Ainsi que les êtres physiquement
mal équipés pour la lutte, l'homme est doué d'instinct grégaire ; il n'a jamais
vécu à l'état d'isolement. Que nos observations portent sur les primitifs
encore existants ou même sur le monde préhistorique, toujours nous voyons
l'homme associé à ses semblables pour former des groupes plus ou moins
volumineux et complexes, hordes, clans, tribus, nations. Chez les espèces
démunies d'armes offensives, telles que les herbivores, le besoin de s'unir pour
la défense refoule toute autre tendance ; il en eût été de même chez l'homme si
son énorme développement cérébral n'eut fait de lui une créature d'exception
dans la série animale, un être anormal dont l'équilibre est éminemment
instable. Avant d'avoir été enrichie par une longue expérience, d'avoir procuré
aux hommes le moyen de dominer et de transformer la nature hostile,
l'intelligence était plutôt pour eux une cause de faiblesse qu'un fondement de
puissance. Il importait de contenir son activité car les notions qu'elle
apportait sur le monde, la variété des impressions qu'elle recueillait, les
inquiétudes mêmes qu'elle éprouvait étaient dans une certaine mesure
personnelles et tendaient à différencier les esprits, à les individualiser, à
dissocier le troupeau. Un conflit s'élevait fatalement entre l'appétit naissant
de liberté et l'instinct grégaire. Pendant une longue période, il fut
indispensable que ce dernier prévale ; c'est un point que Bagehot, dans ses
Lois scientifiques du développement des nations, a jadis mis en lumière. Rites
et pratiques singulières qui offusquent aujourd'hui notre raison avaient alors
leur justification dans la nécessité de maintenir un conformisme vital aussi
bien pour le groupe que pour l'individu. Cependant la tendance à l'individualisation
ne pouvait être indéfiniment comprimée, car dès qu'un groupe avait réussi à la
faire coexister avec des liens de solidarité moins étroits, et cela devenait
possible lorsque l'isolement, l'abondance fortuite des ressources lui
assuraient des conditions d'existence moins précaires, ce groupe différencié,
stimulé par les initiatives particulières, capable de progrès, s'assurait une
supériorité incontestable sur des rivaux attardés. Une structure sociale basée
non plus seulement sur l’instinct, sur la peur, sur l'autorité, mais sur le
consentement, si restreint et si peu conscient soit-il, caractérise le passage
de la société grégaire à l'organisation sociale. Ce passage ne pouvait
d'ailleurs être que progressif ; mais l'histoire, si nous avions le loisir de
la commenter nous montrerait que le niveau de la civilisation s'élève dans la
mesure où prédomine l'hétérogénéité sur l'homogénéité (contrairement à ce que pensait Spencer, le
sens des transformations du monde inorganique est tout différent), l'individu
sur le groupe, « le gouvernement de chacun par chacun, sur le gouvernement de
chacun par tous », comme disait Proudhon, l'organisation volontaire sur l'Etat
souverain, la liberté sur l'autorité. L'organisation sociale, loin d'être
exclusive de la liberté en est au contraire la condition même ; toutes deux
progressent de conserve. Cependant cette proposition rencontre des résistances
de deux côtés : de la part de ceux qui se font une idée fausse de la liberté et
de la part de ceux qui regardent comme définitives des formes transitoires de
l'organisation. * * * Gravés dans notre innéité, des vestiges de la religiosité
ancestrale nous portent à sentir en nous un principe d'action dont les
relations avec le milieu nous paraissent arbitraires, car leur chaîne se
prolonge au loin dans le temps. Cependant, notre raison se refuse â concevoir
une âme sans support matériel, sans rapports constants avec le monde où elle se
manifeste, la liberté n'est pas un absolu ; le sentiment de la liberté n'est
que le reflet intérieur d'un état d'équilibre mobile. « Si on explique que le
sentiment de la liberté est simplement une autre expression du fait que la
chaîne causale est à l'intérieur de notre conscience, et que nous sentons les
événements comme si nous en déterminions nous-mêmes le cours, contre cette
conception il n'y a rien à objecter » (Ostwald). L'homme est lié à ce qui
l'environne, il y a action et réaction réciproques. Nous nous sentons libres
quand les deux tendances sont en harmonie et cette conciliation dont nous
pouvons être les artisans est la première condition de la liberté. Il y en a
une autre. Au point de vue biologique on a pu dire très justement : « La
liberté consiste en une aptitude plus ou moins limitée des organismes les plus
élevés à empêcher les actes instinctifs et non rationnels et à régler leur
comportement sur les enseignements de l'expérience passée » (Conklin). Cette chaîne
causale, ce flux de force qui a une partie de son cours en nous, nous ne les
laissons pas s'extérioriser aussitôt, nous les composons avec d'autres, nous
les emmagasinons pour dépenser l'énergie qu'elles représentent seulement au
moment opportun. A cette organisation interne correspondent le besoin et le
pouvoir d'organiser et d'approprier le milieu qui nous entoure. Céder, sans
considération de ce qui peut en résulter pour soi et pour autrui aux
sollicitations du dehors ou de la vie végétative, s'abandonner sans faire
intervenir le jugement aux suggestions de l'imagination, c'est abdiquer sa
liberté. Au contraire, user du pouvoir de résister aux impulsions irréfléchies,
de réfréner ou de détourner des réactions instinctives, savoir rectifier nos habitudes,
discipliner nos gestes, organiser la société afin de substituer l'harmonie des
actes à leur conflit, voilà le fondement de la liberté, mais voilà aussi autant
d'obstacles à l'essor capricieux des volontés individuelles. Nous ne devons
donc pas confondre dans une même réprobation les limites qu'impose à nos actes
notre nature humaine et celles que prétend leur opposer la volonté arbitraire
des hommes. Mais les règles qui établissent l'ordre doivent découler de
l'expérience et être sanctionnées par la raison de ceux qui sont appelés à s'y
conformer. Sont-elles rédigées? Que leur texte, plutôt que de formuler des
injonctions, fournisse des enseignements sur la conduite à tenir. Les clauses
communes stipulant les justes conditions des relations sociales envisagées dans
leur généralité doivent également faire place aux contrats exprimant l'accord
des volontés particulières. C'est à tort que le sociologue Tarde voyait dans le
contrat un renoncement à la liberté. « Au moment où l'on me dit que ma propre
volonté m'oblige, cette volonté n'est plus ; elle m'est devenue étrangère, en
sorte que c'est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui ». C'est
réclamer le droit à l'inconstance. A ce compte les plus libres des hommes
seraient des aliénés. C'est nier la caractéristique essentielle de tout être
vivant, la tendance à persister dans son être, c'est-à-dire à maintenir la
constance de sa personnalité. Et lorsque l'on admet la rupture de certains
contrats, ce n'est pas sur l'instabilité des volontés que l'on se base, mais
sur le fait que celles-ci ne sont pas encore solidement constituées (cas des
mineurs), ou sont dégradées (aliénés) ou bien viciées par l'ignorance ou la
contrainte (cas du dol ou des événements imprévisibles). Ainsi la liberté ne
paraît nullement incompatible avec l'organisation du milieu naturel et social
au sein duquel l'homme vit, non plus qu'avec les engagements qu'il lui convient
de souscrire avec des égaux. Il faut seulement que les volontés soient
éclairées et pour cela que règles organiques ou pactes particuliers ne se
rapportent qu'à des objets, des actes, des protestations, des buts nettement
spécifiés et sans complexité. * * * Que vaudrait pourtant cette conception
d'une organisation compatible avec la liberté individuelle si le sens dans
lequel évoluent nos sociétés en interdisait la réalisation? Or, c'est
précisément ce que prétendent les juristes réalistes qui se réclament des
doctrines de Durkheim. Cette école émet des idées qui, à première vue, sont
faites pour nous séduire. Elle nie la souveraineté de l'Etat. Droit divin des
rois et droit divin des peuples, comme le disait Auguste Comte, seraient
également illusoires. Mais si la souveraineté de l'Etat est inexistante, la
souveraineté de l'individu, ou son autonomie, dans laquelle les principes de 89
voyaient le contrepoids de la première, n'a pas davantage de réalité. L'homme
n'échappe à la domination de l'Etat que pour tomber dans la sujétion de
groupements, pour la plupart économiques, exerçant une fonction sociale. «
L'homme n'a pas de droits, la collectivité n'en a pas davantage. Parler des
droits de l'individu, des droits de la société, dire qu'il faut concilier les
droits de l'individu avec ceux de la société, c'est parler de choses qui
n'existent pas. Mais tout individu a, dans la société, une certaine fonction à
remplir, une certaine besogne à exécuter. Il ne peut pas ne pas remplir cette
fonction, ne pas exécuter cette besogne, parce que de son abstention
résulterait un désordre ou tout au moins un préjudice social » (Duguit). Chose
grave, l'inégalité sociale est consacrée, les fonctions sont hiérarchisées. Les
nations modernes tendent « à se donner une organisation fondée sur la
coordination et la hiérarchisation des classes professionnelles ». « La
Révolution pensait que, dans une société vraiment libre et vraiment nationale,
il ne devait pas y avoir, il ne pouvait pas y avoir de classes sociales, mais
seulement des individus libres et égaux. C'était une erreur. Il n'y a pas de
société, il ne peut y avoir de société, où il n'y a pas de division du travail
». Si des déclassements sont fréquents, si beaucoup d'individus sont sur la
frontière qui sépare deux classes voisines, celles-ci n'en sont pas moins une
réalité inéluctable, elles sont « des groupements d'individus appartenant à une
même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance
particulièrement étroite, parce qu'ils accomplissent une besogne de même ordre
