelait « sa véritable fonction, celle de
seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des
situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer
l'action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles
que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de
Berlioz et le drame lyrique de Wagner. Pour rendre la musique libre, Berlioz
voulait l'émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur
révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a
sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme
n'est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole
n'est pas de la musique. Par contre, le geste, c'est-à-dire l'action, se sépare
difficilement autant de la musique que de la poésie, et c'est lui qui
entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans
l'opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste
les réunit. Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l'a réalisée
au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait
probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que
le constater aujourd'hui. Si Wagner a prolongé l'existence de l'opéra et lui a
donné un siècle de plus d'existence en en faisant le drame lyrique, ce n'est
nullement à ses théories qu’on le doit, c'est uniquement à son génie musical,
Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable.
Elles sont d'une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès
parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires
en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans
l’art. « C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est
le seul créateur de l'œuvre d'art, créateur inconscient dont l'artiste saisit
et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c'est l'ensemble de
tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c'est tout homme
qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut ou plus bas
de l'échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force
à sortir d'un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société
et notre Etat, ou de l'obtuse soumission d'esprit à cet ordre de choses ; une
aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre
civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui
n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout... Le Peuple est
l'ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse... » C'est par l'Art
que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des
Grecs l'Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art
véritable, l'Art du Peuple. Depuis, il ne l'est plus, il est devenu
l'expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés,
l'apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu'éclairée et
généreuse. Il faut que l'Art redevienne populaire, qu'il soit de nouveau
l'expression de la conscience publique et, pour cela, qu'il soit
révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d'art, basée sur
ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et
Révolution (1849), l'Œuvre d'Art de l'Avenir (1850), Opéra et Drame (1851),
Lettre à M. Frédéric Vil par lequel il voulait accomplir l'œuvre d'art
révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type
des relations idéales de l'art et de la vie publique », car il voyait dans le
drame tragique grec « l'œuvre d'art noble, parfaite, réunissant toutes les
différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l'art
aujourd'hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, «
fin véritable de l'expression d'art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la
forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple
dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création
nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le
mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait
exprimer l'action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que
soit le développement qu'elle a pris depuis l'antiquité où elle n'était que
l'accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n'est
que « l'idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans
elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame
wagnérien, complément de la théorie d'art social. Elle n'est qu'une belle
théorie d'un « quarante-huitard » de l'art sur la musique et le théâtre. En
pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de
celles de l'antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore
plus grandes que celles de l'ordinaire opéra. Heureusement, la musique de
Wagner dépasse ses théories, et l'on peut dire qu'elle s'en évade malgré lui,
pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz.
C'est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore,
comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l'amour, la
force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans
Siegfried ». N'est-ce pas un véritable malaise qu'on éprouve lorsque la voix
humaine, fût-ce celle d'une Litvinne, vient se mêler à l'inexprimable symphonie
de la mort d'Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n'at-on
pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka,
insupportables bavards qui brisent l'action dramatique autrement claire et
compréhensible à l'orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de
coupures!... Combien, pour peu qu'on soit familiarisé avec les leitmotiv
wagnériens et qu'on puisse suivre la marche du drame dans ses développements
harmoniques, le bonheur est plus complet d'écouter Wagner dans quelque coin
obscur d'une galerie ou d'une loge dite « d'aveugle », à l'écart des élégances
qui s'ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et
comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.)
Dans un monde d'artistes et de littérateurs indifférents à la musique,
Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu'elle était,
comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une
intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau
courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la
cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les
danseuses de l'Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à
cette fin de les essuyer sur le dos d'un grand homme qui passe » (Baudelaire :
«l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au
snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes
les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de
vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement
sur le monde musical. Il n'est pas de musiciens, considérés connue plus ou
moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame
musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait
germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la
Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d'Indy,
Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre
d'autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence
plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer
purement français. Il n'en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres
fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique. Le
wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de
multiplier l'activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui.
