mercredi 28 décembre 2022

MUSIQUE RELIGIEUSE. – Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Avant de parler de la musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu'on a appelé, il y a quatre-vingts ans, la « musique de l'avenir », jusqu'à ses plus récentes manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse. L'influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop universelle pour que, de tout temps, les religions n'eussent pas cherché à en tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les âmes. Avec elle, il n'était besoin d'aucun appareil technique, d'aucune sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est susceptible d’inspirer et d'entretenir un mysticisme vague et indéfini par son action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même et, lorsqu'elle n'est pas l'appoint d'une mise en scène spectaculeuse, elle est l'art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux religions pour atteindre les foules d'une façon durable. La peinture, la sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des formes, des lignes, les conventions de l'idée qui les a inspirées, mais la musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l'imagination, et celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que la musique est « l'art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de la sublimité des sentiments qu'elle peut inspirer. On n'a pas tenu compte qu'étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s'évade de toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d'autre que celle que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est l'esprit en qui tous les hommes, où qu'ils soient et quels qu'ils soient, retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque, mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie », disait Beethoven, Il a fallu échafauder une métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le christianisme a élevé la musique au plus haut point qu'elle pouvait atteindre, parce qu'elle était devenue avec lui l'expression de la plus parfaite des religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c'est qu’il n'est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s'était jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles, résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique qui serait l'expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes, elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu'on ne parvient à calmer les enfants qui pleurent qu'en leur en chantant ». - Non, les nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd'hui : « J'ai du bon tabac », ou « Viens Poupoule! » Les cantiques et les hymnes n'étaient pas autre chose que les chansons de l'époque. Qu'était cette hymne la plus ancienne, dont il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu'après la Cène Jésus chanta avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers? - On n'en sait rien, pas plus qu'on ne sait si Jésus exista. Ce qui n'est pas douteux, c'est que les premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour les païens qui demeuraient?... Non seulement la théorie de la musique dite « chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non seulement il n'y a pas d'art chrétien, mais il est impossible qu'il y en ait un car, comme l'a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C'est ainsi que l'entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu'à Zwingle et les Réformateurs. Mais, s'il n'y a pas d'art chrétien, il y a un art catholique. L'art catholique n'est pas autre chose que l'art du paganisme, et comme lui, il n'est de l'art que dans la mesure où il est vivant et humain, c'est-à-dire aussi peu catholique que possible. En 1563, le pape Pie IV entreprit de réformer la musique religieuse, à l'instigation des conciles de Bâle et de Trente. A cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d'extravagances... chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l'Homme armé ou l'Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette réforme, il est curieux de lire l'opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p. 231-236), lorsqu'il fut à Rome en 1831 et lorsqu’il vit comment la musique y était traitée, même à SaintPierre et dans la chapelle Sixtine. Il s’interrogea sur la qualité supérieure, religieuse, divine de cette musique, et voici ce qu'il dit entre autre : « Nous accordons que les trente-deux chanteurs du Pape, incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église du monde, suffisent à l’exécution des œuvres de Palestrina dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale ; nous dirons que cette harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même et le prétendu génie des compositeurs n'en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accord ... Dans ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rythme ne sont point employés, et dont l'harmonie se borne à remploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie. En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il fait chanter par exemple : Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style harmonique ne différent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité ; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes que les contrepointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa missa ad fugam en est la preuve ». Après Palestrina, les Nanini, Cifra , Allegri, Mar surtout Haendel et J.