dans la division du travail social » (Duguit). Ces groupements ou Syndicats de
classes coordonneraient leur action pour arriver à l'harmonisation de
l'ensemble de l'Economie. Mais, on nous l'a dit, cette coordination serait une
hiérarchisation... Et quelle hiérarchisation? On a beau dire que les classes
toutes également utiles sont égales en droit. Mais en fait? Nos juristes
admettent l'existence de la classe capitaliste qui a pour « mission de réunir
les capitaux et de les mettre à la disposition des entreprises », et qui de ce
fait aura la haute main sur toute la production, et même sur toute la vie
sociale, car, que nos sociologues l'avouent ou non, confier la fonction de
concentration et d'affectation des capitaux, et non pas la simple tâche de leur
gestion à des individus associés ou non, c'est non seulement les rendre maîtres
de tous les ressorts de l'industrie, c'est encore les mettre à même d'étendre
au domaine civique le pouvoir exorbitant qui leur serait concédé dans la sphère
économique. Cependant une vue superficielle de nos sociétés semble donner
raison à l'école réaliste. Qu'il s'agisse de syndicats, trusts, cartels
patronaux ou de syndicats ouvriers, la personnalité de l'adhérent subit des
contraintes. Mais cela tient principalement à ce que, de nos jours, les
associations sont des formations de combat exigeant une discipline plus stricte
que le demanderait une société pacifiée. Lorsque, déduisant les conséquences de
la division du travail, nos docteurs prétendent que « le groupe syndical tend
naturellement à réduire l'action isolée de l'individu, sinon à l'annihiler »,
ne confondent-ils pas le groupe syndical, organe de lutte, avec le groupe
coopérateur formé en vue de la réalisation d'une œuvre voulue et poursuivie en
commun accord? Quand on considère la division du travail, on remarque
d'ailleurs que le lien coactif est plutôt entre les groupes sériés exécutant
des travaux parcellaires qu'entre les membres des groupes accomplissant des
travaux similaires. L'ensemble des premiers a une structure fixe ; les seconds
sont interchangeables. Si l'Ecole réaliste attribue une valeur absolue à des
prétentions autoritaires qui ne sont que des déviations contingentes afférentes
à une période de déséquilibre, n'est-ce pas parce qu'elle cède aussi à des
préjugés animistes, parce qu'elle considère l'homme comme un être spirituel,
entité indivisible? Or l'homme psychique inséparable de l'homme physique est un
être composite. Sans entrer dans des considérations biologiques, on doit penser
que ses caractères de toute nature, s'ils ne sont pas absolument indépendants
les uns des autres, ont une existence distincte et une activité qui leur est
propre. Donner l'exclusivité à l'une de celles-ci c'est étouffer les autres,
amoindrir l'ensemble. Si l'homme se laisse absorber tout entier par un groupe,
il est certain que nombre de ses activités seront réfrénées et que sa
personnalité sera tronquée. S'il n'associe, au contraire, avec d'autres animés
d'un même vouloir, poursuivant un but défini, qu'une seule de ses facultés, il
acquiert plus de puissance pour réaliser son désir, sans renoncer le moins du
monde à l'exercice de ses autres dons naturels. Loin de diminuer sa valeur, il
pourra la hausser à un niveau qu'il n'aurait pu atteindre en restant isolé. Il
va sans dire qu'il ne s'agit là que de poser un principe dont l'application
dans nos sociétés si complexes demandera maintes études : l'instruction
intégrale, l'orientation professionnelle, la multiplicité des emplois,
l'utilisation des loisirs... La volonté de délimiter étroitement la portion de
lui-même que l'homme engage dans chaque section de l'atelier social est
sommairement indiquée dans la charte d'Amiens. L'adhésion au syndicat n'est
tout d’abord envisagée qu'en qualité de travailleur salarié d'une catégorie
déterminée ; à mesure que le groupe s'élargit, s'incorpore à d'autres plus
compréhensifs, le lien se relâche, les devoirs sont plus discutés. Enfin la
liberté devient entière pour tout ce qui est étranger à l'action
professionnelle. La même tendance au maintien de l'autonomie se retrouve dans
des groupements économiques autres que ceux de la classe ouvrière. Les
entreprises capitalistes n'imposent à leurs propriétaires ou dirigeants
d'autres obligations que celles qui concourent à atteindre le but des associations.
Assurément les nécessités de la lutte les incitent à une certaine conformité
intellectuelle et sentimentale, mais cette uniformité n'empêche pas de grandes
divergences de principes et de conduite. Aux formes d'organisation qui laissent
à l'homme la faculté de participer au fonctionnement d'autant de groupes
spécialisés que le comportent ses tendances et ses aptitudes, son instinct de
sociabilité, on peut donner le nom de fédéralisme fonctionnel, dont le
fédéralisme territorial n'est qu'un aspect particulier. Ce fédéralisme rend
possible la conciliation de l'organisation et de la liberté.
- G. GOUJON
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire