Le mouvement social actuel
s'est débarrassé, en grande partie, des préjugés religieux. Mais, il est encore
trop imprégné des préjugés politiques et de la mystique étatiste. Les classes
inférieures de la société – si longtemps portées par leur faiblesse à s'en
remettre à leurs maîtres du soin d'assurer leur bonheur – n'ont pas encore
compris cette vérité pourtant évidente : c'est que la constitution d'une
autorité a toujours été et sera toujours le plus grand obstacle à leur
émancipation.
Le mouvement social
d'aujourd'hui revêt de multiples formes. Mais, dans l'ensemble, on peut dire
qu'il place les libérations matérielles au premier plan, et en cela sa logique
est sûre. La liberté politique et la liberté morale ou d'opinion ne sont et ne
resteront que de pures abstractions, vides de tout sens précis et surtout de
réalité, tant que l'assujettissement économique prévaudra. Un homme qui doit se
soumettre, afin de pouvoir manger, s'habiller et se loger, ne peut affirmer
qu'il est libre.
La révolution de 1789 et
toutes les révolutions politiques ultérieures ont pu proclamer solennellement
les droits de l'homme et du citoyen, instituer le suffrage dit universel,
affirmer mensongèrement la liberté de pensée ; par le fait que la richesse
sociale, les moyens de travail, sont restés le monopole d'une classe, tout le
reste, les proclamations de liberté, d'égalité et de fraternité sont et
demeurent des aspirations utopiques.
C'est ce qu'avaient déjà
compris, vers la fin de la grande révolution, Babœuf et quelques autres. C'est
ce qu'ont compris les écrivains socialistes, communistes et anarchistes qui ont
reconnu pour guides les Fourier, les Blanqui, les Proudhon, les Marx, les
Bakounine, les Kropotkine...
Déjà, la révolution de 1848,
puis ensuite la Commune de 1871, puis la Révolution russe ont montré que les
revendications matérielles occupaient la première place dans les préoccupations
des masses travailleuses. On parle moins aujourd'hui de conquête du pouvoir
politique et davantage d'émancipation économique, d'expropriation des classes
possédantes et gouvernantes, et d'administration de la vie sociale par les
organisations ouvrières.
Il existe encore des partis
politiques (socialiste, bolcheviste) étroitement mêlés à la lutte des classes
ouvrières, au mouvement social en général. Mais déjà, en beaucoup d'endroits et
en bien des groupements, on tient la politique en suspicion, on la combat, on
cherche à la bouter dehors comme indésirable et pernicieuse. Il y a bien des
retours en arrière, des contre-offensives des partis politiques, lesquels
reconquièrent pour un temps leur influence, mais l'effet de ces reculs est
toujours d'affaiblir les groupements où se livrent de tels combats. On peut
dire qu'il y a méfiance générale à l'égard de la politique. Au point que les
politiciens eux-mêmes se défendent d'en faire. Tout groupement sérieux, dans
n'importe quelle classe sociale, met la politique à la porte. Être politicien
est une tare mal portée. Le fascisme, rempart du capitalisme décadent, exploite
d'ailleurs aujourd'hui ce dégoût et cette désaffection avec une habile
démagogie et tente de les dévoyer vers le « salut » d'un pouvoir fort, ramenant
l'ordre et tarissant les abus... Notons cependant comme de bon augure le déclin
des solutions politiques : il montre que le mouvement social a su,
partiellement tout au moins, se libérer de néfastes espérances et d'une
dangereuse et stérile méthode.
Parallèlement, avec plus ou
moins de franchise et de bonheur le mouvement social actuel fait effort pour se
débarrasser de la religion, du patriotisme, de l'étatisme. Plus il est libéré
de ces entraves, et plus il apparaît énergique, actif et puissant.
Les formes principales du
mouvement social sont : le syndicalisme, le coopératisme et le mutualisme (voir
ces mots).
Le syndicalisme ouvrier a
mené de rudes batailles durent ce dernier demisiècle. Par des grèves, des
manifestations, des campagnes de propagande, il est arrivé à certaines
améliorations très appréciables sur les salaires, la durée du travail, la
protection des travailleurs. Il a contraint, en beaucoup de pays, le
législateur à s'intéresser aux questions ouvrières. Mais lorsqu'il se contente
d'obtenir le vote d'une loi et ne bataille pas pour son application, celle-ci
reste lettre morte. Le syndicalisme ne s'est pas contenté de grouper les
travailleurs pour la lutte et les améliorations immédiates, il a dressé un
programme de rénovation sociale, affirmant le droit des travailleurs à
reprendre la richesse sociale et à organiser le travail, qui restera un des
idéaux les plus vivants et les plus pratiques de réalisation de l'émancipation
sociale.
Le syndicalisme est
universel : il existe partout des syndicats ouvriers. Il est tantôt à caractère
réformiste, modéré, cherchant à réaliser, petit à petit, des améliorations et
tantôt d'esprit révolutionnaire, combatif et visant à la transformation du mode
de production. Il est devenu une force sociale qui joue un grand rôle dans la
société, et en jouera un plus conséquent encore lors des secousses
révolutionnaires.