-S. Bach, enrichirent la musique d'église de nombreuses œuvres nouvelles, mais qui ne furent pas plus religieuses. La fugue, par exemple, à laquelle Bach donna un souverain essor, était plus brillante qu'émouvante ; elle atteignait intelligence de l'artiste plus que le cœur du fidèle, et Bach ne pensait pas plus au Dieu du pape qu’à celui de Luther, quand il composait les siennes, ou ses trois cents cantates, ses Messes, ses Sanctus, ses Magnificats, ses Passions. Aucune église ne peut s'annexer l'anglican Haendel pas plus que le protestant J.-S. Bach, tous deux allemands, nourris de l'esprit de la Réforme encore palpitant de ses luttes et humilié de la domestication de son clergé. D'ailleurs leurs œuvres valent par la perfection de l'art plus que par l'expression. Haendel et surtout Bach furent les plus parfaits des contrepointistes mais ils furent d'une solennité glaciale. On trouve difficilement chez eux l'émotion et on comprend, en somme, que leur perfection s'accorde avec les religions, catholique ou protestantes, mais inhumaines. Un concert à la Schola de M. Vincent d Indy, qui est le Conservatoire de la musique religieuse, une audition du Messie de Haendel ou d'une Passion de Bach, sont des fêtes musicales incomparables pour l'esprit, mais le cœur est étonné de n'y avoir aucun tressaillement. La Création, de Haydn, a apporté un premier air romantique dans la musique dite religieuse. Elle est d'une effusion panthéiste qui donne sur les premiers temps du monde une idée autrement vivante que la niaise élucubration biblique. La Messe en ré et le Christ au Mont des Oliviers, de Beethoven, ont des sanglots humains qui font penser à Prométhée plus qu’au Christ résigné à une prétendue mission divine. Parlera-t-on de la religiosité qui anima Berlioz écrivant l'Enfance du Christ dans les formes archaïques de la musique ancienne? Son Requiem n’est pas plus religieux. Composé comme une œuvre de circonstance, à la demande du ministre de Gasparin qui voulait mettre à la mode la musique religieuse, il n'est nullement une manifestation de foi. Berlioz ne croyait à rien sauf à la musique. Le Requiem n'est pas d’une autre inspiration que celle de la « marche au supplice » et de la « nuit de sabbat » de la Symphonie fantastique, que celle aussi da cœur fugué, sur le mot : « Amen », de la Damnation de Faust. Quant à Wagner, qui fut peut-être le plus religieux de tous les compositeurs de musique et dont les tendances chrétiennes soulevèrent Nietzsche contre lui, il fut dans toute son œuvre le musicien dramatique de la Tétralogie, même lorsqu'il s'inspira d'idées religieuses, celle entre autres de la rédemption par le sacrifice. Cette idée du sacrifice rédempteur, qui est dans plusieurs œuvres de Wagner : le Vaisseau fantôme (Senta), Tannhäuser (Elisabeth), les Maitres Chanteurs (Hans Sachs), Parsifal (Kundry), n'a rien d'ailleurs de spécialement chrétien. Elle est dans toutes les religions et, en particulier, dans la mythologie scandinave dont Wagner était imprégné plus que de catholicisme. Il s'est retrouvé avec Ibsen dans cette hérédité nordique. Dans ce terrible drame, Tristan et Yseult, où la passion n'atteint son entier assouvissement que dans le « retour au divin néant originel » et qu'on peut appeler le drame de la malédiction de l'amour, il y a, a écrit R. Rolland, « une conviction quasi religieuse, plus religieuse encore peut-être, par sa sincérité, que celle de Parsifal ». Par contre, dans ce Parsifal, dont Wagner a voulu faire une Œuvre mystique avec l'intention de servir le catholicisme, la scène du Graal n'est que du théâtre dans la cathédrale, elle choque même certains esprits religieux par son paganisme -, et l'Enchantement de Vendredi-Saint fait penser à Joachim de Flore sortant de l'église avec les fidèles pour célébrer la messe dans l'épanouissement de la nature. Si, enfin, nous descendons de Wagner à Massenet, nous constatons que les personnes de ses drames sacrés : Eve, la Vierge, Marie-Madeleine, sont non moins païennement troublantes que Thaïs, Esclarmonde et Hérodiade. La musique religieuse n'est grande que dans la mesure où elle est humaine.

