samedi 16 janvier 2021

LIBERTE (et ORGANISATION) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 

 Ainsi que les êtres physiquement mal équipés pour la lutte, l'homme est doué d'instinct grégaire ; il n'a jamais vécu à l'état d'isolement. Que nos observations portent sur les primitifs encore existants ou même sur le monde préhistorique, toujours nous voyons l'homme associé à ses semblables pour former des groupes plus ou moins volumineux et complexes, hordes, clans, tribus, nations. Chez les espèces démunies d'armes offensives, telles que les herbivores, le besoin de s'unir pour la défense refoule toute autre tendance ; il en eût été de même chez l'homme si son énorme développement cérébral n'eut fait de lui une créature d'exception dans la série animale, un être anormal dont l'équilibre est éminemment instable. Avant d'avoir été enrichie par une longue expérience, d'avoir procuré aux hommes le moyen de dominer et de transformer la nature hostile, l'intelligence était plutôt pour eux une cause de faiblesse qu'un fondement de puissance. Il importait de contenir son activité car les notions qu'elle apportait sur le monde, la variété des impressions qu'elle recueillait, les inquiétudes mêmes qu'elle éprouvait étaient dans une certaine mesure personnelles et tendaient à différencier les esprits, à les individualiser, à dissocier le troupeau. Un conflit s'élevait fatalement entre l'appétit naissant de liberté et l'instinct grégaire. Pendant une longue période, il fut indispensable que ce dernier prévale ; c'est un point que Bagehot, dans ses Lois scientifiques du développement des nations, a jadis mis en lumière. Rites et pratiques singulières qui offusquent aujourd'hui notre raison avaient alors leur justification dans la nécessité de maintenir un conformisme vital aussi bien pour le groupe que pour l'individu. Cependant la tendance à l'individualisation ne pouvait être indéfiniment comprimée, car dès qu'un groupe avait réussi à la faire coexister avec des liens de solidarité moins étroits, et cela devenait possible lorsque l'isolement, l'abondance fortuite des ressources lui assuraient des conditions d'existence moins précaires, ce groupe différencié, stimulé par les initiatives particulières, capable de progrès, s'assurait une supériorité incontestable sur des rivaux attardés. Une structure sociale basée non plus seulement sur l’instinct, sur la peur, sur l'autorité, mais sur le consentement, si restreint et si peu conscient soit-il, caractérise le passage de la société grégaire à l'organisation sociale. Ce passage ne pouvait d'ailleurs être que progressif ; mais l'histoire, si nous avions le loisir de la commenter nous montrerait que le niveau de la civilisation s'élève dans la mesure où prédomine l'hétérogénéité sur l'homogénéité  (contrairement à ce que pensait Spencer, le sens des transformations du monde inorganique est tout différent), l'individu sur le groupe, « le gouvernement de chacun par chacun, sur le gouvernement de chacun par tous », comme disait Proudhon, l'organisation volontaire sur l'Etat souverain, la liberté sur l'autorité. L'organisation sociale, loin d'être exclusive de la liberté en est au contraire la condition même ; toutes deux progressent de conserve. Cependant cette proposition rencontre des résistances de deux côtés : de la part de ceux qui se font une idée fausse de la liberté et de la part de ceux qui regardent comme définitives des formes transitoires de l'organisation. * * * Gravés dans notre innéité, des vestiges de la religiosité ancestrale nous portent à sentir en nous un principe d'action dont les relations avec le milieu nous paraissent arbitraires, car leur chaîne se prolonge au loin dans le temps. Cependant, notre raison se refuse â concevoir une âme sans support matériel, sans rapports constants avec le monde où elle se manifeste, la liberté n'est pas un absolu ; le sentiment de la liberté n'est que le reflet intérieur d'un état d'équilibre mobile. « Si on explique que le sentiment de la liberté est simplement une autre expression du fait que la chaîne causale est à l'intérieur de notre conscience, et que nous sentons les événements comme si nous en déterminions nous-mêmes le cours, contre cette conception il n'y a rien à objecter » (Ostwald). L'homme est lié à ce qui l'environne, il y a action et réaction réciproques. Nous nous sentons libres quand les deux tendances sont en harmonie et cette conciliation dont nous pouvons être les artisans est la première condition de la liberté. Il y en a une autre. Au point de vue biologique on a pu dire très justement : « La liberté consiste en une aptitude plus ou moins limitée des organismes les plus élevés à empêcher les actes instinctifs et non rationnels et à régler leur comportement sur les enseignements de l'expérience passée » (Conklin). Cette chaîne causale, ce flux de force qui a une partie de son cours en nous, nous ne les laissons pas s'extérioriser aussitôt, nous les composons avec d'autres, nous les emmagasinons pour dépenser l'énergie