Léon Gambetta qui, s'il fut un tribun fameux, ne fut
qu'un penseur médiocre et un piètre philosophe, n'a pas craint de dire un jour
: « Il y a des questions sociales ; il n'y a pas une question sociale ». Il
voulait certainement dire que l'étude de ce que de nombreux sociologues
appelaient, dès cette époque, « le problème social » ne se posait pas sous une
forme synthétique. Il voulait évidemment dire que, d'une part, chacune des
questions se rattachant au problème social doit être étudiée séparément et
aboutir à une solution isolée et que, d'autre part, il ne faut pas tenter
d’établir entre ces multiples questions un lien d'interdépendance et de
solidarité qui n'existe pas, dans le but d’apporter à celle-ci une solution
d'ensemble, une solution unique. A l'exception des disciples - peu nombreux -
que comptaient les diverses Ecoles socialistes et libertaires, tout le monde
partageait, quand elle fut émise, l'opinion de Gambetta. L'Idée socialiste
commençait son travail de pénétration dans l'opinion publique et, privée de
tous moyens de diffusion, la propagande anarchiste n’avançait que lentement et
péniblement. Depuis, la sociologie a fait de remarquables progrès ; elle a
précisé les termes du problème à résoudre ; remontant des effets aux causes,
puis groupant et sériant les effets et les causes, les différentes écoles sont
parvenues à rassembler tous les effets et à les faire remonter, de cause en
cause, à une cause essentielle, fondamentale, unique. Actuellement, chaque
école se flatte de posséder une doctrine ayant la vertu de contenir la solution
de la question sociale toute entière et ce premier point est désormais acquis :
« Il n'y a pas des questions sociales, mais une question sociale. Le problème
social doit être étudié d'une façon synthétique ; il comporte une solution
d'ensemble, une solution qui découle d'un principe fondamental déterminant les
conditions d'existence des collectivités et des individus, une solution qui
s'applique à tous les cas d'espèce ». Je répète que ce point est définitivement
acquis. Mais, ici, la pensée parvient à une sorte de carrefour au delà duquel
elle s'engage dans des voies différentes. Dans cet article qui, ne le perdons
pas de vue a trait à la Liberté, l'exposé, même en raccourci, de la doctrine
propagée par les diverses écoles ne serait pas à sa place (Voir Sociologie). Je
dois me borner présentement à faire observer que ces Ecoles se séparent et se
différencient profondément : les unes proclamant intangible le contrat social
actuel ; les autres, consentant à le conserver mais en y introduisant de
sérieuses et multiples modifications ; les autres déclarant carrément que rien
ne peut être accompli, son principe constitutif et ses articles fondamentaux
étant la cause même qui donne naissance aux inégalités et aux antagonismes
qu'il faut avant tout et à tout prix supprimer. Les écoles qui prétendent
nécessaire le maintien du contrat social actuel, tel quel ou modifié, sont
conservatrices ; celles qui tendent à sa suppression sont révolutionnaires. On
comprendra que je ne m'occupe, ici, que de ces dernières. Depuis le
commencement de ce siècle, celles-ci ont rallié un nombre considérable
d'adhérents ; dans plusieurs nations importantes, elles ont groupé des
effectifs qui contrebalancent ceux des écoles de conservatisme social et il
n'est pas déraisonnable d'avancer que le nombre des personnes conscientes de la
nécessité d'une transformation vaste et profonde serait, d'ores et déjà,
suffisant pour mettre à exécution leurs desseins si l'entente existait entre
elles. Mais cette entente n'existe pas et j'ajoute qu'elle ne peut pas exister,
Quand des hommes se proposent le même but et que les divergences n'éclatent
entre eux que sur la question des voies et moyens, l'accord est souvent long et
difficile à se faire ; mais il reste toujours possible et, à la faveur de
certaines circonstances, recherchées ou imprévues, il se réalise parfois. Mais
lorsque cette opposition de tactique provient de l'opposition du point de
départ et du but à atteindre, l'entente ne peut se produire ; car, sur quelle
base reposerait-elle? Imaginez une troupe d'individus devant effectuer le même
voyage, c'est-àdire partant du même lieu et se proposant d'arriver au même
endroit ; il pourra surgir des discussions sur l'heure du départ, l'itinéraire
à suivre, le moyen de transport à employer, mais il est à espérer qu'ils
finiront par se mettre d'accord sur ces diverses questions et faire route
ensemble. Tandis que, si vous supposez des personnes ayant à effectuer non
seulement des voyages différents, c'est-à le même point d'arrivée, mais encore
des voyages en sens inverse - les unes se dirigeant vers le nord et les autres
vers le sud - il est de toute évidence qu'elles n'arriveront jamais à suivre la
même voie. Or, dans le grand mouvement social qui caractérise notre époque, les
divergences de vue sont nombreuses ; quelques-unes sont de minime importance,
mais d'autres tout à fait fondamentales. Ces dernières ont créé deux
groupements bien distincts, absolument opposés l'un à l'autre, n'ayant pas la
moindre affinité réelle et stable, malgré des extériorités qui, pendant
quelques années, les ont fait se ressembler beaucoup et, même aujourd'hui, les
font parfois confondre. Ces deux groupements correspondent à deux courants
symétriquement opposés : le courant libertaire ou anarchiste et le courant
autoritaire ou étatiste, entre lesquels toute conciliation est parfaitement
irréalisable. Les divergences de détail ont amené, au sein du parti
autoritaire, des querelles, - querelles de personnalités qui, se disputant
l'avantage de diriger le dit parti, et de faire peser sur lui comme une
dictature, ont fondé plusieurs chapelles dans lesquelles chacun de ces grands
Prêtres officie à son aise -, mais disputes qui n'empêchent pas parfois une
entente momentanée, petite guerre qui comporte de fréquents armistices et qui
peut - quand l'orgueil des leaders déposera - se terminer par un bon traité de
paix. Par contre, entre les socialistes (collectivistes ou communistes) et les
libertaires, toute conciliation est impossible. Les hostilités ne peuvent aller
qu'en s’intensifiant et ne prendront fin que par la victoire complète et
définitive des uns sur les autres. C'est sur la véritable, l'unique cause de
tous les maux relevant de l'organisation sociale que s'opposent les deux
conceptions : socialiste et anarchiste. La lutte vient de là.
Libertaires-anarchistes et Autoritaires socialistes et communistes déclarent
volontiers, les uns et les autres, que cette cause, c'est l'organisation
sociale ; toutefois cette expression : « l'organisation sociale » est
extrêmement vague ; son sens exact demande à être précisé ; il y a plusieurs
façons - parfois contradictoires - de comprendre ce terme et c'est lorsqu'on
tente de le définir clairement et sans ambigüité que le désaccord naît soudain.
Qu'on me permette une comparaison : quand, afin de mieux étudier le corps d'un
animal, le naturaliste en examine une à une chaque partie isolément, - comme si
elle pouvait se séparer de l'ensemble - le fait ne peut se produire qu'à l'aide
d'une abstraction qui n'existe que dans la pensée de l'opérateur mais que
dément la réalité des choses. C'est par un procédé du même genre qu'on peut
analyser successivement nos diverses institutions sociales ; mais il est bien
certain que, en fait, les unes et les autres font partie d'un tout compact et
homogène, dont il est impossible, autrement que par la pensée, de détacher les
multiples éléments. Si les institutions économiques pèsent principalement et
directement sur les besoins matériels de l'individu ; si les politiques
atteignent plus spécialement ses besoins intellectuels ; si les morales
frappent plus particulièrement ses besoins psychiques, affectifs et sexuels,
l'indissoluble lien qui unit tous ces besoins chez l'être social, se retrouve
dans ces diverses institutions. C'est que, au fond, et malgré ces adjectifs de
distinction : économique, politique, morale, l'iniquité sociale est une comme
l'individu est un. L'agencement des Sociétés contemporaines est extrêmement
complexe ; il comporte un outillage et des proportions gigantesques : il peut
être comparé à un colossal chantier comprenant les machines les plus diverses
et les produits les plus variés. Ici, l'on travaille le fer ; là, le bois ;
ailleurs, les tissus, etc. De formidables arbres de couche, reliés par des
milliers de courroies, de tubes, d'axes, de cylindres, d'engrenages, à une
multitude de mécanismes, communiquent le mouvement à ces derniers. Chaque
appareil semble distinct, séparé, et pourtant tout se tient, se commande,
s'enchaîne. La force motrice est une ; c'est elle qui distribue la vie à tous
ces ouvriers métalliques. Que le moteur éclate et le silence se refera, le
repos se produira. Assourdi par le vacarme, distrait par la variété du
spectacle qui s'offre à sa vue, perdu dans le nuage de poussière et de fumée
qui l'enveloppe, le visiteur oublie facilement, dans cette inquiétante
complexité, que tous ces appareils obéissent à la même force. Mais qu'il sorte
de cette fournaise, qu'il gravisse la montagne voisine et là, dominant toute la
région travailleuse, il sera frappé par cette admirable unité au sein d'une
diversité dont les merveilles l'auront, une à une ébloui. De même, pour bien
envisager l'immense laboratoire où s'élabore la souffrance humaine, il faut que
le penseur fasse l'ascension ; qu'il s'éloigne du fracas, s'isole, et se
recueille après avoir vu et examiné. Ainsi regardées de haut et se présentant
d'ensemble, les choses se simplifient étrangement. Le philosophe, alors,
acquiert la certitude que l'organisation d'une société n'est que le
développement nécessaire d'un principe primogéniteur ; qu'elle est la
réalisation, dans le domaine des faits sociaux, d'une idée-mère ; que les
diverses institutions reposent sur cette base unique ; qu'elles en dépendent en
tout et pour tout ; que ce premier principe est aux institutions sociales ce
que la force motrice est aux divers ateliers d'une usine, ce que le principe
vital est aux organes d'un animal ; qu'en un mot c'est lui et lui seul qui les
anime, les développe, les mouvemente, les met en action ; qu'il en est la
raison d'être ; que, sans lui, elles se pulvériseraient. Observateur et doué
d'une logique pénétrante, le monde socialiste a compris cette vérité ; il a
constaté qu'ainsi, les institutions de toute nature : économiques, politiques,
morales, ne sont en réalité, par rapport à la souffrance universelle, que des
causes dérivées ; qu'il faut chercher, au-dessus, la cause première de cette
organisation ; que, celle-ci maintenue, toute la structure sociale garderait
l'empreinte des mêmes vices ; que le seul moyen de remédier au mal, c'est d'en
dénoncer l'origine et d'attaquer résolument celle-ci. L'élément socialiste
autoritaire voit cette origine dans le principe de « propriété individuelle » ;
l'élément libertaire la découvre dans le principe d' « autorité ». Ma
conviction est que cette dernière opinion est fondée. Je vais donc indiquer
d'abord ou gît l'erreur ; je justifierai ensuite mon appréciation. Cette
question est de premier ordre, car c'est de sa solution que dépend tout le
problème. Je répète les termes de celui-ci : l'humanité souffre, elle est
accablée par la douleur. Quelle est la source de ce fleuve d'infortune? C'est
la Propriété individuelle, parce qu'elle fait « les uns riches et les autres
pauvres », disent les socialistes autoritaires, et les libertaires de répondre
: « C'est l'Autorité, parce que faisant des uns des maîtres et des autres des
serviteurs elle engendre toutes les oppressions, inégalités et compétitions,
parce qu'elle s'oppose à la libre satisfaction de tous les besoins : physiques,
intellectuels et moraux, satisfaction qui constitue, pour chaque individu, le
bonheur, tout le bonheur! » Telles sont les deux réponses ; voyons quelle est
la bonne ; examinons qui a tort, qui a raison. Malgré les obscurités dont on
semble s'être plu à envelopper cette question (comme si l'on appréhendait
d'être fatalement poussé jusqu'aux conséquences révolutionnaires qu'entraîne un
tel examen), il est assez simple d'y apporter la lumière. La cause réelle,
première, unique de la mondiale adversité le reconnaît au caractère «
d'universalité » qu'elle doit nécessairement revêtir. Toute cause qui ne
portera pas ce trait distinctif devra être repoussée ; seule devra être
acceptée pour telle, celle qui présentera ce « signe de reconnaissance ». Mais comment
distinguer ce cachet « d'universalité? » En soumettant la cause présumée aux
deux épreuves suivantes : 1° examiner si les souffrances humaines se rattachent
toutes à cette cause et multiplier les expériences dans le domaine physique,
intellectuel et moral pour arriver à une certitude en remontant de l'effet à la
cause ; 2° contrôler le résultat de cette première constatation par la preuve
inverse, c'est-à-dire en descendant de la cause à l'effet pour savoir si, en
l'absence de la première, le second disparaît. On voit que rien n'est plus
simple ni plus concluant. Ce critérium admis - et il me semble impossible de le
contester - expérimentons-le en premier lieu sur la Propriété individuelle.
L'observation établit que la forme actuelle de la propriété - ce que
j'appellerai l'iniquité économique choquantes, à des compétitions sans nombre,
à un épouvantable paupérisme. J'ai énuméré et décrit trop complaisamment (voir
Anarchie, Anarchisme et la plupart des articles publiés dans cet ouvragé sous
ma signature) ces plaies sociales pour que vienne à l'esprit du lecteur la
pensée de me reprocher d'avoir celé quoi que ce soit de ces tortures. J'ai déjà
eu l'occasion de dire, et je ne saurais trop le répéter, qu'étant donné la
chaîne que forment les diverses institutions sociales, il est facile de trouver
en chacune d'elles le stigmate de toutes les autres. Aussi n'éprouvai-je aucune
difficulté à convenir que notre système du « tout appartient à quelquesuns »
pèse tant directement qu'indirectement, d'un poids énorme sur les conditions
d'existence et les destinées de l'individu. Mais peut-on, quelle que soit la
souffrance examinée et quel qu'en soit le sujet, soutenir que c'est
l'application de cette unique formule qui la détermine? Si l'individu n'avait
que des besoins économiques à satisfaire si, pour être et se sentir heureux, il
suffisait de posséder bonne table, bon gîte, bon vêtement, si la joie de vivre
se bornait aux jouissances dites matérielles, on pourrait hardiment répondre
par l'affirmative. Sans doute, tout cela, c'est du bonheur ; c'est une partie
du bonheur, je ne le nie pas ; mais ce n'est pas tout le bonheur. L'homme
n'est-il qu'un ventre? N'est-il donc qu'un estomac qui digère? N'est-il qu'un
composé de sens qui jouissent ou souffrent? Est-il heureux par le fait seul
qu'il mange lorsqu'il a faim, boit quand il a soif se repose lorsqu’il est
fatigué, dort quand il a sommeil et... aime quand il est en rut? L'être social
du XIXème siècle ressent parallèlement à ces besoins de nutrition, de vêtement,
d'habitat, de reproduction, toute la gamme des besoins cérébraux et affectifs.
Il pense, il sait, il veut, il aspire, il sympathise, il affectionne. Si la
suppression du travail excessif, de l’excessive privation et de l'insécurité du
lendemain suffit à la joie de vivre, ainsi que semblent le croire les
socialistes anti-propriétaires, comment se fait-il qu'ils ne soient pas
complètement heureux, ceux qui, vivant dans l'opulence et à l’abri des coups de
la fortune, peuvent ne rien refuser à leur tube digestif, à leurs sens, à leur
amour du bien-être, du confortable, du luxe? Pourtant ces privilégiés
connaissent, eux aussi, la douleur. Ils ignorent les angoisses des estomacs
affamés, des membres grelottant de froid, des bras tombant de harassement,
c'est vrai ; mais ils sont en proie aux affres de la jalousie, aux déceptions
de l'ambition, aux inquiétudes de la conscience, aux morsures de la vanité, aux
tyrannies du « qu'en dira-t-on », aux sujétions du convenu, aux obligations
familiales, aux exigences mondaines ; ils se débattent au sein des écœurements,
des dégoûts, des indignations, des révoltes. Ceux-là ne souffrent point,
n'est-ce pas, de la forme d'appropriation individuelle consacrée par le régime
capitaliste, puisqu'ils en accaparent personnellement tous les avantages? Et,
cependant, ils sont malheureux, eux aussi, par le fait d'une organisation
sociale, d'une éducation, des us et coutumes, des rivalités, des ambitions qui
fréquemment leur interdisent de penser, d'aimer, d'agir comme ils le voudraient
et les obligent à se conduire autrement qu'ils le désireraient. Voilà donc que
sur ce premier point, nous trouvons en défaut la propriété individuelle
considérée comme cause première et unique. Il est vrai que les dialecticiens
anticapitalistes ne sont pas embarrassés pour si peu. Ils répondent que ceux
dont je viens de parler ne souffrent pas directement de l'organisation
économique, que, tout au contraire, ils en bénéficient : mais qu'ils en
pâtissent indirectement parce que c'est la susdite organisation qui a fait
naitre et qui nécessite les institutions politiques et morales dont ils ont à
se plaindre et qui jettent tant d'ombre dans la clarté de leur existence. Eh
bien! Si l'on admet cette hypothèse - je me sers du mot hypothèse parce que
cette opinion, même historiquement, n'est nullement démontrée - il suffit
d'examiner si la transformation de la seule organisation économique suffirait à
faire disparaître les tourments dont il est question. Si oui, c'est que la
propriété individuelle est bien réellement la cause première et unique de tous
les maux, puisque celle-ci supprimée, la souffrance universelle est conjurée.