LA « MUSIQUE DE L’AVENIR ». - Jean-Jacques Rousseau, qui faisait de la musique à la façon des oiseaux et eut le tort de vouloir être un théoricien musical, disait : « La mélodie seule peut peindre les passions, la mélodie seule est la musique des cœurs sensibles ; l’harmonie n'est qu'un bruit, plaisir de Welches et de barbares ». Les Welches et les barbares ont montré, trop tard pour Rousseau, combien l'harmonie était musique en ouvrant sa voie à la mélodie égarée dans les champs de cette sensibilité artificielle que l'auteur du Devin du village condamnait d'autre part quand il ne parlait pas de musique. Un siècle après Rousseau, en un temps où Vitet déclarait qu'on ne pouvait, « physiquement », dépasser Rossini dans la « progression harmonique », se produisait une révolution démontrant qu'au contraire, même physiquement, il n'était pas de limite à cette progression. Cette révolution, dont les « pompiers » rossinistes puis gounodistes se gaussèrent en raillant la « musique de l'avenir », fut l'œuvre, d'une part de Berlioz, d'autre part de Wagner. Leurs voies ne furent pas les mêmes, elles furent différentes et même opposées ; toutes deux ne dirigèrent pas moins la musique vers un monde si nouveau, et surtout si étendu, qu'on ne l’a pas encore, aujourd'hui, entièrement exploré. Si le voyage est à peu près terminé avec Wagner, il y a encore à marcher avec Berlioz. Ainsi se vérifie sa prédiction qu'il sera connu et compris vers 1940. On reconnaîtra alors en lui le génie le plus incontestable de la période romantique française où il passa inaperçu dans le tapage des « Jeune France ». C’est vers 1830 que parut Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer, apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven. C'est dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait! Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique, impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit d’écrire sur la musique! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs « qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur métier à ceux qu'il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l'ignorance et la malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une sottise qui est de tous les temps. De même qu'il avait révélé Beethoven à la France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux les éléments d'une révolution qui les dépassait, étant dans l'air, depuis Gluck pour l'opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L'esprit de cette révolution venait incontestablement d'Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares » étaient plus musiciens que les Français, et c'est chez eux que Berlioz voyait le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F. Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait pas vécu » (Cité par R. Rolland). La France n'a pas encore reconnu une telle place à Berlioz, et ce n'est qu'en passant par Liszt que certains musiciens français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence. A la « musique de l'avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu'on en pouvait attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se dissipera le confusionnisme où l'on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à Berlioz l'autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l'art aussi profonde, chez l’un que chez l'autre, mais tandis que Berlioz s'abandonnait à elles, Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne montra comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et de l'effort. R. Rolland a dépeint admirablement l'opposition de ces deux caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point que, dit R. Rolland : « Qu’on l'aime, ou qu’on ne l'aime pas, une seule de ses œuvres, une seule partie d'une seule de ses œuvres, un morceau de la Fantastique ; l'ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la musique française de son siècle ». Et R. Rolland ajoute : « Quand j'ai nommé Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l'art musical, pas un supérieur, et même pas un égal ». Mais s’il fut « un des génies les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le « grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César Franck, quoique inférieurs en génie. Berlioz était plus qu'un musicien, il était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne ne fut plus révolutionnaire, même aujourd'hui où l'on croit l'être tant mais où on l'est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu'on ne puisse blesser à cause de plus de beauté ». Berlioz les blessa toutes et s'attaqua à toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la fille obéissante de la musique ». Il s'insurgea contre Gluck qui avait cherché à réduire la musique à ce qu'il appelait « sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer l'action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de Berlioz et le drame lyrique de Wagner. Pour rendre la musique libre, Berlioz voulait l'émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme n'est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole n'est pas de la musique. Par contre, le geste, c'est-à-dire l'action, se sépare difficilement autant de la musique que de la poésie, et c'est lui qui entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans l'opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste les réunit. Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l'a réalisée au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que le constater aujourd'hui. Si Wagner a prolongé l'existence de l'opéra et lui a donné un siècle de plus d'existence en en faisant le drame lyrique, ce n'est nullement à ses théories qu’on le doit, c'est uniquement à son génie musical, Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable. Elles sont d'une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans l’art. « C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est le seul créateur de l'œuvre d'art, créateur inconscient dont l'artiste saisit et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c'est l'ensemble de tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c'est tout homme qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut ou plus bas de l'échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force à sortir d'un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société et notre Etat, ou de l'obtuse soumission d'esprit à cet ordre de choses ; une aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout... Le Peuple est l'ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse... » C'est par l'Art que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des Grecs l'Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art véritable, l'Art du Peuple. Depuis, il ne l'est plus, il est devenu