qu'elles représentent seulement au moment opportun. A cette organisation interne correspondent le besoin et le pouvoir d'organiser et d'approprier le milieu qui nous entoure. Céder, sans considération de ce qui peut en résulter pour soi et pour autrui aux sollicitations du dehors ou de la vie végétative, s'abandonner sans faire intervenir le jugement aux suggestions de l'imagination, c'est abdiquer sa liberté. Au contraire, user du pouvoir de résister aux impulsions irréfléchies, de réfréner ou de détourner des réactions instinctives, savoir rectifier nos habitudes, discipliner nos gestes, organiser la société afin de substituer l'harmonie des actes à leur conflit, voilà le fondement de la liberté, mais voilà aussi autant d'obstacles à l'essor capricieux des volontés individuelles. Nous ne devons donc pas confondre dans une même réprobation les limites qu'impose à nos actes notre nature humaine et celles que prétend leur opposer la volonté arbitraire des hommes. Mais les règles qui établissent l'ordre doivent découler de l'expérience et être sanctionnées par la raison de ceux qui sont appelés à s'y conformer. Sont-elles rédigées? Que leur texte, plutôt que de formuler des injonctions, fournisse des enseignements sur la conduite à tenir. Les clauses communes stipulant les justes conditions des relations sociales envisagées dans leur généralité doivent également faire place aux contrats exprimant l'accord des volontés particulières. C'est à tort que le sociologue Tarde voyait dans le contrat un renoncement à la liberté. « Au moment où l'on me dit que ma propre volonté m'oblige, cette volonté n'est plus ; elle m'est devenue étrangère, en sorte que c'est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui ». C'est réclamer le droit à l'inconstance. A ce compte les plus libres des hommes seraient des aliénés. C'est nier la caractéristique essentielle de tout être vivant, la tendance à persister dans son être, c'est-à-dire à maintenir la constance de sa personnalité. Et lorsque l'on admet la rupture de certains contrats, ce n'est pas sur l'instabilité des volontés que l'on se base, mais sur le fait que celles-ci ne sont pas encore solidement constituées (cas des mineurs), ou sont dégradées (aliénés) ou bien viciées par l'ignorance ou la contrainte (cas du dol ou des événements imprévisibles). Ainsi la liberté ne paraît nullement incompatible avec l'organisation du milieu naturel et social au sein duquel l'homme vit, non plus qu'avec les engagements qu'il lui convient de souscrire avec des égaux. Il faut seulement que les volontés soient éclairées et pour cela que règles organiques ou pactes particuliers ne se rapportent qu'à des objets, des actes, des protestations, des buts nettement spécifiés et sans complexité. * * * Que vaudrait pourtant cette conception d'une organisation compatible avec la liberté individuelle si le sens dans lequel évoluent nos sociétés en interdisait la réalisation? Or, c'est précisément ce que prétendent les juristes réalistes qui se réclament des doctrines de Durkheim. Cette école émet des idées qui, à première vue, sont faites pour nous séduire. Elle nie la souveraineté de l'Etat. Droit divin des rois et droit divin des peuples, comme le disait Auguste Comte, seraient également illusoires. Mais si la souveraineté de l'Etat est inexistante, la souveraineté de l'individu, ou son autonomie, dans laquelle les principes de 89 voyaient le contrepoids de la première, n'a pas davantage de réalité. L'homme n'échappe à la domination de l'Etat que pour tomber dans la sujétion de groupements, pour la plupart économiques, exerçant une fonction sociale. « L'homme n'a pas de droits, la collectivité n'en a pas davantage. Parler des droits de l'individu, des droits de la société, dire qu'il faut concilier les droits de l'individu avec ceux de la société, c'est parler de choses qui n'existent pas. Mais tout individu a, dans la société, une certaine fonction à remplir, une certaine besogne à exécuter. Il ne peut pas ne pas remplir cette fonction, ne pas exécuter cette besogne, parce que de son abstention résulterait un désordre ou tout au moins un préjudice social » (Duguit). Chose grave, l'inégalité sociale est consacrée, les fonctions sont hiérarchisées. Les nations modernes tendent « à se donner une organisation fondée sur la coordination et la hiérarchisation des classes professionnelles ». « La Révolution pensait que, dans une société vraiment libre et vraiment nationale, il ne devait pas y avoir, il ne pouvait pas y avoir de classes sociales, mais seulement des individus libres et égaux. C'était une erreur. Il n'y a pas de société, il ne peut y avoir de société, où il n'y a pas de division du travail ». Si des déclassements sont fréquents, si beaucoup d'individus sont sur la frontière qui sépare deux classes voisines, celles-ci n'en sont pas moins une réalité inéluctable, elles sont « des groupements d'individus appartenant à une même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance particulièrement étroite, parce