Qu'est-ce que la liberté? La
question n'est pas si facile à résoudre qu'à poser. Le Dictionnaire
encyclopédique Larousse fournit de la liberté, entre autres définitions,
celle-ci : « Faculté d'agir qui n'est gênée ni par une autorité arbitraire, ni
par des lois tyranniques ». Il ne s'agit là que de la liberté politique, bien
entendu, mais qu'il s'agisse de la liberté politique ou de la liberté morale,
toute définition de la liberté est nécessairement négative. On n'est pas libre,
en effet, de faire tout ce qu'on veut : même si l'on supposait anéantis ou
surmontés tous les obstacles s'opposant à la fantaisie on au caprice, il y a
des conditions biologiques dont l'individu ne peut pas s'évader. Entendue au
point de vue individualiste anarchiste, la liberté est un état où un individu
ne peut pas être davantage forcé à faire ce qui ne lui plaît pas que contraint
à ne pas faire ce qui lui plaît. Autrement dit, pour l'individualiste
anarchiste, il y a autorité ou tyrannie chaque fois qu'on est obligé
d'accomplir un acte indésiré ou qu'on est empêché d'effectuer une action
désirée. Les individualistes réclamant, revendiquant la pratique de leur
conception de la liberté pour tout le monde, il s'ensuit que, pour eux, la
liberté de chacun est inévitablement limitée par l'exercice de la liberté
d'autrui. C'est le principe de « l'égale liberté » ou de la « réciprocité en
matière de liberté ». De sorte que, toute autorité est arbitraire ou tyrannique
qui interdit à l'individu ou à l'association de faire ou ne pas faire, alors
même que cette action ou cette inaction n'empièterait pas sur la façon de se
comporter d'autrui. Il n'y a pas de loi ou d'autorité qui ne soit arbitraire ou
tyrannique, leur raison d'être étant d'intervenir dans l'action ou l'inaction
de l'administré ou du citoyen, même quand ce dernier n'entend en aucune façon
forcer autrui à faire ou ne pas faire comme lui. C'est ainsi que l'Etat, forme
concrète de l'autorité, puisqu'en possession des moyens de sanction, intervient
dans la liberté de la presse, la liberté de parole, la liberté de réunion, la
liberté d'association, la liberté de proposer ou d'expérimenter certains modes
de vie, certains systèmes d'éducation - la liberté de critiquer certains
préjugés, certaines entités, institutions sociales ou politiques. Il suffit que
l'Etat juge que l'exercice d'une liberté donnée nuit à son existence, à sa
morale, à son enseignement pour imposer silence à qui veut s'exprimer ou
réaliser au nom de cette liberté. Ainsi, en France, on ne peut pas, sous peine
d'emprisonnement, recommander l'abstention du service militaire, conseiller le
refus de paiement de tel impôt, vendre les moyens d'éviter la grossesse, faire
publiquement un cours d'érotisme pratique. Cependant, ceux qui accomplissent
ces actions ne songent nullement à imposer leurs conseils, à contraindre qui
que ce soit à venir les entendre. Et la loi est tellement arbitraire qu'il y a
des pays où on considère comme un délit de blasphémer (même en Italie), de
danser le dimanche (certains Etats de l'Amérique du Nord), de manquer de
respect à la Sainte Vierge (Espagne), actions qui se peuvent faire en France et
ailleurs. Par contre, en Russie soviétique, on peut colporter dans les rues et
annoncer à pleins poumons des brochures anticonceptionnelles, ce qui serait
sévèrement réprimé en France, en Belgique, en Suisse, etc. La liberté
d'expression, d'expérimentation, de réalisation s'entend, pour les
individualistes-anarchistes, hors de tout recours au dol, à la fraude, au
mensonge, etc., mais ils se considèrent en état de légitime défense à l'égard
de tout individu ou milieu qui refuse de traiter avec eux, après discussion
loyale, sur la base du principe de l'égale liberté. Le problème de la liberté
présente bien d'autres aspects et je ne veux qu'effleurer ici son côté
philosophique. Je ne sache pas que personne, scientiste ou philosophe, ait
encore résolu le redoutable problème de « la liberté de l'homme ». L'homme
est-il libre? Combien ont échoué sur cet écueil? Si l'homme est le résultat de
la lignée longue et enchevêtrée de ses ancêtres, d'une part ; si, d'autre part,
il est le produit de son ambiance tellurique - il n'est pas libre, il ne peut
pas choisir, il est déterminé. L'hérédité et l'environnement ne sont pas tout
cependant. Il est évident que l'unité humaine peut acquérir de nouvelles
connaissances, faire des expériences qu'ignoraient ses antécédents ou que n'a
jamais tentées son milieu. Ces connaissances, ces expériences peuvent l'amener
à réfléchir, à modifier son mode de vivre, sa conception de la vie, à
construire une éthique « autre », à être enfin une personnalité quelque peu
différente de celle qu'il aurait été sans ces acquis nouveaux. Ce déterminisme
nouveau et personnel (ce peut être un déterminisme d'association) peut
logiquement dans certains cas, dans un grand nombre de cas peut-être, s'opposer
au déterminisme social ou moral d'un ensemble, d'une époque. Cela explique les
effets, l'influence que peuvent avoir une éducation, une propagande. Il peut y
avoir conflit, lutte entre le déterminisme nouveau d'un individu, d'un groupe
et le déterminisme coutumier du milieu où évolue cet individu ou ce groupe,
etc. Bien entendu, cette opposition, ce combat ont lieu au-dedans des limites
du déterminisme humain général, elles ne présentent rien d'extranaturel. C'est
dans cette bataille constante entre le déterminisme particulier, pour restreint
qu'il soit, et le déterminisme global, malgré sa puissance, que j'aperçois la
possibilité de choisir une conception de vie de préférence à une autre, voire
de se créer une ligne de conduite « différente ». Dans la pratique les hommes
vivent sur l'illusion de la liberté. Celui qui peut aller çà et là, marcher,
parler, courir, se mouvoir se dit libre par rapport à l'être astreint à la
réclusion dans un bâtiment dont on ne peut sortir ni la nuit, ni le jour,
soumis à l'observation de règlements restrictifs des mouvements individuels. L'homme
qui n'est assujetti qu'à un nombre restreint d'obligations s'affirme
indépendant par rapport à celui qui est l'esclave d'un grand nombre
d'engagements. Et tout n'est pas qu'illusion dans cette appréciation relative
de la liberté. A un autre point de vue, on peut considérer les anarchistes
comme une espèce d'humains que la réflexion a menés à considérer que la
liberté, même avecles excès qu'elle implique, vaut mieux, d'une façon générale,
que l'autorité, même avec les bienfaits qu'elle comporte.
- E. ARMAND
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