l'expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés, l'apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu'éclairée et généreuse. Il faut que l'Art redevienne populaire, qu'il soit de nouveau l'expression de la conscience publique et, pour cela, qu'il soit révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d'art, basée sur ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et Révolution (1849), l'Œuvre d'Art de l'Avenir (1850), Opéra et Drame (1851), Lettre à M. Frédéric Vil par lequel il voulait accomplir l'œuvre d'art révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type des relations idéales de l'art et de la vie publique », car il voyait dans le drame tragique grec « l'œuvre d'art noble, parfaite, réunissant toutes les différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l'art aujourd'hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, « fin véritable de l'expression d'art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait exprimer l'action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que soit le développement qu'elle a pris depuis l'antiquité où elle n'était que l'accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n'est que « l'idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame wagnérien, complément de la théorie d'art social. Elle n'est qu'une belle théorie d'un « quarante-huitard » de l'art sur la musique et le théâtre. En pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de celles de l'antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore plus grandes que celles de l'ordinaire opéra. Heureusement, la musique de Wagner dépasse ses théories, et l'on peut dire qu'elle s'en évade malgré lui, pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz. C'est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore, comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l'amour, la force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans Siegfried ». N'est-ce pas un véritable malaise qu'on éprouve lorsque la voix humaine, fût-ce celle d'une Litvinne, vient se mêler à l'inexprimable symphonie de la mort d'Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n'at-on pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka, insupportables bavards qui brisent l'action dramatique autrement claire et compréhensible à l'orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de coupures!... Combien, pour peu qu'on soit familiarisé avec les leitmotiv wagnériens et qu'on puisse suivre la marche du drame dans ses développements harmoniques, le bonheur est plus complet d'écouter Wagner dans quelque coin obscur d'une galerie ou d'une loge dite « d'aveugle », à l'écart des élégances qui s'ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.) Dans un monde d'artistes et de littérateurs indifférents à la musique, Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu'elle était, comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les danseuses de l'Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à cette fin de les essuyer sur le dos d'un grand homme qui passe » (Baudelaire : «l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement sur le monde musical. Il n'est pas de musiciens, considérés connue plus ou moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d'Indy, Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre d'autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer purement français. Il n'en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique. Le wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de multiplier l'activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui. D'abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu'elle eut trouvé en César Franck l'appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre remarquable dans une quasi-solitude remplie par l'art, avec une conscience et une grandeur d'âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et l’hostilité de son temps. S'il n'avait pas le génie de Berlioz, il avait une connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais (1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l'Ecole Supérieure de Musique, dirigée par V. d'Indy. Les musiciens continuateurs de l'œuvre de C. Franck furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la réaction antiwagnérienne ; elle rompit d'autant mieux le charme wagnérien qu'elle s'accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit. Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules antérieures, de ne pouvoir se passer de la scène ; elle est par-dessus tout du théâtre. Elle a ouvert cependant des voies nouvelles nécessaires. Plus que dans le drame lyrique, le théâtre musical s'est renouvelé dans la danse. Autant la collaboration de la poésie et de la musique est arbitraire et contradictoire, autant celle de la danse et de la musique est complémentaire et nécessaire. Le rythme commun scelle leur union. Il n'est pas une danse sans musique, il n'est pas une musique qui ne puisse être dansée, même la plus grave, la plus solennelle. La musique est 1'âme de la danse ; la danse est la réalisation plastique de la musique. La révélation que furent les ballets russes détermina un bouleversement complet dans les conceptions de la mise en scène et de l'interprétation dramatique musicale. Celle-ci prit alors sa véritable expression et toute son importance. Commencée pur Debussy, et on peut dire en marge du monde musical par Erik Satie, vrai novateur toujours incompréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit compréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit mort, l'œuvre de renouvellement musical est continuée pur les Dukas, Ravel, Florent Schmitt, Roussel,. Honegger, Darius Milhaud, Poulenc, les russes Stravinsky et Prokofiev, l'espagnol De Falla, qui sont les plus notoires parmi les vivants actuels, et d'autres plus jeunes. Elle s'étend à toute la musique dramatique et symphonique et à tous les genres, depuis le drame lyrique (opéra), le ballet, l'oratorio, jusqu'à la symphonie et la musique de chambre. Mentionnons, en regrettant de ne pouvoir nous y arrêter davantage, les musiciens russes dont l'œuvre a eu une part si considérable d’influence dans la nouveauté du mouvement musical actuel, les Glinka, Dargomisky, Tchaïkovski, Balakireff, Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski. C'est dans le folklore russe dans son inépuisable source populaire d'inspiration, que la musique russe a pris l'originalité et l'intensité de vie qui la caractérisent. En Allemagne, formant la transition entre Liszt-Wagner et les jeunes musiciens actuels, Brahms, le plus opposé aux novateurs, Bruckner, le plus hardi parmi ceux-ci et son disciple Hugo Wolf, véritable génie musical mort trop jeune, à qui R. Rolland a consacré un article plein d'émotion, Richard Strauss, Mahler, Humperdinck.