Si non, c'est que cette cause est ailleurs. C'est précisément le second point
de ma démonstration. Or, les socialistes qui dénoncent la propriété
individuelle comme l'unique cause de la douleur sociale, sont partisans de
l'autorité. Ils n'entendent en aucune façon briser toutes les entraves, toutes
les contraintes. Croyant la réglementation nécessaire, ils se proposent, le
pouvoir conquis, de le faire servir à l'application de leur système et de
rétablir, sous l'euphémisme d' « administration des choses », un système
étatiste - le quatrième Etat, l'Etat socialiste, l'Etat ouvrier - dont le rôle
sera de gérer la richesse sociale, et, pour cela, d'élaborer des lois, de prendre
des décisions d'ordre général et, conséquemment, de les faire respecter. Qu'on
le veuille ou qu'on ne le veuille pas, cette conception particulière d'une
société socialiste est la continuation de notre système gouvernemental. Car,
pour être en mesure d'assurer l'exécution d'une décision quelconque et a
fortiori d'un ensemble de décisions simultanées et successives embrassant la
totalité des manifestations de la vie individuelle et collective, il est
indispensable d'employer la contrainte, de recourir à la force. C'est donc le
maintien fatal de ce formidable appareil répressif qui nécessite police,
tribunaux et prisons ; c'est l'obligatoire perpétuation de cette écrasante
hiérarchie qui va du pouvoir suprême au plus humble représentant du fonctionnarisme
; c'est enfin non moins forcément la compression douloureuse de tous les
besoins matériels, intellectuels et psychiques, pour que les individus ne
soient pas tentés d'enfreindre la nouvelle réglementation établie par les
nouveaux législateurs. Seraient-ils heureux, ceux qui comparaîtraient devant
ces tribunaux et seraient plus ou moins longtemps détenus dans les nouvelles
bastilles ; ou encore condamnés par la magistrature socialiste aux plus durs
travaux? Les rivalités s'exerceraient-elles moins violemment qu'aujourd'hui,
entraînant à leur suite leur hideux cortège de haine, de rancune, d'envie, de
calomnie, de bassesse, de flatterie, lorsque, le champ commercial, industriel
et financier leur étant fermé elles se livreraient bataille, pour les premières
places dans la hiérarchie administrative? Aurait-il plus que de nos jours, la
possibilité de satisfaire tous ses besoins, c'est-àdire de goûter le bonheur,
l'individu dont tous les appétits seraient, comme aujourd'hui, plus
qu’aujourd’hui peut-être, incessamment prévus, réglementés et mesurés? Il est
facile de concevoir une société dans laquelle n'existerait plus la propriété
individuelle et survivraient pourtant, avec toutes leurs conséquences, les
institutions politiques et morales de notre époque. La transformation de
l'organisation propriétaire n'amènerait pas le moins du monde la suppression
des iniquités politiques et morales. Ceux qui sont victimes du « tous obéissent
à quelques-uns » continueraient à être sacrifiés. Donc, les socialistes
autoritaires, une fois de plus, ont tort. Dans une œuvre admirablement
documentée, Emile de Laveleye - une de leurs autorités - en étudiant « La
propriété et ses formes primitives » démontre que l'appropriation privée est de
date relativement récente et que, en tous cas, elle a été, dans tous les pays,
précédée d'une appropriation plus ou moins commune. S'il était exact que le
malheur social provînt du seul « Tout est à quelques-uns », il faudrait
conclure que les peuples primitifs durent connaître la vie heureuse. Or,
l'histoire, la tradition et la science établissent qu'il n'en fut rien.
L'erreur des socialistes autoritaires gît dans ce fait que, exaspérés par
l'iniquité qui accable le plus grand nombre et opprime les besoins les plus
universels et les plus urgents à satisfaire ; l'iniquité économique, ils n’ont
vu que celle-là et, étudiant ses rapports avec les deux autres, constatant son
évidente ingérence dans le domaine politique et moral, ils l'ont prise - à la
légère a contribué, plus que toute autre chose, à les faire verser dans cette
ornière, c'est l'influence décisive de l'école socialiste allemande et des
écrits de Karl Marx considérés comme l'Evangile du Parti, bien que sur mille
membres de celui-ci, il n'y en ait pas cinquante qui les aient lus, pas cinq
qui les aient compris. Je conclus en disant que les socialistes autoritaires se
trompent ; en prenant la propriété individuelle pour la cause unique de la
douleur universelle, ils ont simplement pris la partie pour le tout. Examinons
maintenant la réponse des libertaires qui accusent l'Autorité de tout le mal,
et procédons comme pour la propriété privée. Ici, j'ouvre une large parenthèse,
car il me semble nécessaire de dire comme Voltaire : « Définissons! » afin de
bien préciser de quoi nous parlons. L'Autorité, considérée comme principe de
l'organisation sociale, ne correspond pas seulement à l'idée de gouvernement.
Il est évident qu'elle doit être envisagée ici dans son acception la plus
large, et comme conséquence, dans ses résultats les plus variés. Le système
gouvernemental n'est qu'une modalité particulière de l'Autorité, comme la
propriété privée en est une autre, comme aussi la morale obligatoire.
Propriété, gouvernement, morale, telles sont, au point de vue social, les trois
grandes manifestations du principe d'Autorité. Celui-ci s'exerce : plus
particulièrement sur les besoins matériels sous la forme « propriété
individuelle » ; plus spécialement sur les besoins intellectuels sous la forme
« Etat » et plus directement sur les besoins psychiques sous la forme « Morale
». Ce sont comme les doigts de fer d'une seule et même main ; tantôt c'est
l'un, tantôt c'est l'autre qui pénètre plus avant dans les chairs meurtries de
la pauvre humanité, attaquant tour à tour l'estomac, la tête et le cœur. La
propriété tyrannise le ventre ; le gouvernement opprime le cerveau ; la morale
broie la conscience. L'Autorité, c'est la servitude, la contrainte pour tous
les membres de la Société ; non pas la servitude partielle comme celle qui peut
résulter de l'iniquité économique seulement, mais totale, absolue, permanente ;
celle qui saisit l'être tout entier, l'empoigne au berceau. Il suit partout
sans jamais lui laisser un instant de répit, substituant à sa volonté une
volonté étrangère, faisant qu'il ne s'appartient plus et lui enlevant tout
espoir d’émancipation possible. C'est la manie et - il faut bien le reconnaître
- la nécessité, une fois le principe admis, de tout réglementer, d'indiquer en
toutes choses ce qui est permis et ce qui est défendu ; de protéger ce qui est
autorisé, de poursuivre et de condamner ce qui est interdit, d'exiger ce qui
est prescrit. La propriété n'est pas autre chose, en fait, que l'autorité sur
les objets, c'est-à-dire le pouvoir d'en disposer (jus utendi et abutendi) le
gouvernement et l'éthique obligatoire ne sont pas autre chose, en réalité, que
l'autorité sur les personnes, c'est-à-dire le pouvoir d'en disposer
souverainement, d'en user et d'en abuser. Ne dispose-t-il pas souverainement de
l'individu, l'Etat qui en fait simultanément ou successivement un citoyen, un
contribuable, un soldat? Ne dispose-t-elle pas arbitrairement de la conscience,
cette Morale qui dicte à chacun ce qu'il doit faire ou éviter, séduisant les
cupides par le miroitement de ses promesses, épouvantant les lâches par la
crainte de ses menaces? Et qu'on m'entende bien : l'Autorité, ainsi conçue, est
un principe absolument indépendant - au point de vue qui nous occupe - des
personnalités qui le représentent ; que celles-ci soient religieuses ou athées,
républicaines ou monarchistes, opportunistes, radicales ou socialistes,
l'Autorité peut changer de mains constamment ; mais elle reste identique à
elle-même. Elle est ce qu'elle est, ses conséquences sont ce qu'elles sont,
toujours et quand même. La grosse erreur de notre démocratie consiste à croire
qu'il suffit de changer les hommes pour transformer les institutions ou en
supprimer les duretés. Il n'en est rien. Les procédés de l'Autorité sont
fatalement les mêmes. Les régimes autoritaires se suivent et se ressemblent
forcément et il en sera obligatoirement ainsi aussi longtemps que, en
application nécessaire du principe d'Autorité il y aura : d'une part, des gens
qui gouvernent et, d'autre part, des personnes qui doivent se soumettre,
quelles que soient, au demeurant, celles-ci et celles-là. On peut maintenant
porter ses regards sur n'importe quel point de l'enfer social, on peut examiner
le cas de n'importe quelle victime, il est certain que partout et chez toutes
on retrouve l'estampille de l'autorité : Propriété, Etat ou Morale. D'où vient
toute souffrance? D'un besoin privé de satisfaction! D'où vient cette
privation? D'une loi, d'un règlement, d'une menace, d'une contrainte matérielle
ou morale! D'où vient cette pression morale ou matérielle? De l'Autorité. C'est
simple comme deux et deux font quatre ; mais, dit Grove, « la conception la
plus simple d'une chose est souvent celle qui s'impose la dernière à la raison
». Un être a faim : des fruits pendent aux arbres de la campagne ; des
montagnes de denrées encombrent les magasins de la ville. Pourtant, il ne mange
pas. Pourquoi? Parce que sa conscience lui représente que ces fruits et ces
denrées ne lui appartiennent pas et qu'il serait mal de se les approprier :
contrainte morale ; ou bien parce que la crainte de l'agent de police, du magistrat,
de la prison l'emporte sur le besoin de se nourrir : contrainte matérielle. Un
jeune homme sent toute la dureté de la loi qui l'enferme à la caserne,
néanmoins, il fait son service militaire. Pourquoi? Parce qu'on lui a enseigné
que tout homme valide doit apprendre le métier des armes pour contribuer à la
sécurité ou à la grandeur de ce qu'on nomme Patrie : contrainte morale ; ou
bien parce que des conseils de guerre appliquent un code d'une sévérité féroce
à tout coupable d'insoumission ou de désertion : contrainte matérielle. Deux
jeunes gens sont pris d'un désir fou de se donner l'un à l'autre et ils se
refusent ce bonheur. Pourquoi? Parce que, malgré les éloquents appels de la
nature en feu, ils s'imaginent qu'il serait contraire à l'honneur de passer
outre au mariage : contrainte morale ; ou bien parce que, le consentement des parents
leur étant refusé, on ne veut pas les unir : contrainte matérielle. Pourquoi la
prostitution? Parce que de pauvres créatures sont poussées par l'intérêt ou la
nécessité à trafiquer de leur corps. Pourquoi la jalousie? Parce que nous
introduisons dans les choses de l'amour l'idée de durée, d'obligation, de
propriété, de contrat, d'exclusivisme. Pourquoi l'hypocrisie? Parce que nous
sommes poussés à dissimuler ceux de nos actes et de nos sentiments qui sont en
contradiction avec la règle établie ou jugés sévèrement par l'opinion publique.