D'abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu'elle eut trouvé en César
Franck l'appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre
remarquable dans une quasi-solitude remplie par l'art, avec une conscience et
une grandeur d'âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et
l’hostilité de son temps. S'il n'avait pas le génie de Berlioz, il avait une
connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était
nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à
laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une
nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le
maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son
esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais
(1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l'Ecole Supérieure de Musique,
dirigée par V. d'Indy. Les musiciens continuateurs de l'œuvre de C. Franck
furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils
étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent
connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent
surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la
dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et
Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la
réaction antiwagnérienne ; elle rompit d'autant mieux le charme wagnérien
qu'elle s'accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et
indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que
puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit.
Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules
antérieures, de ne pouvoir se passer de la scène ; elle est par-dessus tout du
théâtre. Elle a ouvert cependant des voies nouvelles nécessaires. Plus que dans
le drame lyrique, le théâtre musical s'est renouvelé dans la danse. Autant la
collaboration de la poésie et de la musique est arbitraire et contradictoire,
autant celle de la danse et de la musique est complémentaire et nécessaire. Le
rythme commun scelle leur union. Il n'est pas une danse sans musique, il n'est
pas une musique qui ne puisse être dansée, même la plus grave, la plus solennelle.
La musique est 1'âme de la danse ; la danse est la réalisation plastique de la
musique. La révélation que furent les ballets russes détermina un
bouleversement complet dans les conceptions de la mise en scène et de
l'interprétation dramatique musicale. Celle-ci prit alors sa véritable
expression et toute son importance. Commencée pur Debussy, et on peut dire en
marge du monde musical par Erik Satie, vrai novateur toujours
incompréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit compréhensiblement écarté
des concerts, bien qu’il soit mort, l'œuvre de renouvellement musical est
continuée pur les Dukas, Ravel, Florent Schmitt, Roussel,. Honegger, Darius
Milhaud, Poulenc, les russes Stravinsky et Prokofiev, l'espagnol De Falla, qui
sont les plus notoires parmi les vivants actuels, et d'autres plus jeunes. Elle
s'étend à toute la musique dramatique et symphonique et à tous les genres, depuis
le drame lyrique (opéra), le ballet, l'oratorio, jusqu'à la symphonie et la
musique de chambre. Mentionnons, en regrettant de ne pouvoir nous y arrêter
davantage, les musiciens russes dont l'œuvre a eu une part si considérable
d’influence dans la nouveauté du mouvement musical actuel, les Glinka,
Dargomisky, Tchaïkovski, Balakireff, Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski.
C'est dans le folklore russe dans son inépuisable source populaire
d'inspiration, que la musique russe a pris l'originalité et l'intensité de vie
qui la caractérisent. En Allemagne, formant la transition entre Liszt-Wagner et
les jeunes musiciens actuels, Brahms, le plus opposé aux novateurs, Bruckner,
le plus hardi parmi ceux-ci et son disciple Hugo Wolf, véritable génie musical
mort trop jeune, à qui R. Rolland a consacré un article plein d'émotion,
Richard Strauss, Mahler, Humperdinck.
LA MUSIQUE ART SOCIAL. - R.