LA MUSIQUE ART SOCIAL. - R. Rolland a écrit, en parlant de la portée sociale des œuvres de Berlioz : « Comment de pareilles œuvres sont-elles négligées par notre démocratie, comment n'ont-elles pas leur place dans notre vie publique, comment ne sont-elles pas associées à nos grandes cérémonies? - C'est ce qu’on se demanderait avec stupéfaction, si l'on n'était habitué, depuis un siècle, à l'indifférence de l'Etat à l'égard de l’art. Que n'aurait pu faire Berlioz, si les moyens lui en avaient été offerts, ou si une telle force avait trouvé son emploi dans les fêtes de la Révolution! » L’indifférence de l'Etat à l'égard de l'art est celle de la démocratie qu'il représente. Pour qu'il réalisât cette œuvre populaire que R. Rolland voudrait lui voir accomplir, il faudrait d’abord qu'une véritable démocratie ne continuât pas « la sale et stupide République » que Berlioz voyait déjà dans celle de 1848. Berlioz ne se dressait pas contre la révolution et la démocratie, mais lorsqu’il invectivait « l'infâme racaille humaine », il avait, comme Renan, comme Flaubert, l'intuition de ce qu'elle ferait de cette révolution et de cette démocratie (voir Muflisme). L'Etat suivant la platitude de son élite gouvernante, « ne peut permettre qu'un certain degré d’art » (M. Leygues, ministre des Beaux-arts). Le fait qu’un Berlioz peut faire partie de l'Institut ne change rien à ce principe pas plus que celui d'un César Franck égaré dans le professorat du Conservatoire où il scandalisait les Massé les Reber les Bazin, producteurs de rogatons musicaux, parce qu'il avait « l’audace de voir dans l'art autre chose qu'un métier lucratif » (R. Rolland). Depuis un siècle et demi que l'Académie des Beaux Arts a fait une place à la musique dans l’aréopage en y admettant six musiciens, on se demande quelle espèce de services elle lui a rendus. Si, en Chine, depuis des milliers d'années, il y a au gouvernement un ministère de la musique, en France on n'a jamais eu un ministre que la musique ait intéressé, sauf en dilettante et comme protecteur de certaines de ses vestales. Malgré l'importance de la musique, la pédagogie officielle l'ignore ou ne s'en occupe que suivant des méthodes absolument incohérentes. L'organisation de son enseignement est d’une lamentable pauvreté, abandonnée à des initiatives parfois généreuses, trop souvent fantaisistes, sans programme sérieux qui la mettrait à sa vraie place dans la culture générale. L'enseignement démocratique, de plus en plus préoccupé de préparation guerrière et patriotique, aurait probablement banni la musique des écoles primaires si elle ne servait à apprendre aux enfants les exercices militaires en chantant : « Petits enfants, petits soldats, Qui marchez comme de vieux braves... » On a vu, dans les premiers jours de la guerre de 1914 ces défilés d’écoliers, conduits dans les rues par leurs instituteurs en « service commandé », piaillant une Marseillaise qu'ils n'avaient jamais appris à chanter ensemble et en mesure. L'éducation musicale populaire est le dernier souci de la démocratie. Elle estime faire tout son devoir quand elle subventionne quelque orphéon ou quelque musique de pompiers, et encore ne le fait-elle pas pour la musique. Quand l'orphéon a bien chanté, quand les pompiers ont bien soufflé dans leurs embouchures, ils ont soif et ils vont boire ; cela fait marcher le commerce des bistrots, « remparts de la dignité nationale ». En 1927, dans les nouveaux programmes de l'enseignement secondaire, on oublia tout simplement d’inscrire la musique. On ne l'ignore pas moins dans les ouvrages en usage dans cet enseignement. Après avoir longuement raconté des niaiseries sur les faits et gestes des rois et de leur séquelle, exalté leurs victoires, dissimulé leurs crimes, « plutarquisé » effrontément l'histoire, on fait une petite place à la science, aux lettres, aux arts. On cite quelques noms de ces savants, de ces poètes, de ces artistes qui purifient le passé de toutes ses infamies, mais on ne fait aucune mention des musiciens. L'histoire officielle n’a jamais connu que le tambour, et elle met une sorte de pudeur à dire que les vainqueurs de Valmy chantaient la Marseillaise. Dans les lycées, les cours de musique sont le plus souvent des séances d'épouvantable « chahut » où le malheureux professeur, qui n'a rien d'un Orphée, est impuissant à charmer les jeunes fauves déchaînés contre lui. La musique, « art