qu'ils accomplissent une besogne de même ordre dans la division du travail social » (Duguit). Ces groupements ou Syndicats de classes coordonneraient leur action pour arriver à l'harmonisation de l'ensemble de l'Economie. Mais, on nous l'a dit, cette coordination serait une hiérarchisation... Et quelle hiérarchisation? On a beau dire que les classes toutes également utiles sont égales en droit. Mais en fait? Nos juristes admettent l'existence de la classe capitaliste qui a pour « mission de réunir les capitaux et de les mettre à la disposition des entreprises », et qui de ce fait aura la haute main sur toute la production, et même sur toute la vie sociale, car, que nos sociologues l'avouent ou non, confier la fonction de concentration et d'affectation des capitaux, et non pas la simple tâche de leur gestion à des individus associés ou non, c'est non seulement les rendre maîtres de tous les ressorts de l'industrie, c'est encore les mettre à même d'étendre au domaine civique le pouvoir exorbitant qui leur serait concédé dans la sphère économique. Cependant une vue superficielle de nos sociétés semble donner raison à l'école réaliste. Qu'il s'agisse de syndicats, trusts, cartels patronaux ou de syndicats ouvriers, la personnalité de l'adhérent subit des contraintes. Mais cela tient principalement à ce que, de nos jours, les associations sont des formations de combat exigeant une discipline plus stricte que le demanderait une société pacifiée. Lorsque, déduisant les conséquences de la division du travail, nos docteurs prétendent que « le groupe syndical tend naturellement à réduire l'action isolée de l'individu, sinon à l'annihiler », ne confondent-ils pas le groupe syndical, organe de lutte, avec le groupe coopérateur formé en vue de la réalisation d'une œuvre voulue et poursuivie en commun accord? Quand on considère la division du travail, on remarque d'ailleurs que le lien coactif est plutôt entre les groupes sériés exécutant des travaux parcellaires qu'entre les membres des groupes accomplissant des travaux similaires. L'ensemble des premiers a une structure fixe ; les seconds sont interchangeables. Si l'Ecole réaliste attribue une valeur absolue à des prétentions autoritaires qui ne sont que des déviations contingentes afférentes à une période de déséquilibre, n'est-ce pas parce qu'elle cède aussi à des préjugés animistes, parce qu'elle considère l'homme comme un être spirituel, entité indivisible? Or l'homme psychique inséparable de l'homme physique est un être composite. Sans entrer dans des considérations biologiques, on doit penser que ses caractères de toute nature, s'ils ne sont pas absolument indépendants les uns des autres, ont une existence distincte et une activité qui leur est propre. Donner l'exclusivité à l'une de celles-ci c'est étouffer les autres, amoindrir l'ensemble. Si l'homme se laisse absorber tout entier par un groupe, il est certain que nombre de ses activités seront réfrénées et que sa personnalité sera tronquée. S'il n'associe, au contraire, avec d'autres animés d'un même vouloir, poursuivant un but défini, qu'une seule de ses facultés, il acquiert plus de puissance pour réaliser son désir, sans renoncer le moins du monde à l'exercice de ses autres dons naturels. Loin de diminuer sa valeur, il pourra la hausser à un niveau qu'il n'aurait pu atteindre en restant isolé. Il va sans dire qu'il ne s'agit là que de poser un principe dont l'application dans nos sociétés si complexes demandera maintes études : l'instruction intégrale, l'orientation professionnelle, la multiplicité des emplois, l'utilisation des loisirs... La volonté de délimiter étroitement la portion de lui-même que l'homme engage dans chaque section de l'atelier social est sommairement indiquée dans la charte d'Amiens. L'adhésion au syndicat n'est tout d’abord envisagée qu'en qualité de travailleur salarié d'une catégorie déterminée ; à mesure que le groupe s'élargit, s'incorpore à d'autres plus compréhensifs, le lien se relâche, les devoirs sont plus discutés. Enfin la liberté devient entière pour tout ce qui est étranger à l'action professionnelle. La même tendance au maintien de l'autonomie se retrouve dans des groupements économiques autres que ceux de la classe ouvrière. Les entreprises capitalistes n'imposent à leurs propriétaires ou dirigeants d'autres obligations que celles qui concourent à atteindre le but des associations. Assurément les nécessités de la lutte les incitent à une certaine conformité intellectuelle et sentimentale, mais cette uniformité n'empêche pas de grandes divergences de principes et de conduite. Aux formes d'organisation qui laissent à l'homme la faculté de participer au fonctionnement d'autant de groupes spécialisés que le comportent ses tendances et ses aptitudes, son instinct de sociabilité, on peut donner le nom de fédéralisme fonctionnel, dont le fédéralisme territorial n'est qu'un aspect particulier. Ce fédéralisme rend possible la conciliation de l'organisation et de la liberté.

- G. GOUJON

Aucun commentaire: