Faculté de faire ce que l'on veut, et de se refuser à
faire ce que l'on ne veut pas, sans que soient opposés, à la manifestation de
la volonté, un obstacle ou une sanction quelconques. La liberté de l'homme au
sein de la nature est très limitée - si tant est qu'elle ne soit point
complètement une illusion provenant de l'ignorance où nous sommes des causes
déterminantes de la plupart de nos actions. Nous sommes obligés de compter avec
les lois naturelles et de nous adapter à leurs exigences, sous peine de
souffrance, de maladie, et de mort. Les influences de l'hérédité et du milieu
dans lequel nous avons été appelés à vivre, pèsent très lourdement sur notre
constitution anatomique et physiologique, et sur nos caractéristiques
intellectuelles. Nous ne pouvons supprimer le vieillissement consécutif à
l'usure de nos organes. Il ne nous est pas loisible d'échapper au trépas final,
quels que soient les efforts que nous ayons faits pour en retarder la venue.
Enfin, le souci de nous assurer - non pas même le confort et les plaisirs
auxquels nous sommes profondément attachés - mais simplement le minimum de ce
qui est nécessaire pour nous alimenter et nous couvrir, nous contraint à des
tâches journalières souvent pénibles, dangereuses ou rebutantes, qu'il nous
faut assumer sans trêve si nous voulons conserver les avantages acquis par nous
dans la lutte pour l'existence. La liberté de l'homme au sein de la société
humaine n'est, dans la plupart des cas, pas beaucoup plus avantagée. Durant la
première enfance, notre faiblesse physique, et notre manque de jugement, nous
placent sous la domination des personnes adultes de notre entourage. Un peu
plus tard, lorsque notre intelligence s'éveille, c'est pour se heurter aux limites
étroites imposées par le catéchisme et les programmes scolaires qui, loin de
favoriser le talent personnel et les initiatives, semblent trop souvent vouloir
les décourager à jamais. Puis c'est le régiment qui s'efforce, par ses
méthodes, de briser les volontés individuelles, et d'amener le jeune soldat à
une obéissance passive de tous les instants, « sans hésitation ni murmure ». Et
voici qu'au moment où, ayant dépassé sa majorité, l’être humain semble devoir
être libéré de la plupart de ses chaînes, d'autres servitudes s'annoncent. La
pauvreté et l'autorité paternelle lui interdisent fréquemment de s'unir sous le
signe heureux de l'amour partagé. Si la fortune ne lui a pas souri, il lui faut
renoncer à la plupart des libertés accordées par les lois, renoncer presque
totalement à vivre selon ses aspirations, s'atteler, de longues heures durant,
à des travaux peu attrayants et mal payés, en attendant que la vieillesse, lui
ayant progressivement fait perdre ses énergies pour le combat, fasse de lui
définitivement un vaincu à la merci de tout le monde. D'aucuns, en présence de
telles constatations, paraissent surpris que l'on puisse encore, les admettant
avec leurs conséquences, parler de libre-pensée, de libre examen, ou de système
sociaux se réclamant de la liberté. C'est qu'ils ne font, souvent à dessein,
qu'une seule et même chose du problème philosophique de la liberté par rapport
au déterminisme, et du problème de la liberté personnelle dans l'état de
société, alors qu'il s'agit de considérations sur deux plans bien différents.
Alors que le premier a pour objet de rechercher si la cause de nos actions est
dans un attribut de notre être spirituel : le libre choix, ou bien dans des
circonstances extérieures à notre individu, le second a pour objet de supprimer
le plus possible les entraves à la satisfaction de nos besoins raisonnables,
comme de nos aspirations intellectuelles et sentimentales, que leur origine
soit, ou non, dans le déterminisme ou le libre choix. L'expérience démontre,
d'ailleurs, que rechercher à ce dernier problème une solution toujours plus
étendue n'est nullement utopique. Nous nous libérons un peu plus des
contraintes naturelles chaque fois qu'une découverte scientifique appliquée à
l'industrie, à l'hygiène, ou à la médecine, vient faciliter la production,
réduire l'obstacle des distances, augmenter notre sécurité, ou nous prémunir
contre la maladie... A mesure que s'accroît sa connaissance, l'homme, jadis
jouet des forces physiques aveugles, et qui les avait divinisées, apprend à
exercer sur elles sa puissance et à les faire servir, dociles esclaves, à son
utilité. Nous pouvons prévoir le temps, historiquement proche, où une humanité
d'ingénieurs, d'artistes, de techniciens et de savants avec très peu d'efforts
musculaires, et une durée de travail extrêmement réduite, sera à même de
fournir à la collectivité le bien-être, et même le luxe : tout ce qui peut
contribuer à intensifier l'existence, et à la rendre digne d'être vécue. Il en
est à peu près de même pour ce qui concerne les mœurs et coutumes, ou la
législation, bien que, sous ce rapport, le progrès soit demeuré très
retardataire sur ce qu'il a été dans le domaine des sciences appliquées. Quoi
qu'en disent certains pessimistes, nous sommes assez loin des époques où le
père de famille pouvait disposer de la vie de son fils, et le maître faire
fouetter son esclave ; où l'on pouvait être mis à la torture, pour n'avoir point
salué une procession, ou bien avoir soutenu une thèse scientifique non reconnue
par l'Eglise. Malgré certains accidents de la vie politique des nations, la
tendance générale de la civilisation est vers la liberté. On vise à débarrasser
les rapports sociaux des complications inutiles, à laisser l'individu faire ce
qui lui convient dans sa vie privée, et même dans ses manifestations publiques,
tant qu'il n'attaque point les fondements mêmes de l'ordre établi. L’abandon
des superstitions religieuses, le développement de l'instruction rationnelle,
l'adoption d'une morale biologique basée sur les meilleures conditions d'une
vie normale, et les avantages de l'entraide, permettraient de franchir avec
rapidité les étapes. Une humanité définitivement pacifiée, vivant en harmonie
parfaite, sans qu'aucun de ses membres use de licences condamnables à l'égard
de l'ensemble, sans que, par conséquent, la collectivité se trouve jamais dans
la nécessité vitale de réagir par la violence contre des éléments de
désagrégation et de mort, tel apparaît le résultat final de cette évolution, si
l'on considère que le progrès étant indéfini, il n'est pas de motif de fixer à
l'avance une barrière à l'acheminement humain dans un domaine quelconque...
Cependant un tel résultat suppose, pour être atteint, non pas seulement la
disparition de certaines formes transitoires de tyrannie capitaliste,
militariste, cultuelle, ou autre, mais encore la généralisation d'un état de
conscience, et d'habitudes de discipline personnelle stricte, dont actuellement
très peu d'humains sont capables de donner l'exemple. La disparition de
l'autorité dans la cité universelle, suppose, en effet, la disparition
préalable des compétitions de toute nature qui lui ont donné et lui donnent
inévitablement naissance, sous les aspects et avec les caractères les plus
différents, dans les circonstances les plus diverses de la vie, au service des
idéologies, comme des besoins économiques, les plus opposées, qu'il s'agisse
comme moyens de la police d'Etat, ou du lynchage anonyme et spontané. Le but
immédiat n'en demeure pas moins intéressant : tendre sans cesse à réaliser pour
tous et pour chacun le maximum de liberté individuelle compatible avec les
nécessités de l'association, et les possibilités sociales obtenues. Ceci, tout
en se souvenant, d'après la formule célèbre que, toutes choses égales
d'ailleurs, les orages de la liberté sont d'ordinaire préférables à la
trompeuse sécurité de la contrainte.
- Jean MARESTAN
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