d'agrément », n'est pas une matière du baccalauréat, et la jeunesse qui se prépare dans des voies « réalistes » n'a pas à s'embarrasser la cervelle de cette « futilité ». Dans un état social où la civilisation ne serait pas le triomphe de la flibusterie financière et de la barbarie guerrière, on ne comprendrait pas que dans les établissements d'enseignement il n'existât pas des chœurs capables d'apporter leur concours à des fêtes musicales, et que ces chœurs n'existassent pas au moins dans les conservatoires, avec obligation pour tous les élèves de chant d'en faire partie. Mais les conservatoires ne sont que des écoles de vanité cabotine où tous professeurs et élèves, sauf quelques honorables exceptions qui n’influencent aucunement l'ensemble, ne cherchent qu'à se faire une situation personnelle aux dépens de leurs camarades et surtout de la musique. Quelle autre besogne pourraiton demander à ces conservatoires lorsqu' on voit les conditions matérielles de leur existence? Il y en avait trente-six en 1914, il y en a actuellement quarante-quatre appelés pompeusement « nationaux ». En 1914 la subvention que l'Etat leur accordait était de 121.675 francs ; elle n'est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en plus et le franc à quatre sous!... Certains de ces conservatoires, qui comptent plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs! Aucun crédit n'est prévu pour le l'emplacement du matériel, l'achat de partitions, celui de pianos qui coûtent aujourd'hui 10 à 18.000 francs, etc... Des professeurs ont des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet, président de t'Association des directeurs des conservatoires nationaux). L'enseignement supérieur n'est pas mieux partagé que le primaire et le secondaire. Nous avons vu qu'au moyen âge il y avait des chaires d'enseignement musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il y en a une seconde, héritée de l'Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue une ville française. En Allemagne, il n'est pas une Université où la musique ne soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l'Université de Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la Sorbonne! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme disait ironiquement Daumier. On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur séparation d'avec les prolétaires, à la faveur d'Aristote tripatouillé par Thomas d'Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu'elle inspire et qui serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme elle le fut du communisme de Platon et de l' l'Utopie de Thomas More. Le seul et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts. Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y brûle encore. Ce n'est pas à l'Etat, c'est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait des résultats remarquables, qu'on dut, en 1836, la fondation du premier orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux efforts d'un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C'est ainsi qu'une œuvre d'éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses et si ardentes qu'elles soient, ne peuvent suffire à l'élever au niveau qui devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm : « Les cœurs sont bien près de s'entendre Quand les voix ont fraternisé ! » Mais les pouvoirs publics ont autre chose à faire qu'à encourager la fraternisation des voix et l'entente des cœurs. C'est toujours par les seules initiatives privées que des groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d'Unieux (Loire), et interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner. L'initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles primaires de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la musique. D'autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens, restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement distancée par l'étranger, l'Allemagne, en particulier, et même la « barbare » Russie où la musique populaire est d'une extraordinaire vitalité. Tout l'effort de l'Etat, pour l'art musical, se concentre sur l'Opéra et l'Opéra-comique. Le premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend de moins en moins de services à l'art musical. Mais il continue à faire partie du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s'intéresse plus à lui-même