Rolland a écrit, en parlant de la portée sociale des œuvres de Berlioz : «
Comment de pareilles œuvres sont-elles négligées par notre démocratie, comment
n'ont-elles pas leur place dans notre vie publique, comment ne sont-elles pas
associées à nos grandes cérémonies? - C'est ce qu’on se demanderait avec
stupéfaction, si l'on n'était habitué, depuis un siècle, à l'indifférence de
l'Etat à l'égard de l’art. Que n'aurait pu faire Berlioz, si les moyens lui en
avaient été offerts, ou si une telle force avait trouvé son emploi dans les
fêtes de la Révolution! » L’indifférence de l'Etat à l'égard de l'art est celle
de la démocratie qu'il représente. Pour qu'il réalisât cette œuvre populaire
que R. Rolland voudrait lui voir accomplir, il faudrait d’abord qu'une
véritable démocratie ne continuât pas « la sale et stupide République » que
Berlioz voyait déjà dans celle de 1848. Berlioz ne se dressait pas contre la
révolution et la démocratie, mais lorsqu’il invectivait « l'infâme racaille
humaine », il avait, comme Renan, comme Flaubert, l'intuition de ce qu'elle
ferait de cette révolution et de cette démocratie (voir Muflisme). L'Etat suivant
la platitude de son élite gouvernante, « ne peut permettre qu'un certain degré
d’art » (M. Leygues, ministre des Beaux-arts). Le fait qu’un Berlioz peut faire
partie de l'Institut ne change rien à ce principe pas plus que celui d'un César
Franck égaré dans le professorat du Conservatoire où il scandalisait les Massé
les Reber les Bazin, producteurs de rogatons musicaux, parce qu'il avait «
l’audace de voir dans l'art autre chose qu'un métier lucratif » (R. Rolland).
Depuis un siècle et demi que l'Académie des Beaux Arts a fait une place à la
musique dans l’aréopage en y admettant six musiciens, on se demande quelle
espèce de services elle lui a rendus. Si, en Chine, depuis des milliers
d'années, il y a au gouvernement un ministère de la musique, en France on n'a
jamais eu un ministre que la musique ait intéressé, sauf en dilettante et comme
protecteur de certaines de ses vestales. Malgré l'importance de la musique, la
pédagogie officielle l'ignore ou ne s'en occupe que suivant des méthodes
absolument incohérentes. L'organisation de son enseignement est d’une
lamentable pauvreté, abandonnée à des initiatives parfois généreuses, trop
souvent fantaisistes, sans programme sérieux qui la mettrait à sa vraie place
dans la culture générale. L'enseignement démocratique, de plus en plus
préoccupé de préparation guerrière et patriotique, aurait probablement banni la
musique des écoles primaires si elle ne servait à apprendre aux enfants les
exercices militaires en chantant : « Petits enfants, petits soldats, Qui
marchez comme de vieux braves... » On a vu, dans les premiers jours de la
guerre de 1914 ces défilés d’écoliers, conduits dans les rues par leurs
instituteurs en « service commandé », piaillant une Marseillaise qu'ils
n'avaient jamais appris à chanter ensemble et en mesure. L'éducation musicale
populaire est le dernier souci de la démocratie. Elle estime faire tout son
devoir quand elle subventionne quelque orphéon ou quelque musique de pompiers,
et encore ne le fait-elle pas pour la musique. Quand l'orphéon a bien chanté,
quand les pompiers ont bien soufflé dans leurs embouchures, ils ont soif et ils
vont boire ; cela fait marcher le commerce des bistrots, « remparts de la
dignité nationale ». En 1927, dans les nouveaux programmes de l'enseignement
secondaire, on oublia tout simplement d’inscrire la musique. On ne l'ignore pas
moins dans les ouvrages en usage dans cet enseignement. Après avoir longuement
raconté des niaiseries sur les faits et gestes des rois et de leur séquelle,
exalté leurs victoires, dissimulé leurs crimes, « plutarquisé » effrontément
l'histoire, on fait une petite place à la science, aux lettres, aux arts. On
cite quelques noms de ces savants, de ces poètes, de ces artistes qui purifient
le passé de toutes ses infamies, mais on ne fait aucune mention des musiciens.