Plus pondéré et plus terne
est le mouvement coopératif. Il a différentes formes : consommation,
production, crédit. Son but immédiat est de défendre le consommateur écrasé par
le commerce. Non seulement il combat le mercanti, mais tend à lui substituer
ses magasins de répartition. De même que les coopératives de production tendent
à remplacer le patronat.
Quoiqu'imprégné, en général,
de la mentalité bourgeoise, le coopératisme sous toutes ses formes est en même
temps qu'un moyen pratique et pacifique de défense actuelle, un effort positif
d'administration autonome qui prépare des cadres pour une société transformée.
Dans le monde, il y a des millions de coopérateurs et les opérations réalisées
par leurs groupements se chiffrent par dizaines de milliards.
Le mutualisme est une autre
forme du mouvement social, quoique effacé et timidement revendicatif ; très
pénétré aussi de bourgeoisie, il réalise néanmoins un premier stade vers
l'organisation de la solidarité sociale. Dans beaucoup de petites localités les
travailleurs, n'osant former des syndicats, ni même de coopératives, ont
constitué des sociétés mutualistes. Nous lui accordons peu d'attention et
cependant ce mouvement est plus important que nous le pensons, et, animé d'un
autre esprit, il pourrait rendre de grands services, et apporter sa part
appréciable à l'établissement d'un contrat social. Le mutualisme a souvent été
le premier pas vers le syndicalisme et la coopération.
Ces trois formes,
syndicaliste, coopératiste et mutualiste, du mouvement que nous étudions, sont
spécifiquement économiques. Elles représentent la figure d'ensemble actuelle
d'un mouvement social qui va des associations de pur réformisme aux groupements
d'opposition et de lutte anticapitaliste. Les influences religieuses en sont en
généralement écartées ; parfois, elles sont combattues avec force. Ce qui
domine, c'est un positivisme pratique et réalisateur.
La grande cause de faiblesse
de ces divers groupements est que le plus grand nombre n'a pas encore su se
libérer des croyances séculaires dans la hiérarchie. On y parle beaucoup
d'égalité, mais les faits contredisent ces propos. L'esprit d'inégalité, de
corporation, de privilège même entre ouvriers, persiste. De là des divisions,
des haines, des jalousies réciproques. On continue à attendre les interventions
d'en haut, on ne s'anime vraiment que pour se choisir des chefs chargés de
suppléer aux activités défaillantes. Indifférence, expectative pleine
d'apathie, soumission, crédulité, voilà qui caractérise la mentalité générale.
Malgré qu'il soit beaucoup question de liberté, la réalité est toute imprégnée
d'errements autoritaires. La forme théorique apparente de ces organismes est
une large démocratie. Mais on s'aperçoit vite que presque partout on s'en remet
à quelques individualités du soin de mener le bon combat et qu'elles exercent,
de ce fait, une sorte de dictature. Nombre de ces associations sont la proie du
régime personnel, que contrecarre à peine un contrôle illusoire et périodique.
Et lorsque ces groupements
s'agglomèrent en fédération, organismes régionaux et nationaux on assiste au
triomphe des méthodes de centralisations qui, dans tous les domaines, ont donné
de si déplorables résultats. La grande plaie du mouvement social est de vouloir
toujours calquer l'organisation politique des États, comme si les organismes de
rébellion et d'affranchissement pouvaient avoir – utilement pour les masses –
la même structure que les édifices de conservation et de privilèges et que les
armes qui se sont révélées si aptes à maintenir les peuples dans l'esclavage
pouvaient être aussi celles de leur libération.
On commande, alors qu'il
faudrait enseigner. On impose, au lieu de convaincre. Et cet esprit
d'initiative qu'il faudrait éveiller, les chefs s'emploient à l'étouffer,
lorsqu'il se manifeste, de crainte de perdre leur prestige... Aussi, division,
suspicions éparpillement des forces, affaiblissement de l'esprit de lutte,
découragement, stagnation, voilà ce que rencontre sur sa route un mouvement
social qui devrait être si puissant.
L'idéal qui apparait le plus
capable de donner au mouvement social l'unité et l'ardeur qui lui manquent pour
se lancer avec efficacité à l'assaut de la société bourgeoise, c'est l'idéal
libertaire. Celui-ci fait appel à la recherche et à l'activité de tous et de
chacun ; il fait table rase des sentiments de hiérarchie ; il n'accepte aucune
direction tyrannique : il ne retient que l'autorité morale du talent, de la
compétence technique ou générale, du dévouement éclairé. Il demande à chacun de
s'occuper personnellement des questions qui l'intéressent ; il s'efforce de
secouer cette paresse individuelle qui conduit aux délégations d'abandon. D'autre
part, plus profondément que toute autre, la philosophie libertaire vise à
débarrasser le mouvement social des attaches et des préjugés qui le paralysent.
Ne voulant imposer sa
dictature à personne, mais laisser au contraire à chaque groupement toute son
autonomie, afin qu'il réalise la part d'émancipation sociale qui lui incombe,
l'idéal libertaire représente la synthèse morale des différents courants du
mouvement social, susceptibles d'élever l'humanité marchant vers une liberté,
une égalité et une justice effectives. – Georges BASTIEN.
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