qu'au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si, depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu'il y soit fort mal chemine cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des chefs-d'œuvre du passé : Armi sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une nouvelliste écrivait : « J'ai trouvé l'Opéra en assez mauvais état, à la danse près qui est plus parfaite que jamais ». Seule encore aujourd'hui, la danse réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux, Le véritable théâtre musical est, à Paris, l'Opéra-comique, depuis qu'il a rompu avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet, Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpen Debussy, Ariane et Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d'A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse, de S. Lazzari, l'Heure Espagnole, de Ravel, etc... Il est fâcheux que l'art inférieur du véris des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre, les chefs-d'œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu'à l'Opéra. Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme Caron, d'Orphée, avec Mme Delna, de Fidelio, avec Mme Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter que l'orchestre et les chanteurs de l'Opéra-comique, pas plus que ceux de l'Opéra, n'arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n'est pas dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à leur aise, sans doute parce qu'il s'y fait généralement plus de bruit que de musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province? Sauf de très rares exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public. Il n'y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien souvent que des « affaires » où 1a musique à plus à perdre qu'à gagner, livrée qu'elle est à tous les procédés du banquisme. Les premiers grands concerts furent ceux de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, fondée en 1828, sous la direction d’Habeneck. Bien que souvent retenue par la routine académique, cette société fit beaucoup pour le progrès musical. Elle commença la vulgarisation des symphonies de Beethoven dont le lumineux sillon ouvrit la voie à la musique symphonique quasi-ignorée en France. Elle admit Berlioz à ses programmes avant qu'il fût membre de l'Institut. Ce ne fut que vingt ans après, en 1848, qu’on vit le premier essai d'une entreprise de concerts indépendante. Seghers la créa sous le titre de Société de Sainte-Cécile. Elle dura jusqu'en 1854. En 1861, Pasdeloup fonda les premiers concerts populaires de musique classique. L'intention était remarquable et, si les résultats artistiques furent assez médiocres, l'entreprise n'en favorisa pas moins le goût musical qui s'éveillait dans les milieux intellectuels. L'intérêt soulevé par ces concerts provoqua la formation de la Société Nationale, en 1871, puis des Concerts Colonne, en 1871, et des Concerts Lamoureux en 1882. La Société Nationale répandit véritablement la connaissance de la musique symphonique et celle surtout des nouveaux musiciens français. Colonne s'appliqua à faire connaître Berlioz ; Lamoureux se voua à Wagner. Le vrai concert populaire où la musique, consciencieusement interprétée fut offerte au peuple, fut chez Colonne. Ses concerts ont fait une œuvre admirable pour la jeunesse studieuse et laborieuse que « l'ouvriérisme » ne détournait pas de la recherche intellectuelle et de la joie spirituelle. Les concerts Lamoureux avaient une clientèle plus aristocratique, mais pas plus intelligente ni plus vibrante d’un pur enthousiasme. Depuis, diverses sociétés de concerts se sont formées, se faisant une concurrence souvent plus boutiquière qu'artistique et dont les destinées n’ont pas toujours été heureuses. C'est que la musique ne trouve, parmi l’immense population parisienne, qu'un public assez restreint ; il serait insuffisant à faire vivre les entreprises musicales sans l'appoint important des étrangers de passage. En province se fondèrent aussi des sociétés de concerts qui plus ou moins prospérèrent et suivirent généralement les programmes des concerts parisiens. Le public populaire qui ne s'abandonne pas aux basses productions de la musique théâtrale, du café-concert et du cinéma plus ou moins « sonorisé », fréquente quelque peu ces concerts, lorsqu'ils ne lui sont pas fermés par le snobisme. Il y met même une bonne volonté qui mériterait les encouragements sérieux