L'histoire officielle n’a jamais connu que le tambour, et elle met une sorte de
pudeur à dire que les vainqueurs de Valmy chantaient la Marseillaise. Dans les
lycées, les cours de musique sont le plus souvent des séances d'épouvantable «
chahut » où le malheureux professeur, qui n'a rien d'un Orphée, est impuissant
à charmer les jeunes fauves déchaînés contre lui. La musique, « art d'agrément
», n'est pas une matière du baccalauréat, et la jeunesse qui se prépare dans
des voies « réalistes » n'a pas à s'embarrasser la cervelle de cette « futilité
». Dans un état social où la civilisation ne serait pas le triomphe de la
flibusterie financière et de la barbarie guerrière, on ne comprendrait pas que
dans les établissements d'enseignement il n'existât pas des chœurs capables
d'apporter leur concours à des fêtes musicales, et que ces chœurs n'existassent
pas au moins dans les conservatoires, avec obligation pour tous les élèves de
chant d'en faire partie. Mais les conservatoires ne sont que des écoles de
vanité cabotine où tous professeurs et élèves, sauf quelques honorables
exceptions qui n’influencent aucunement l'ensemble, ne cherchent qu'à se faire
une situation personnelle aux dépens de leurs camarades et surtout de la
musique. Quelle autre besogne pourraiton demander à ces conservatoires lorsqu'
on voit les conditions matérielles de leur existence? Il y en avait trente-six
en 1914, il y en a actuellement quarante-quatre appelés pompeusement «
nationaux ». En 1914 la subvention que l'Etat leur accordait était de 121.675
francs ; elle n'est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en
plus et le franc à quatre sous!... Certains de ces conservatoires, qui comptent
plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs! Aucun crédit
n'est prévu pour le l'emplacement du matériel, l'achat de partitions, celui de
pianos qui coûtent aujourd'hui 10 à 18.000 francs, etc... Des professeurs ont
des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet,
président de t'Association des directeurs des conservatoires nationaux).
L'enseignement supérieur n'est pas mieux partagé que le primaire et le
secondaire. Nous avons vu qu'au moyen âge il y avait des chaires d'enseignement
musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en
France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il
y en a une seconde, héritée de l'Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue
une ville française. En Allemagne, il n'est pas une Université où la musique ne
soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants
suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l'Université de
Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la
Sorbonne! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme
disait ironiquement Daumier. On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à
des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant
un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur
séparation d'avec les prolétaires, à la faveur d'Aristote tripatouillé par
Thomas d'Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par
excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu'elle inspire et qui
serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme
elle le fut du communisme de Platon et de l' l'Utopie de Thomas More. Le seul
et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions
officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts.
Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont
parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y
brûle encore. Ce n'est pas à l'Etat, c'est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de
musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait
des résultats remarquables, qu'on dut, en 1836, la fondation du premier
orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux
efforts d'un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C'est ainsi qu'une œuvre
d'éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans
ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans
des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses
et si ardentes qu'elles soient, ne peuvent suffire à l'élever au niveau qui
devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm : « Les cœurs sont
bien près de s'entendre Quand les voix ont fraternisé ! » Mais les pouvoirs
publics ont autre chose à faire qu'à encourager la fraternisation des voix et
l'entente des cœurs. C'est toujours par les seules initiatives privées que des
groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des
orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants
instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d'Unieux (Loire), et
interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire
qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner.
L'initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles primaires
de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes
conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des
professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la
musique. D'autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la
France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens,
restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs
à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement
distancée par l'étranger, l'Allemagne, en particulier, et même la « barbare »
Russie où la musique populaire est d'une extraordinaire vitalité. Tout l'effort
de l'Etat, pour l'art musical, se concentre sur l'Opéra et l'Opéra-comique. Le
premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend
de moins en moins de services à l'art musical. Mais il continue à faire partie
du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un
fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s'intéresse plus à lui-même
qu'au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si,
depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu'il y soit fort mal chemine
cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust
anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des
chefs-d'œuvre du passé : Armi sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère
les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une
nouvelliste écrivait : « J'ai trouvé l'Opéra en assez mauvais état, à la danse
près qui est plus parfaite que jamais ». Seule encore aujourd'hui, la danse
réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme
elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux, Le
véritable théâtre musical est, à Paris, l'Opéra-comique, depuis qu'il a rompu
avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé
Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur
divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet,
Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpen Debussy, Ariane et
Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d'A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse,
de S. Lazzari, l'Heure Espagnole, de Ravel, etc... Il est fâcheux que l'art
inférieur du véris des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre,
les chefs-d'œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu'à l'Opéra.
Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme Caron, d'Orphée, avec Mme
Delna, de Fidelio, avec Mme Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter
que l'orchestre et les chanteurs de l'Opéra-comique, pas plus que ceux de
l'Opéra, n'arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres
de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n'est pas
dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à
leur aise, sans doute parce qu'il s'y fait généralement plus de bruit que de
musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province? Sauf de très rares
exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son
exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute
critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public.
Il n'y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en
France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se
sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien
souvent que des « affaires » où 1a musique à plus à perdre qu'à gagner, livrée
qu'elle est à tous les procédés du banquisme. Les premiers grands concerts
furent ceux de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, fondée en
1828, sous la direction d’Habeneck. Bien que souvent retenue par la routine
académique, cette société fit beaucoup pour le progrès musical. Elle commença
la vulgarisation des symphonies de Beethoven dont le lumineux sillon ouvrit la
voie à la musique symphonique quasi-ignorée en France. Elle admit Berlioz à ses
programmes avant qu'il fût membre de l'Institut. Ce ne fut que vingt ans après,
en 1848, qu’on vit le premier essai d'une entreprise de concerts indépendante.
Seghers la créa sous le titre de Société de Sainte-Cécile. Elle dura jusqu'en
1854. En 1861, Pasdeloup fonda les premiers concerts populaires de musique
classique. L'intention était remarquable et, si les résultats artistiques
furent assez médiocres, l'entreprise n'en favorisa pas moins le goût musical
qui s'éveillait dans les milieux intellectuels. L'intérêt soulevé par ces
concerts provoqua la formation de la Société Nationale, en 1871, puis des
Concerts Colonne, en 1871, et des Concerts Lamoureux en 1882. La Société
Nationale répandit véritablement la connaissance de la musique symphonique et
celle surtout des nouveaux musiciens français. Colonne s'appliqua à faire
connaître Berlioz ; Lamoureux se voua à Wagner. Le vrai concert populaire où la
musique, consciencieusement interprétée fut offerte au peuple, fut chez
Colonne. Ses concerts ont fait une œuvre admirable pour la jeunesse studieuse et
laborieuse que « l'ouvriérisme » ne détournait pas de la recherche
intellectuelle et de la joie spirituelle. Les concerts Lamoureux avaient une
clientèle plus aristocratique, mais pas plus intelligente ni plus vibrante d’un
pur enthousiasme. Depuis, diverses sociétés de concerts se sont formées, se
faisant une concurrence souvent plus boutiquière qu'artistique et dont les
destinées n’ont pas toujours été heureuses. C'est que la musique ne trouve,
parmi l’immense population parisienne, qu'un public assez restreint ; il serait
insuffisant à faire vivre les entreprises musicales sans l'appoint important
des étrangers de passage. En province se fondèrent aussi des sociétés de
concerts qui plus ou moins prospérèrent et suivirent généralement les
programmes des concerts parisiens. Le public populaire qui ne s'abandonne pas
aux basses productions de la musique théâtrale, du café-concert et du cinéma
plus ou moins « sonorisé », fréquente quelque peu ces concerts, lorsqu'ils ne
lui sont pas fermés par le snobisme. Il y met même une bonne volonté qui
mériterait les encouragements sérieux d'un état social moins appliqué à
l'abrutir. Mais tout se tient. On ne peut vouloir embellir l'existence
intellectuelle et morale d’hommes qu'on veut tenir économiquement dans l'esclavage
; au travail-machine correspond la distraction machine, au travail qui épuise
le corps correspond le plaisir qui stérilise l'esprit. Plutôt que d’embellir la