Pourquoi la cupidité? Parce qu'il est besoin d'argent pour se procurer l'objet
le plus indispensable aussi bien que le plus superflu ; parce que la richesse
confère tous les mérites et que la pauvreté les enlève tous. Pourquoi la
guerre? Parce que les peuples sont élevés dans la haine les uns des autres,
qu'ils obéissent à leurs dirigeants qui les contraignent à s'égorger
mutuellement. Pourquoi les prisons? Parce qu'il y a des lois, que celles-ci
sont perpétuellement violées et que toute infraction à ces lois nécessite une
répression. Pourquoi le crime? Parce que la passion trop et trop longtemps
comprimée se satisfait à tout prix, même par le meurtre, même par l’assassinat.
C'est la revanche de la nature outragée ou violentée. Pourquoi l'aplatissement
de tout un peuple devant un tyran couronné ou un aventurier de la politique ou
de l'armée? Parce qu'on a tellement infusé dans nos veines le respect stupide
de la force, que nous la subissons quand elle se montre dans la personne d'un
gendarme ou d'un commissaire de police, et que nous l'acclamons lorsqu'elle se
manifeste sous la forme d'un monarque, d'un ministre ou d'un général. Je
pourrais multiplier les points d'interrogation à l'infini, évoquer tous les
morts, interroger tous les vivants, à tous demander le pourquoi de ce qu'ils
ont souffert ; tous feraient entendre un « parce que » qui aboutirait à un
scrupule, à un devoir, à une obligation, à une nécessité, à une servitude. Je
défie qui que ce soit de découvrir une seule douleur d'ordre social qui ne
découle pas d'une loi ou d'un préjugé, qui ne se rapporte pas à une tyrannie
quelconque, qui ne corresponde pas à une contrainte, en un mot, qui ne puisse,
en fin de compte, se résumer comme suit : « Je ne fais pas ce qui me plaît » ;
« je suis contraint de faire ce qui ne me convient pas ». La société ressemble
à un immense bagne ; les individus n'y circulent que les membres brisés par les
chaînes, alourdis par les entraves. Ils sont comme emprisonnés dans un de ces
instruments de torture qu'on utilisait au temps de la question. Le corps y est
étreint tout entier, les pièces diverses de l'appareil se rapprochant
alternativement, serrant tantôt la tête, tantôt les pieds. Quel que soit le
tourment subi, il vient de l'instrument de torture. Celui-ci n'est-il pas
l'image de l'Autorité? Aussi, quand je vois des populations entières
n'interrompre leurs gémissements que pour demander de nouvelles lois, il me
semble que ce sont des condamnés à la question qui supplient le bourreau de se
montrer doux et compatissant ou encore le conjurent d'écraser un peu moins
l'estomac, dût-il se rattraper sur les jambes et le crâne. Insensés! Vous
réclamez des lois? Prenez toutes celles qui sont comme les pierres de ce
monument colossal : le Code. Compulsezles toutes, prenez-les une à une et vous n'en
trouverez pas une seule qui n'afflige un certain nombre d'entre vous. Le sort
d'une loi, quelle qu'elle soit, est de porter la douleur avec elle et si la
souffrance est partout, c'est que la législation a tout envahi, tout
réglementé, tout codifié. Elle a donné à toutes choses une allure méthodique et
obligatoire qui leur enlève tout attrait quand elles en ont, et ajoute à leur
désagrément lorsque, par avance, elles sont pénibles. Ignorez-vous donc que,
comme le dit Rousseau, « toujours ces noms spécieux de justice et de
subordination serviront d'instruments à la violence et d'armes à l'iniquité? »
Vous revendiquez plus de bonne foi, plus d’équité dans le contrat social? mais
il y a plus d'un siècle que Condorcet a écrit : « Quelle est l'habitude
vicieuse, l'usage contraire à la bonne foi, quel est même le crime dont on ne
puisse montrer l’origine, la cause première, dans la législation, dans les
institutions, dans les préjugés? » De nouvelles lois? Mais, malheureux, ne vous
rendez-vous pas compte que ces nouvelles lois engendreront de nouvelles
infractions, et celles-ci de nouvelles incarcérations? Or, dit Esquires dans
son ouvrage remarquable ayant pour titre : « Les Martyrs de la Liberté », la
liberté n'est pas conquise et elle ne le sera pas « tant que les prisons seront
debout. Il fau dans l'abîme, quand on voudra qu'elles ne s'emplissent plus des
douleurs du peuple ». Surtout ne dites pas : « tant pis pour ceux qui ne
respectent pas la loi et s'attirent les sévérités de la magistrature! » Les
prisons sont une menace pour tous. Nul ne peut affirmer qu'il ne se produira
jamais de circonstances qui l'y fassent entrer. Elles s'emplissaient naguère de
républicains ; ceux-ci se chargent aujourd'hui d'y envoyer leurs adversaires.