d'un état social moins appliqué à l'abrutir. Mais tout se tient. On ne peut vouloir embellir l'existence intellectuelle et morale d’hommes qu'on veut tenir économiquement dans l'esclavage ; au travail-machine correspond la distraction machine, au travail qui épuise le corps correspond le plaisir qui stérilise l'esprit. Plutôt que d’embellir la vie du travailleur, ses maîtres et leurs domestiques trouvent toujours que sont assez bons pour lui les ersatz, des sous-produits que des entrepreneurs d’ignominies fabriquent à son usage, estimant que la bonne musique n'est pas plus faite pour lui qu'une nourriture saine ou un bon pardessus. Si, « démocratiquement », on lui fait la faveur de lui offrir de la bonne musique, il ne faut pas qu'il soit trop difficile sur la qualité. C'est ainsi qu'on lit dans des journaux même socialistes, des opinions de ce genre : « Pour attirer le public au concert, il n'est pas indispensable de lui donner des exécutions parfaites, mais simplement de lui présenter des œuvres dont il comprend la valeur et dont il goûte la beauté, même à travers les imperfections qui résultent surtout d’une trop hâtive préparation ». Eh bien, nous disons énergiquement : Non!... Pas d'art du tout, plutôt qu'un art « socialisé » de cette façon. C'est là une manière de faire « l'éducation musicale » du peuple, aussi pernicieuse que celle dont on fait son « éducation politique » ; la première lui fait perdre le sens du beau comme la seconde lui enlève toute vertu civique. Les démocrates-éducateurs suivent ainsi le courant général qui fait la contusion des classes dans le marais intellectuel du muflisme où il n’est plus rien que de bas. On s’habitue à des approximations, en musique comme en toutes choses, parce que l'utilitarisme tue le goût et que la mécanisation asservit l'intelligence et détruit le sentiment. Il faudrait que les travailleurs comprissent bien toute la puissance éducative et émancipatrice de la musique. Elle rend l'individu plus fort, elle enrichit sa valeur collective, elle élargit sa puissance d'association et d'action. L'exemple le plus caractéristique de ce que peut faire la volonté populaire associée à une noble idée nous est donné aujourd'hui par les Fêtes du Peuple qui offrent aux travailleurs parisiens les plus magnifiques concerts qu’ils aient jamais eus. Ces fêtes sont nées de l'effort d'Albert Doyen, grand musicien et véritable artiste pour qui l’art n'a de signification que s'il est social. Après avoir commencé, il y a douze ans, en groupant pour chanter une centaine de travailleurs de toutes les professions, il a peu à peu élargi son œuvre, adjoint à son chœur un orchestre, et il est arrivé à offrir au public populaire qu'il convie dans les faubourgs, des fêtes musicales et poétiques qu'aucun grand concert ne lui offre. Aucun snobisme ne se mêle à l'élan spontané des prolétaires qui y participent, exécutants et auditeurs. Ils réalisent ainsi la grande pensée que Wagner a fait exprimer à Hans Sachs dans ses Maîtres Chanteurs de Nuremberg : « Le Peuple et l'Art sont solidaires ; ensemble ils fleurissent et prospèrent ». Ils poursuivent ainsi le but non moins magnifique de Berlioz qui voulait la liberté de la musique par la liberté humaine. Ils montrent la voie de la véritable émancipation au prolétariat tout entier, lorsqu’ils chantent l’hymne sublime de Beethoven : « Que la liberté descende De son radieux palais, Que sur nous elle répande La concorde avec la paix...

...Plus de haines, plus de guerres, Grâce à son pouvoir vainqueur : Tous les hommes sont des frères Et n’ont plus qu’un même cœur ».

- Edouard ROTHEN.

NOTA. - Nous nous sommes tenus, dans cet article, pour ne pas lu i donner des développements hors de proportion avec le cadre de l'E.A. à parler de l'histoire de la musique, de ses transformations et de son importance sociale. Nous n'avons pu parler que superficiellement de l'usage qui en est fait, d'abord par les trafiquants qui l'exploitent en faisant servir habilement les instincts et les sentiments humains au négoce qui est le leur, ensuite comme moyen d'abrutissement social et de démoralisation humaine. Tout cela se tient avec le système de médiocratie avilissante auquel est tombée la société actuelle et que nous avons dénoncé dans différents articles, notamment dans Art, Beauté, Lettres, Littérature, Muflisme. - E. R.

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