Le problème de la liberté est un des problèmes les
plus difficiles à résoudre parce qu'il essaie de concilier la liberté de penser
et de vouloir qui nous paraît absolue avec le déterminisme objectif qui paraît
également absolu. La liberté pourrait se définir ainsi : possibilité pour
l'individu de réaliser totalement son déterminisme. Ce déterminisme ne se
précise à notre entendement que par des pensées et des vouloirs, lesquels se traduisent
et s'extériorisent par des actes modifiant le milieu conformément à notre
volonté. Si le jeu de notre pensée, si nos réflexions, nos préférences, nos
choix, nos jugements peuvent s'exercer en nous sans aucune limite apparente et
nous donner l'impression d'une liberté intérieure absolue, la réalisation
objective de nos volontés rencontre au contraire des obstacles nombreux
réduisant considérablement notre liberté d'action. Cette résistance extérieure
contraignant notre volonté, entravant notre action, constitue la limite même de
notre liberté et par conséquent sa cessation. Ainsi donc, d'une part, nous
avons conscience d’une liberté intérieure absolue ; de l'autre, nous avons
également conscience que cette liberté se heurte à des difficultés s'opposant à
son épanouissement... Pour concilier ces deux aspects du problème il est
nécessaire de les étudier séparément, à seule fin de connaître la réalité même
du moi volontaire, son origine, sa formation, ses attributs, ses manifestations
; ensuite d'analyser les causes extérieures restreignant son expansion.
L'analyse introspective ne nous renseigne point sur la formation de notre moi.
Nos plus lointains souvenirs se perdent dans l'inconscience du premier âge.
L'étude objective nous permet au contraire de suivre la formation des êtres
s'engendrant les uns les autres et de reconnaître quelques principes généraux
s'appliquant à la détermination des phénomènes vitaux. C'est ainsi que
l'observation nous montre l'hérédité et l'éducation jouant un grand rôle dans
la formation des individus. Chaque espèce animale se reproduit suivant son type
moyen et, comme l'on dit judicieusement, les chiens ne font pas des chats. Si
les caractères physiques généraux des parents se reproduisent dans les enfants,
les caractères psychiques s'y retrouvent également, quoique la fécondation
croisée, mêlant l'hérédité du père et de la mère, crée un être nouveau
différant quelque peu de ses parents. Mais il est facile de comprendre que le
moi de l'enfant est inévitablement la conséquence des innombrables croisements
ancestraux l'ayant précédé et qu'il ne peut pas plus choisir son caractère que
la couleur de ses cheveux. Il est un produit, un résultat. Il en est de même de
l'éducation. Subissant l'influence du milieu, il réagit contre ce milieu
suivant ses facultés naturelles et héréditaires et toutes ses perceptions, ses
souvenirs, actions et réactions subies dans l'espace et dans le temps
constituent sa personnalité... Le moi n'est donc pas quelque chose d'immuable,
d'éternel, d'absolu, ni de sacré. Il est une forme physiologique et psychique
momentanée de l'être sans cesse soumis aux lois de l'évolution et ses
manifestations ne sont que l'expression de son acquis héréditaire et éducatif.
Formuler une volonté, c'est traduire une réaction esquissée probablement par un
ancêtre lointain, complétée par une éducation subie suivant les hasards de la
vie. S'accepter tel que l'on est, réaliser ses vouloirs sans réflexions
profondes c'est peut-être obéir à la tyrannie d'un ancêtre, ou se courber sous
une éducation mystique ou malfaisante qui nous a déformés. Nous voyons donc que
la conscience de notre liberté ne signifie rien, car le dément se croit aussi
libre que l'homme sain. C'est le jugement, la raison, l'évaluation exacte des
choses qui doivent seulement nous guider et non pas notre fantaisie et notre
bon plaisir ; lesquels d'ailleurs peuvent être complètement opposés à notre bonheur
véritable et à la conservation même de notre vie. La liberté pourrait alors
s'exprimer comme la possibilité d'agir selon notre raison. Même en ce cas les
obstacles à notre déterminisme raisonné subsisteront et nous pouvons les
étudier suivant leurs aspects différents ; soit que ces obstacles soient
naturels ; soit qu'ils soient sociaux ; soit enfin qu'ils proviennent de notre
nature même, d'une erreur de jugement. Les obstacles naturels sont constitués
par toutes les lois naturelles inévitables dont l'homme triomphe parfois par
leur connaissance et leur compréhension. Ce n'est que par l'étude des
propriétés de la substance et de l'énergie ; c'est en se pliant aux nécessités
objectives en harmonie avec les phénomènes vitaux que l'homme atteindra son
maximum de puissance et de joie et non en suivant irrésistiblement ses
penchants, produits lointains de l'ignorance et de l'animalité. Les obstacles
sociaux peuvent s'analyser au double point de vue présent et futur.
Présentement les préjugés, les habitudes, les mœurs, les coutumes, les
traditions, les lois, fruits mauvais de l'ignorance passée, constituent des
entraves considérables à une liberté raisonnée. Nous devons détruire ces causes
malfaisantes éternellement opposées à toute amélioration de la vie humaine.
Mais toute société quelle qu'elle soit ne peut se réaliser qu'avec une certaine
harmonie, un rythme, une coordination de l'activité humaine, assurant la
cohésion des efforts et non leur dispersion. L'examen impartial des difficultés
d'organisation sociale démontre les nécessités inéluctables inhérentes à toutes
associations, à toutes collectivités et les obligations individuelles résultant
du fait même de l'association. La conception religieuse et métaphysique de la
liberté développe malheureusement dans l'esprit des humains une conception tendant
à représenter la vie sociale comme une contrainte s'opposant à la liberté
individuelle. C'est supposer, bien gratuitement, que l'homme est naturellement
libre et que sans la dite société il le serait vraiment. Il suffit d'observer
le fonctionnement du corps humain pour voir que ce corps est soumis à des
nécessités physiologiques que notre caprice peut déséquilibrer, ou vouloir
ignorer, mais que la sagesse nous conseille de satisfaire raisonnablement. Nous
ne sommes pas libres, si nous voulons vivre dans la joie, de nous rendre
malade, de nous faire du mal et d'en faire aux autres. Nous ne devons vouloir
et désirer que ce que notre raison nous montre comme convenant à notre volonté
d'harmonie. Il en est de même au point de vue social. Si la vie collective
présente des avantages et s'impose par la nécessité de lutter contre les forces
naturelles ; si l'homme augmente ainsi sa puissance et ses loisirs, il n'est
pas raisonnable de dire qu'elle est une contrainte puisqu'au contraire elle est
une moindre contrainte que l'état naturel où l'homme est infiniment plus
absorbé par la lutte pour la vie. L'association étant utile et nécessaire à
l'homme nous devons conclure qu'elle augmente sa puissance d'action
individuelle au lieu de la diminuer. Tout le reste est du mysticisme. Cela ne
veut pas dire que toutes les formes sociales soient bonnes. L'ignorance et la
bestialité pèsent encore sur l'humanité et le passé héréditaire et traditionnel
nous étreint de toutes parts. Les formes autoritaires actuelles nécessitées par
les luttes d'autrefois s'opposent à la transformation des humains, à leur
évolution progressive vers l'entente harmonieuse et fraternelle. Les meilleures
formes sociales seront données par l'expérience, aidée par l'observation et le
bon sens de chacun. C'est en laissant les individus se grouper selon leurs
conceptions particulières, s'isoler même si cela leur convient, après partage
du bien collectif et de l'héritage social, que les meilleures sociétés se
réaliseront. Ce n'est, il est vrai, que de l'empirisme social, mais cet
empirisme est infiniment moins dangereux que de fausses sciences sociales,
fabriquées artificiellement sur de courtes durées, selon des états sociaux
transitoires et trompeurs. La vraie science sociale ne se créera que sur
l'observation même de la vie ; sur les manifestations profondes de l'activité
humaine, par l'étude des conditions subjectives et objectives favorisant le
développement des individus. Il est alors probable que la notion métaphysique
de la liberté disparaîtra ; que le bon plaisir tyrannique cessera pour faire
place à un concept plus exact et plus fécond pour la vie individuelle et
sociale : la volonté d'harmonie. Volonté d'harmonie individuelle : coordination
raisonnée des pensées et des gestes individuels pour la réalisation de sa vie
dans la joie. Volonté d'harmonie sociale : coordination raisonnée des gestes
sociaux pour réaliser le bien-être et la fraternité. Ainsi notre volonté
d'action et les résistances objectives se trouveront conciliées par notre
raison, par notre volonté d'harmonie. Mais n'oublions pas que toute volonté
extérieure contraignant cette volonté d'harmonie est une tyrannie ; que la
seule détermination de l'homme doit être sa propre raison et que rien de
durable et de bon ne se construit sur la violence destructrice de toute raison.
- IXIGREC
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