vie du travailleur, ses maîtres et leurs domestiques trouvent toujours que sont
assez bons pour lui les ersatz, des sous-produits que des entrepreneurs
d’ignominies fabriquent à son usage, estimant que la bonne musique n'est pas plus
faite pour lui qu'une nourriture saine ou un bon pardessus. Si, «
démocratiquement », on lui fait la faveur de lui offrir de la bonne musique, il
ne faut pas qu'il soit trop difficile sur la qualité. C'est ainsi qu'on lit
dans des journaux même socialistes, des opinions de ce genre : « Pour attirer
le public au concert, il n'est pas indispensable de lui donner des exécutions
parfaites, mais simplement de lui présenter des œuvres dont il comprend la
valeur et dont il goûte la beauté, même à travers les imperfections qui
résultent surtout d’une trop hâtive préparation ». Eh bien, nous disons
énergiquement : Non!... Pas d'art du tout, plutôt qu'un art « socialisé » de
cette façon. C'est là une manière de faire « l'éducation musicale » du peuple,
aussi pernicieuse que celle dont on fait son « éducation politique » ; la
première lui fait perdre le sens du beau comme la seconde lui enlève toute
vertu civique. Les démocrates-éducateurs suivent ainsi le courant général qui
fait la contusion des classes dans le marais intellectuel du muflisme où il
n’est plus rien que de bas. On s’habitue à des approximations, en musique comme
en toutes choses, parce que l'utilitarisme tue le goût et que la mécanisation
asservit l'intelligence et détruit le sentiment. Il faudrait que les
travailleurs comprissent bien toute la puissance éducative et émancipatrice de
la musique. Elle rend l'individu plus fort, elle enrichit sa valeur collective,
elle élargit sa puissance d'association et d'action. L'exemple le plus
caractéristique de ce que peut faire la volonté populaire associée à une noble
idée nous est donné aujourd'hui par les Fêtes du Peuple qui offrent aux
travailleurs parisiens les plus magnifiques concerts qu’ils aient jamais eus.
Ces fêtes sont nées de l'effort d'Albert Doyen, grand musicien et véritable
artiste pour qui l’art n'a de signification que s'il est social. Après avoir
commencé, il y a douze ans, en groupant pour chanter une centaine de
travailleurs de toutes les professions, il a peu à peu élargi son œuvre, adjoint
à son chœur un orchestre, et il est arrivé à offrir au public populaire qu'il
convie dans les faubourgs, des fêtes musicales et poétiques qu'aucun grand
concert ne lui offre. Aucun snobisme ne se mêle à l'élan spontané des
prolétaires qui y participent, exécutants et auditeurs. Ils réalisent ainsi la
grande pensée que Wagner a fait exprimer à Hans Sachs dans ses Maîtres
Chanteurs de Nuremberg : « Le Peuple et l'Art sont solidaires ; ensemble ils
fleurissent et prospèrent ». Ils poursuivent ainsi le but non moins magnifique
de Berlioz qui voulait la liberté de la musique par la liberté humaine. Ils
montrent la voie de la véritable émancipation au prolétariat tout entier,
lorsqu’ils chantent l’hymne sublime de Beethoven : « Que la liberté descende De
son radieux palais, Que sur nous elle répande La concorde avec la paix...
...Plus de haines, plus de
guerres, Grâce à son pouvoir vainqueur : Tous les hommes sont des frères Et
n’ont plus qu’un même cœur ».
- Edouard ROTHEN.
NOTA. - Nous nous sommes
tenus, dans cet article, pour ne pas lu i donner des développements hors de
proportion avec le cadre de l'E.A. à parler de l'histoire de la musique, de ses
transformations et de son importance sociale. Nous n'avons pu parler que
superficiellement de l'usage qui en est fait, d'abord par les trafiquants qui
l'exploitent en faisant servir habilement les instincts et les sentiments
humains au négoce qui est le leur, ensuite comme moyen d'abrutissement social
et de démoralisation humaine. Tout cela se tient avec le système de médiocratie
avilissante auquel est tombée la société actuelle et que nous avons dénoncé
dans différents articles, notamment dans Art, Beauté, Lettres, Littérature,
Muflisme. - E. R.
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