Je plains celui qui peut regarder ces édifices en se disant : « Je ne serai
jamais enfermé dans ces murs! » Celui-là ne peut avoir ni dignité, ni passion,
ni courage, ni conviction. Il est le plat valet des oppresseurs, prêt à se
faire oppresseur lui-même. Donc, dans l'ordre économique comme dans le
politique et le moral, il n'est pas une affliction qui ne découle directement
d'une servitude ou d'une contrainte, qui ne soit, par conséquent, le fait du
principe d'Autorité. Voilà pour le premier point. L'examen est concluant si
l'on va des effets à la cause. Il nous reste à tenter l'épreuve en sens
inverse, c'est-à-dire en allant de la cause aux effets. Cette épreuve n'est, à
la vérité, que le contrôle de la précédente. Lorsque, un peu plus haut, nous
avons eu constaté que la propriété individuelle n'est pas la cause unique de
toutes les adversités, nous n'avons eu aucune difficulté à reconnaître que la
disparition de cette seule iniquité n'entraînerait pas celle de toutes les
autres. En ce qui concerne l'Autorité, s'il est admis que tous les tourments de
la vie individuelle et sociale se greffent sur ce tronc unique, il va de soi
que, celui-ci sapé, il ne restera rien de l'arbre néfaste, rien de ses
feuilles, rien de ses fruits, qu'un amas de matières putrides bien vite
dispersées par le souffle libertaire. Que disparaisse le principe autoritaire
et aussitôt s'effondrent toutes les lois, conventions, règlements et préjugés
qui, dans la société moderne, meurtrissent la personnalité humaine. Les besoins
cessent d'être contrariés et trouvent ouvert devant eux l'horizon infini des
saines satisfactions ; les appétences se donnent libre cours ; les facultés,
rationnellement cultivées, se développent normalement ; les aspirations
trouvent dans le grand Tout matériel, intellectuel et affectif, les
assouvissements désirables ; les attractions et les répulsions se classent, se
sérient, circulent à l'aise, associant ici, désagrégeant là. Les groupements se
forment, se multiplient, se fédèrent, sans autre lien que l'intérêt général
étroitement et indissolublement réconciliés avec les intérêts particuliers ;
l'humanité prend sa place dans la nature, combinant harmoniquement hommes et
choses, suivant les seuls principes de la force et du mouvement, sans autres
entraves que celles afférentes à chaque être, à chaque état, à chaque âge. Un
individu a faim et il mange ; pourquoi? Parce qu'il a conscience que le droit
de se nourrir ne peut lui être contesté : plus de contrainte morale! Et, parce
que l'arbitraire du tien et du mien n'existant plus, il n'a plus à redouter la
sentence d'un magistrat : plus de contrainte matérielle! Deux jeunes gens
s'aiment et ils cèdent, sans scrupule, aux désirs qui les jettent dans les
spasmes enivrants ; pourquoi? Parce qu'ils n'ont à appréhender ni les reproches
d'une conscience bêtement timorée, ni la déconsidération publique, ni les
conséquences éventuelles d'une heure de volupté, parce qu'ils savent au
contraire que le plaisir est bon par lui-même et qu'il devient vertu lorsque,
en s'en procurant, on en donne à un autre : plus de contrainte morale! Et parce
que, n'ayant à subir l'autorité de personne ni d'aucune loi, il leur semblera
on ne peut plus naturel et équitable de disposer d'euxmêmes comme il leur plaît
: plus de contrainte matérielle! Il est impossible d'imaginer qu'une seule des infortunes
d'ordre social signalées au cours de cet ouvrage puisse survivre à la
suppression du principe d'Autorité. Dans une société privée des lois qui
attribuent la richesse aux uns et laissent la misère aux autres, dépouillée de
la force qui sanctionne l'accaparement des premiers et la détresse des seconds,
peut-on concevoir des hommes manquant du nécessaire à côté d'êtres gorgés de
luxe ? Je ne le pense pas! Dans une humanité débarrassée de l'outillage
tyrannique des monarchies, des républiques parlementaires, des Etats,
conséquemment des tribunaux, des prisons, des casernes, peut-on imaginer des
maîtres qui commandent et des esclaves qui obéissent? Pas davantage! Peut-on
enfin supposer, dans une société qui n'a pour toute règle de morale que le «
fais ce que veux » de l'immortel Rabelais, des individus dépensant leur
énergie, à châtier leurs plus naturelles et plus nobles passions, à vivre dans
les transes d'une conscience terrorisée, à résister aux propulsions de la
chair, aux turbulences inquiètes de la pensée, au désir de rechercher et de
savoir ? Evidemment non! Et la prostitution? Et le vol? Et la violence? Et la
guerre? Et l'hypocrisie? Et la cupidité? Et la soif de domination? Ces fléaux
de notre époque mercantile et hiérarchique, n'est-il pas certain qu'ils
disparaitront plus ou moins rapidement quand ils ne trouveront plus à
s'alimenter? Pourquoi la femme se prostituerait-elle, si elle ne trouvait aucun
intérêt à se vendre et si rien : ni loi, ni famille, ni opinion publique, ni
éducation, ni morale, ne lui reprochait de se donner? Pourquoi volerait-il,
celui qui n'aurait qu'à prendre au tas tout ce dont il aurait besoin? Et si,
atteint de kleptomanie, quelqu'un dérobait un objet à l'usage d'un autre, quel
tort ferait-il à ce dernier qui pourrait remplacer l'objet soustrait, avec
beaucoup moins de peine et d'ennui qu'il n'en prend aujourd'hui pour saisir
d'une plainte le commissaire de police, déposer devant le juge d'Instruction et
témoigner en justice? Pourquoi la guerre, en l'absence de patries, c'est-à-dire
d'agglomérations plus ou moins étendues vivant sous le même gouvernement et les
mêmes lois, gouvernants et législateurs ayant été emportés avec l'Autorité qui
les crée? Il n'y aurait plus alors qu'une seule patrie : l'univers, et France,
Allemagne, Angleterre, Russie, Etats-Unis, seraient de simples expressions
géographiques représentant une partie de la planète, comme Paris, Lyon,
Marseille, Bordeaux sont aujourd'hui des expressions géographiques servant à
désigner, en France, des points spéciaux. Pourquoi l'hypocrisie, lorsque la
vérité n'aurait rien à perdre, la fourberie rien à gagner? Qui donc
consentirait à se souiller sans profit du mensonge? Qui donc s'affublerait d'un
masque pour le seul plaisir d'en être incommodé ? Pourquoi la rapacité, alors
que billets de banque, actions et obligations ne seraient que de vulgaires
chiffons de papier, et que, le commerce n'ayant plus sa raison d'être, point ne
serait besoin, pour se procurer les choses utiles ou agréables, de posséder de
l'or ou de l'argent? Que deviendrait la soif de domination, parmi des hommes
libres dont nul ne consentirait à obéir et dans une société dont seraient
brisés à jamais tous les rouages hiérarchiques? Faute d'aliment, l'ambition de
commander mourrait. Je pourrais remplir des pages et des pages de points
d'interrogations de ce genre ? A tous la réponse serait identique. Par
elle-même la propriété individuelle n'est rien autre chose qu'une fiction, Elle
ne devient réalité - et hélas réalité douloureuse! - qu'en s'appuyant sur la
Législation qui stipule les conditions dans lesquelles il est permis
d'accaparer une part de l'avoir commun, d'en tirer profit, et sur la force
armée, mise au service de cette législation tout en faveur des riches.
Intrinsèquement, la morale n'est qu'un mythe et, malgré dogmes religieux,
famille, éducation, bien faible serait son pouvoir sur les consciences, si
toute dérogation au « Devoir » n'était punie par le législateur et sévèrement
jugée par l'opinion publique. Il n’y a de réel, de tangible, de redoutable dans
ces expressions : capital, gouvernement, morale, que le principe qui les anime
et les fortifie : le principe d'autorité, lequel se traduit par des obligations
et des entraves qui mettent les individus et les groupes dans la nécessité de
renoncer à faire ce qui leur convient et à subir toutes les contraintes, Ainsi,
les deux épreuves auxquelles nous avons soumis le principe d'autorité se
corroborent pleinement. De la première, il découle que toutes les afflictions
humaines se rattachent directement à une quelconque des applications sociales
du principe d'Autorité. De la seconde, il résulte que, ce principe abandonné,
toutes les contraintes disparaissent et, avec elles, la douleur universelle,
J'insiste : je reprends et résume cette démonstration, car elle est d'une
importance capitale : A. - Des effets à la cause : l’homme est un composé de
besoins extrêmement variés. La compression de ces besoins, voilà la douleur.
J'aperçois clairement que la cause immédiate de cette compression - atteignant
une partie quelconque de l'individu : ventre, cerveau ou cœur, organes
correspondant à l'une quelconque des catégories de besoins : matériels,
intellectuels ou moraux - est une quelconque de nos institutions sociales. Or,
malgré la complexité de ses organes, l'individu est un. J'en infère que, en
dépit de la variété corrélative de ses institutions, le superorganisme social
pourrait bien être un également. Je cherche où peut se trouver cette unité et
je la découvre dans un principe, un fait, une base : l'Autorité. B. - De la
cause aux effets. J'intervertis la marche de mes observations. Je constate que
« le principe d'Autorité » comporte des organismes « manifestations », que
ceux-ci, causes dérivées, s'affirment par des sous-organismes qui agissent
enfin directement sur le patient : l'individu. Induction d'abord, déduction
ensuite : les deux méthodes aboutissent au même résultat concluant, décisif,
inattaquable : « Dans le domaine social, l'Autorité est la cause unique de la
douleur universelle! » Le principe d'Autorité! Voilà donc le virus qui
empoisonne toutes les institutions, tous les rapports humains, toutes les
relations sociales! Voilà, pour employer le langage du jour, le microbe qui
engendre toutes les maladies dont agonise l'espèce humaine. On a pu trouver
trop longue cette démonstration et estimer trop touffus les développements qui
précèdent. Je ne veux pas m'excuser de ces longueurs : elles m'ont paru
nécessaires et, en vérité, je pense qu'elles étaient indispensables. Car, si je
suis parvenu à établir que le Principe d'Autorité et ses inéluctables
conséquences sont, sur le terrain social, la cause profonde, essentielle,
fondamentale, unique des misères, des servitudes, des iniquités, des
antagonismes, des vices et des crimes dont souffre le corps social, j'aurai, ipso
facto, j'aurai du même coup, j'aurai de plano - j'insiste et me répète de
propos délibéré - prouvé irréfutablement que le remède si laborieusement et si
passionnément cherché par les philosophes sociologues se trouve dans le
principe de Liberté. Toutes ces choses, je les considère, depuis plus de
quarante ans, comme des certitudes indiscutables, et, j'en ai administré la
preuve il y a déjà trente-cinq ans dans mon livre : « La Douleur universelle ».
Ces certitudes qu'on peut logiquement condenser dans cette formule limpide : «
Le principe d'Autorité, voilà le Mal, Le principe de Liberté, voilà le remède!
» résument admirablement toute la Doctrine anarchiste. Les anarchistes tiennent
l'Autorité pour la source empoisonnée d'où jaillissent toutes les iniquités
sociales et la Liberté pour le seul contrepoison qui soit de nature à purifier
l'eau de cette source. Ils sont les ennemis irréductibles de l'Autorité et les
amants passionnés de la Liberté : c'est pourquoi ils se proclament libertaires.
Seuls, ils ont la courageuse franchise de s'affirmer libertaires et de se
déclarer loyalement pour la liberté contre l'Autorité. Et, cependant, le masque
jeté, instinctivement et au fond d'eux-mêmes, tous les hommes sont, sinon
théoriquement, du moins pratiquement épris de liberté. Etant donné que, depuis
des temps immémoriaux, l'humanité a adopté cette forme sociétaire qui consacre
la domination d'une collectivité ou d'une classe, et la servitude de l'autre,
il advient que, par la force même des choses, chacun tend à faire partie de la
classe dominante, car il semble et il est en réalité plus avantageux et plus
agréable de faire partie du groupe des maîtres que de se perdre dans la
multitude des esclaves. Cette tendance à diriger, régenter, donner des ordres
et gouverner répond en outre à une accoutumance héréditaire qui, se
développant, en sens opposé, de génération en génération, a donné
infailliblement naissance à deux races d'hommes : celle qui paraît faite pour
porter la tête haute et ordonner et celle qui est appelle à courber l'échine et
à obéir. L'observateur superficiel s'appuyant sur cette constatation, conclut à
la légère que, les uns étant destinés à exercer l'Autorité et les autres à la
subir, celle-ci est le principe rationnel et la condition même de l'Ordre dans
toute société. Cet observateur se laisse abuser ; il prend l'Effet pour la
Cause et il attribue faussement à celle-ci ce qui appartient à celui-là. Sans
avoir besoin de recourir à une argumentation subtile qui exigerait de délicats
et longs développements, je puis aisément dissiper l'erreur qu'il commet. Ce
n'est pas la Nature qui a institué d'office, et par anticipation, en raison de
la différence des constitutions et des tempéraments, des maîtres et des
esclaves ; c'est la Société. La Nature, elle, à des époques si éloignées de
nous que nul encore n'est parvenu à en fixer le commencement, a ajouté un
anneau à la chaîne innombrable des espèces animales : cet anneau, c’est
l'homme. Je laisse aux spécialistes de cette branche particulière de la
Science, le soin et l'honneur de nous enseigner tout ce qu'ils savent de
l'existence précaire et misérable de l'animal « homme » en ces temps préhistoriques.
Je ne sais, moimême, sur ces temps obscurs, que ce que peut en savoir toute
personne qui s'est quelque peu intéressée à cette partie spéciale des
connaissances humaines. Ce que nul ne peut ignorer, c'est que l'homme primitif
vécut très probablement dans l'état d'isolement, sans autre guides que
l'instinct de conservation et le besoin de reproduction : le premier le
poussant à chercher ses moyens d'existence et le second à se procurer
l'accouplement indispensable à la satisfaction de ses besoins génésiques. C'est
ainsi qu'à la première molécule humaine : l'individu, succéda peu à peu le
premier noyau : la famille. Lorsque, beaucoup plus tard vraisemblablement,
plusieurs familles se formèrent et se rencontrèrent, il paraît probable
qu'elles luttèrent tout d'abord entre elles et que les tués servirent de pâture
aux survivants. Mais innombrables étaient, alors, les forces ennemies contre
lesquelles nos lointains ancêtres avaient à se défendre et elles étaient de
toutes sortes. Les familles furent insensiblement amenées à cesser de se faire
la guerre et à se rapprocher, dans le but de se protéger mutuellement et d'être
en état de se procurer moins difficilement et plus abondamment ce qui était
nécessaire à leur vie. De la réunion de ces familles sortit la tribu. Nomades à
l'origine, vivant de la chasse et de la pêche, ces tribus se fixèrent dans la
contrée qui, au cours de leurs pérégrinations, leur offraient le plus de
ressources et devinrent sédentaires. C'est alors, alors seulement, que ces
tribus se multipliant, il est permis de dire que les individus qui les
composaient vécurent en société et c'est alors, alors seulement, que l'Autorité
fit son apparition dans la personne des chasseurs les plus adroits, des
pêcheurs les plus heureux, des vieillards les plus expérimentés et les
guerriers les plus redoutables. Ce petit aperçu historique suffit à démontrer
que ce n'est pas la Nature qui a engendré l'Autorité, mais la vie sociétaire,
et que, conséquemment (la cause devant être nécessairement antérieure à
l'effet) c'est à tort que certains prétendent que le principe d'Autorité est le
principe primordial et la condition même de l'Ordre dans toute société. La
vérité est exactement le contraire de cette assertion. La réalité historique
est que, choisis pour la défense et la protection des plus faibles, les plus
forts, devenus des Chefs, ne tardèrent pas à devenir des despotes ; qu'ils
forgèrent peu à peu des coutumes et des règles ayant pour but de légitimer leur
domination et qu'ils s'entourèrent graduellement d'un rempart de sanctions et
de violences destinées à réprimer toute tentative de révolte. En sorte que,
loin d'être, depuis la formation des sociétés humaines, un facteur d'ordre, un
régulateur d'équilibre, d'entente, de justice et d’harmonie, l'Autorité fut,
dès le commencement, une cause de désordre et d'iniquité dont les brigandages
et les crimes se sont, de siècle en siècle, aggravés et multipliés. «
L'existence de l'Autorité se perd dans la nuit des temps », disent la plupart
des historiens. C'est exact. Mais on est en droit d'affirmer avec la même
véracité que l'existence de la révolte, remonte à la même époque. Il y a
concomitance entre celle-ci et celle-là ; car, du jour ou les chefs s'avisèrent
de confisquer l'Autorité à leur profit, l'esprit de révolte prit naissance et
la puissance des Maîtres ne parvint jamais à l'étouffer totalement ; à telle
enseigne que l'histoire de tous les temps et de tous les peuples, fourmille de
gestes d'insoumission, de complots, de conspirations, d'émeutes,
d'insurrections, de soulèvements populaires ; elle démontre, éloquemment et
jusqu'à l'évidence, que la haine de l'Autorité et l'amour de la Liberté ont
jeté dans la conscience humaine des racines si profondes que ni persécutions,
ni massacres ne réussirent à les en extirper. Quand, à l'instar des
libertaires, on envisage l'histoire sous cet angle déterminé, on est conduit à
constater que le processus humain se déroule, dans le temps et l'espace, sur le
plan du conflit incessant entre l’esclavage et l'indépendance, de la bataille
permanente livrée par les individus, les nations et les races contre tous les
éléments : naturels et sociaux, qui les réduisaient à la servitude et
entendaient les y maintenir. Ce processus historique n'est plus, alors, autre
chose qu'une épopée gigantesque, un duel à mort dressant tragiquement l'un
contre l'autre ces deux principes contradictoires, ces deux forces fatalement
opposées : l'Autorité et la Liberté. Je sais que des esprits généreux, des
cœurs pavés - comme l'Enfer d'excellentes intentions conçoivent l'irréalisable
rêve de concilier ces deux forces ennemies, et d'amalgamer dans un dosage
savant, ces deux principes irréductiblement contraires. Eh bien! Supposez deux
personnes dans une même salle. L'une veut absolument que la porte soit fermée ;
l'autre veut non moins énergiquement que la porte soit ouverte. La discussion
menace de s'éterniser et des paroles on va venir aux coups, lorsque s'introduit
un troisième personnage qui, doucereusement, ne voulant se mettre à dos
personne, ami de la chèvre et protecteur du chou, s'efforce d'amener la
conciliation en proposant que la porte soit fermée, tout en restant ouverte, ou
qu'elle soit ouverte tout en restant fermée. Le premier, l'autoritaire, veut
que la porte soit fermée, c'est-à-dire que l'Autorité règne : le second,
l'anarchiste, exige que !a porte soit ouverte, c'est-à-dire que la Liberté
soit. Et le troisième, ne voulant ni de l'autorité qui va jusqu'à l'oppression,
ni de la liberté qui va jusqu'à la licence, propose un système mixte, un régime
qui assurerait la compatibilité dans la pratique de ces deux choses qui, en
droit comme en fait, s'excluent absolument. Car l'autorité ne se fractionne pas
plus que ne se morcelle la liberté. Elle est toute entière avec ses
conséquences, ou elle n'est pas du tout. Impossible de concevoir une société
basée sur l'autorité, sans que la dite autorité ne se manifeste par un système
gouvernemental quelconque, lequel système entraîne logiquement une hiérarchie,
des fonctionnaires, des assemblées légiférantes et fatalement une police, une
magistrature et des prisons. Au sein d'une pareille organisation sociale, les
uns ont le pouvoir de commander et les autres le devoir d'obéir. Enclins, les
premiers à abuser de leurs pouvoirs, les derniers sont incités à la désobéissance.
Et pour étouffer la révolte, deux freins sont nécessairement mis en usage : 1°
Les préjugés, soigneusement entretenus par les classe-dirigeants dans le
cerveau des masses dirigées ; gouvernement, lois, patrie, famille, suffrage
universel, morale, etc., c'est le frein moral ; 2° Magistrats, policiers,
gendarmes, soldats, garde-chiourmes, c'est le frein matériel. Toute autorité
qui ne s'appuierait pas sur cette double force, la seconde venant sanctionner
la première, n'aurait plus sa raison d'être, puisqu'on pourrait, sans
inconvénient comme sans danger, ne s'y pas soumettre. La liberté, elle aussi,
est intégrale ou n'existe pas. Elle ne supporte ni lois, ni gouvernements, ni
contrainte. Elle ne s'accommode ni de policiers, ni de magistrats, ni de
gardiens de prisons. L'homme qui ne fait pas ce qu'il veut, rien que ce qui lui
plaît et tout ce qui lui convient, n'est pas libre. Cela ne se discute même
pas. En conséquence, on peut affirmer que, en droit comme en fait, il est
impossible d'admettre un système bâtard qui tiendrait à la fois du principe
d'autorité et du principe de liberté. On peut, à son gré, se prononcer pour
l'Autorité contre la Liberté ou pour la Liberté contre l'Autorité ; mais on ne
peut être pour l'une et pour l'autre. Il faut opter. Les anarchistes se sont
prononcés ; leur choix est fait ; ils sont contre l'Autorité, pour la Liberté.
Et ils ne craignent pas d'affirmer que l'Humanité, elle aussi, implicitement
tout au moins, s'est prononcée évolutionnellement - en faveur de l'indépendance
contre la servitude c'est-à-dire pour la Liberté contre l'Autorité. On comprend
que les premiers échantillons de la race humaine qui parurent sur le globe
durent être soumis à toutes sortes de servitudes. A peine sorti de l'animalité,
faible et grossière ébauche de l'homme des civilisations avancées, l'être
primitif se trouva sous la dépendance absolue de la nature. Exposés aux
intempéries, à la fureur et aux caprices des éléments, incapables de s'orienter
au travers des inextricables fourrés des régions vierges, arrêtés à tout
instant par des cours d'eaux, les montagnes, des ravins, luttant parfois corps
à corps avec les animaux féroces, sans autre nourriture que celle qu'ils
réussissaient à se procurer par une chasse et une pêche souvent dangereuses et
toujours exténuantes, victimes des maladies et des fléaux, nos premiers
ancêtres durent connaître toutes les horreurs d'une existence passée à se
défendre contre des forces aveugles, irrésistibles, mystérieuses. Terreur
perpétuelle, déchirement de la faim, brûlure de la soif, morsure du froid,
ignorance complète, tel fut le lot de l'humanité dans l'enfance. Ce qu'on a
appelé « l'état de nature », la liberté primitive, fut donc en réalité une
épouvantable servitude. Servitude matérielle à l'égard de la nature, servitude
intellectuelle à l'égard de la science, l'être tout entier fut dans un état de
complet esclavage. Mais peu à peu, avec des lenteurs et des arrêts dont notre
siècle de rapidité ne peut se faire une idée précise, les liens se relâchèrent.
Avec une opiniâtreté incroyable, l'homme mesura ses forces contre la nature.
Enhardi par quelques succès et en possession de quelques outils rudimentaires,
le genre humain s'appliqua à utiliser les produits naturels et chercha à en
assurer la régulière production. La vie cessa d'être une perpétuelle et
douloureuse pérégrination à travers les espaces stériles et encore inexplorés.
Des groupements se formèrent, un langage se fonda, des idées s'échangèrent, des
relations s'établirent. Le cerveau se dégagea peu à peu des originelles
épaisseurs ; il y entra quelques lueurs indécises qui contenaient en puissance
les clartés futures. Sans plan préconçu, sans méthode préméditée, par la seule
force des choses, par le seul jeu des organes de mieux en mieux exercés, les
facultés se développèrent. Mais pendant que l'homme se soustrayait
insensiblement à la tyrannie de la nature, le despotisme de l'homme sur l'homme
faisait son apparition. Ce ne fut plus seulement la guerre de l'individu contre
les forces coalisées de l'univers ; ce fut encore la lutte des individus entre
eux, des collectivités entre elles. Des populations entières furent condamnées
à l'esclavage. Des castes et des classes divisèrent l'humanité, les unes
dépouillant et opprimant les autres. La servitude sociale vint s'ajouter aux
servitudes antérieures et il serait difficile de dire si les avantages que
l'humanité remporta sur le globe et les progrès qu'elle réalisa dans le domaine
scientifique compensèrent les inconvénients de ce nouvel état de choses. Je
n'ai pas à relater longuement les efforts faits, les conquêtes obtenues, les
admirables développements de l'esprit humain. D'autres ont raconté, mieux que
je ne saurais le faire et avec une compétence qui me fait défaut, les
étonnantes péripéties de cette lutte séculaire de l'homme contre tous les
écrasements antiques. Aujourd'hui, les conditions respectives de l'humanité et
de la planète sont interverties. Ce n'est plus celle-ci qui domine celle-là,
c'est le contraire. Le sol est cultivé, le sous-sol livre ses richesses, les
forces naturelles sont utilisées, la plupart des maladies vaincues, les ravages
épidémiques atténués, les fléaux en partie conjurés, les éléments domestiqués,
la matière asservie, l'homme n'est plus le jouet de l'Univers. Il a posé sur le
globe terraqué qu'il peuple un pied vainqueur et s'y est assuré désormais la
première et la meilleure place : la servitude matérielle ou pauvreté sociale
n'existe donc plus et tous les maux qu'elle faisait naître sont ou peuvent être
supprimés. L'homme n'est plus cet être grossier, craintif et ignorant que le
moindre phénomène étonnait. Il ne sait pas tout sans doute, mais il est mille
choses qu'il n’ignore plus. Et les connaissances dont son cerveau s'est enrichi
sont assez étendues, sûres et variées, pour que non seulement il échappe aux
tourments de l'ignorance, mais encore goûte les joies du savoir ; donc, la
servitude intellectuelle ou ignorance sociale n'est plus qu'un triste souvenir
et les douleurs qu'enfanta l'ignorance ancestrale font désormais partie de
l'histoire du passé. Reste la servitude sociale. Après la double victoire que
je viens de rappeler, sera-t-il dit que l'homme ne voudra pas ou ne saura pas
s'affranchir de l'homme? Et qu'après avoir brisé les chaînes que la nature
avait forgées contre lui, il ne pourra pas se débarrasser des entraves
artificielles que lui imposa la force ou que consentit son ignorance? Que de
luttes pourtant, que d'héroïsmes, que de sang versé, que d'existences
sacrifiées pour ce seul mot « Liberté »! Tendance instinctive d'abord, aspiration
vague par la suite, poussée nette, précise et formidable de nos jours, l'amour
de la Liberté a, depuis des siècles, fait battre des milliards de cœurs et armé
des milliards de bras. Il semble, tant est grande la force d'expansion et de
résistance de cet esprit de liberté, que celui-ci se soit accru de toutes les
oppressions et que cette soif d'indépendance ait augmenté chez les asservis
dans la même proportion que l'amour de la domination chez les maîtres.
L'histoire - non pas cette comédie dans laquelle monarques, ministres et grands
capitaines sont seuls acteurs, mais ce drame d'un intérêt palpitant qui raconte
la vie des peuples, les souffrances des déshérités, leurs aspirations et leurs
révoltes l'histoire n'est que l'écran sur lequel se développent les émouvantes
péripéties de la lutte millénaire du principe de Liberté contre le principe
d'Autorité. Il est dans la nature de l'Autorité de chercher constamment non
seulement à conserver les positions acquises, mais encore à en conquérir de
nouvelles ; cette tendance n'est pas moins dans la nature de la Liberté et
comme le domaine de l'un ne peut s'étendre qu'au détriment de l'autre,
l'essence même de ces deux principes diamétralement opposés est, je tiens à le
redire, de se livrer un perpétuel combat. Or, toute la vie humaine depuis
l'antiquité jusqu'à notre siècle est contenue dans les deux termes que voici :
élimination progressive du principe d'autorité, affirmation graduelle et
correspondante du principe de liberté. Chaque conquête de celle-ci est une défaite
pour celle-là. L'immense cri de : « Liberté! Liberté! » retentit à travers les
âges. Toutes les révoltes, toutes les revendications, toutes les révolutions
ont ce mot d'ordre. Lisez la profession de foi de tous les candidats, parcourez
le programme de tous les partis politiques : vous ne trouverez pas un manifeste
qui ne revendique plus de liberté, pas un politicien qui ne se réclame de
celle-ci. C'est que tout le monde sent et sait que sans liberté, il n'y a pas
de bonheur, que, comme le dit L'Hôpital : « Perdre la liberté! Après elle que
reste-t-il à perdre? La Liberté, c'est la vie ; la servitude, c'est la mort! »
que, suivant la belle parole de Proudhon : « La perfection économique est dans
l'indépendance absolue des travailleurs, de même que la perfection politique
est dans l'indépendance absolue du citoyen ». Pour être complet, Proudhon
aurait dû ajouter que la perfection morale est dans l'indépendance absolue des
consciences dégagées de tous préjugés de tous dogmes. Emile de Girardin
n'a-t-il pas écrit : « Dans l'avenir, le progrès sera de rétrécir de plus en
plus le cercle des lois positives et, au contraire, d’élargir de plus en plus
le cercle des lois naturelles. Toute loi naturelle est un principe qui se
vérifie par la justesse de ses conséquences. Toute loi positive est un
expédient qui se trahit par ses complications ». « On n'élève pas les âmes sans
les affranchir », dit Guizot dans un accès de franchise. En un langage d’une
suave poésie, Marc Guyau prédit le prochain triomphe de la liberté : « Dans
l'avenir, l'homme prendra de plus en plus l’horreur des abris construits
d'avance et des cages bien closes. Si quelqu'un de nous éprouve le besoin d'un
nid où poser son espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans la
liberté de l'air, le quittant quand il en est las, pour le refaire à chaque
printemps, à chaque renouveau de sa pensée ». Guillaume de Greef s'exprime ainsi
: « Le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable : la société n'a que des
organes et des fonctions ; elle ne doit plus avoir de maîtres ». « La tendance
pratique du matérialisme, dit l'éminent auteur de L'homme selon la science,
Louis Büchner, est aussi simple, aussi unitaire, aussi claire et nette que sa
théorie ; et tout son programme pour l'avenir de l'homme et de l'humanité, peut
s'exprimer en quelques mots contenant tout ce que l'on peut et doit,
théoriquement et pratiquement, revendiquer pour et avenir. Les voici : Liberté,
instruction et bienêtre pour tous! » . « Ni Dieu, ni Maître! » a dit Blanqui.
Il est étrange de trouver les lignes que voici sous la signature d'un écrivain
qui fut député, c'est-à-dire « fabricant de lois » ; mais les politiciens,
comme la politique, sont pleins de ces contradictions. « Nulle dépendance,
écrit M. Barrès, une vie aisée, l'entière harmonie avec les éléments, avec les
autres hommes et avec notre propre rêve ; voilà quel besoin m'agite et le
satisfaire c'est toute ma conviction ». Voici enfin comment s'exprime un des
savants les plus estimés, M, Letourneau, dans « L'Evolution politique » : « Au
point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant dans les
républiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait maintien de l'ordre
social avec une anarchie complète. Nul gouvernement ; personne n'obéit à
personne et cependant tout le monde s'acquitte de ses devoirs civiques avec un
zèle infatigable ; l'égoïsme semble inconnu ; il est remplacé par un large
amour social ». Assez de citations. Ce qu'il faut retenir de ces extraits,
c'est que, de l'avis d'une foule de penseurs non moins que de la constatation
des faits, il ressort que c'est dans le sens de la liberté que l'évolution se
produit. C'est là une vérité en quelque sorte banale, tant elle est évidente
par elle-même ; car nul ne peut supposer que l'humanité puisse se mouvoir dans
le sens de la servitude. Je n'ai insisté sur ce point que pour montrer l'accord
existant entre la théorie et les faits, et prouver que, si une étude impartiale
et minutieuse de l'organisme social nous conduit à reconnaître que le principe
d'autorité est la cause unique de la souffrance qui nous étreint, l'humanité a,
depuis longtemps, compris - inconsciemment, souvent même sans qu'il y paraisse
- que le mal vient de là, puisque, depuis des milliers d'années, elle cherche à
s'affranchir et ne cesse de combattre les esclavages multiformes qui la
brisent. Dans le domaine biologique et cosmique, l'élimination de la servitude
ne sera jamais complète ; à ce point de vue, donc, la liberté humaine
n'existera jamais à l'état absolu, il s'agit simplement de restreindre à son
minimum l'asservissement et de pousser l'émancipation à son maximum. Mais la
domination de l'homme sur l'homme, l'exploitation de l'homme par l'homme, en un
mot, l'esclavage social, d'ordre entièrement artificiel et transitoire, peut et
doit être entièrement aboli. Pas de bonheur espérable sans cette porte brisée
d'abord et s'ouvrant ensuite sur les perspectives heureuses de l'avenir. En
dehors de la liberté sociale conquise par l'abolition de l'Autorité sociale,
c'est la misère, l'oppression, la contrainte, la douleur, sans qu'il puisse y
être porté remède. A ce point de vue, l'élimination complète du principe d'Autorité,
d'une part, l'affirmation intégrale du principe de Liberté d'autre part, voilà
l'idéal! Voilà, en même temps, le terme fatal de l'évolution à laquelle nous
assistons. L'esprit d'indépendance n'est plus aujourd'hui une aspiration
nuageuse vers un Droit platonique ; il se pénètre de la conviction que
l'exercice de la liberté est incompatible avec celui de l'Autorité. Tandis que
les assoiffés de pouvoir, les inconscients et les peureux qu'affolent les
symptômes du prochain bouleversement social rêvent de remettre à l'Etat la clef
de toutes choses, celle des intérêts économiques comme celle des affaires
politiques, il se forme, avec une vigueur qui fait présager les succès futurs,
une humanité de plus en plus nombreuse, écoutée, résolue et consciente, bien
décidée à laisser à l’Etat le moins de clefs possibles et même à le supprimer
pour ne point lui en laisser du tout. Ceux que les vicissitudes présentes
plongent dans l'admiration du passé ne cessent de répéter que la propriété
privée, le gouvernement, la religion, la famille, la patrie, ont rendu à
l'humanité les plus grands services ; à les entendre, ce sont ces principes et
ces institutions qui firent naître et assurèrent tous les progrès réalisés. Peu
importe! L'observation établit que tout évolue. Propriété, gouvernement,
patrie, religion, famille et toutes les institutions qui en découlent ont eu
leur heure dans l'histoire. Adaptées aux développements de jadis, elles l’ont
été, elles ont dû l'être nécessairement. Est-ce une raison pour qu'elles soient
conformes aux développements d'aujourd'hui ? Le vêtement qui habille un enfant
ne saurait être porté par un adulte. L'humanité fut cet enfant : elle vagissait
intuitivement vers la liberté. Aujourd'hui elle est adulte. Faudrait-il donc
qu'elle supportât encore et toujours le maillot et les langes, sous prétexte
que ceux-ci lui furent « utiles » autrefois? Ses chairs sont fermes, ses membres
robustes, ses muscles solides ; elle veut marcher seule, aller où bon lui
semble, circuler selon sa fantaisie. Elle ne veut plus de maitre, plus de
tyran. Elle commence à se rendre compte que toute société repose et ne peut
reposer que sur la Force ou la Raison. Elle a subi la force brutale du
guerrier, celle du sorcier, du prêtre et du monarque incarnant la Force
mystérieuse de la croyance en la Divinité, celle de la Force anonyme et
ondoyante du Nombre représentant la Force aveugle des Majorités ; elle fait
présentement la douloureuse expérience de la Force personnifiant la Dictature
d'une classe. Le jour approche ou, ayant parcouru tout le cycle, épuisé toutes
les formes sociales reposant sur la Force, elle finira par concevoir que c'est
sur la Raison, c'est-à-dire sur la Liberté que la Société doit être bâtie pour
la félicité de tous et de chacun. A travers les obstacles et les embûches que
les détenteurs de l'Autorité et leurs soutiens - j'allais écrire « souteneurs »
- multiplient sous ses pas, elle s'achemine vers la Liberté. Les résistances
désespérées qu’on lui oppose ne décourageront pas les libertaires. Ceux que
terrorise le pressentiment d'un bouleversement social plus ou moins prochain
peuvent redoubler d'acharnement dans les mesures d'étouffement et de répression
par lesquelles ils tentent de briser l'élan. Celui-ci est désormais
irrésistible. Menaces et persécutions ne parviendront pas à abattre la foi de
ceux qui ont - enfin! - compris que l'Autorité c'est le Mal et que la Liberté,
c'est le Bien. Derrière les générations qui montent, c'est l'Autorité vieille
et chancelante, avec son escorte de brigandages de détresses matérielles et
morales, d'ignorances et de guerres ; devant ces générations, c'est la Liberté
resplendissante de jeunesse et de vigueur, avec ses horizons illimités de paix,
de savoir, d'abondance, de joie et d'harmonie. C'est l'Anarchie apportant à
tous les humains débarrassés à jamais de tous les Dieux et de tous les Maîtres,
la possession de ces deux trésors qui les contiennent tous ; le Bien-Etre et la
Liberté.
-
Sébastien FAURE
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