Ce mot est si souvent employé dans tous les milieux
qu'il semble que tout le monde soit d'accord sur sa signification. Il n'en est
rien : individu, groupement ou organisation, classe sociale, tous parlant de
liberté, ne comprennent par là que leur liberté propre, trop souvent assimilée
à un « bon plaisir » ridicule. On arrive ainsi à fabriquer toute une série de
libertés au nom desquelles on asservit les êtres humains. Pour citer quelques
exemples frappants, rappellerai-je que c'est surtout au nom de la liberté qu'on
a fait, dernièrement, massacrer des millions d'hommes de tous les pays? C'est
au nom de la liberté de conscience que les porteurs de goupillons réclament à
cor et à cri le droit d'abrutir les foules ignorantes pour arriver plus facilement
à leurs fins d'asservissement et de domination. C'est au nom de la liberté du
travail que le patron d'usine fait appel à la police et à la force armée pour
maintenir, et parfois massacrer, les ouvriers qui réclament le droit à une
existence meilleure. C'est au nom de la liberté commerciale que les mercantis
de toutes sortes réclament le droit de rançonner le producteur et le
consommateur, de les empoisonner au besoin avec des produits frelatés. C'est au
nom de la liberté, de la justice et de l'ordre que, tous les jours, on
construit des prisons et qu'on y enferme des malheureux, que l'on construit des
engins de meurtre et... que l'on s'en sert! C'est au nom de la liberté que...
Mais je n'en finirais pas si je voulais énumérer tout ce qui se fait au nom de la
liberté pour opprimer les hommes. Le mot de liberté est donc, comme tant
d'autres, détourné de son sens et utilisé à l'encontre de son caractère par les
pires ennemis de la liberté. Devons-nous en conclure, comme certaines écoles
communistes, que la liberté n'est qu'un mythe et que nous devons faire abandon
de ce caprice imaginatif ? Efforçons-nous de voir ce qu’il faut entendre par
liberté. La définition donnée par Larousse me paraît assez juste dans sa
brièveté : « La liberté est le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, de choisir ».
En dehors du pouvoir, de la faculté d'agir ou de ne pas agir, il n'y a pas de
liberté. Un paralytique n'a pas plus la liberté de marcher qu'un homme aux yeux
bandés. C'est ainsi que dans notre société, on peut sans crainte nous accorder
une foule de libertés... après nous avoir enlevé le pouvoir d'en jouir. Aucune
loi ne défend au travailleur de visiter les sites agréables, de goûter les
merveilles de la nature et celles de l'art, de se reposer lorsqu'il est
fatigué, de vivre dans le confort et l'aisance, mais comme il ne possède pas la
liberté économique, il est astreint, pour assurer sa subsistance et celle des
siens, à de longues journées d'un travail assidu et régulier qui lui enlève
précisément la possibilité de jouir des libertés qu'on lui reconnaît. Si donc
la liberté n'est que le droit, elle est inopérante, c'est comme si elle
n'existait pas : elle n'existe pas. Pour qu'elle devienne efficace, réelle, il
faut qu'elle devienne le pouvoir. Nous n'avons nul besoin de liberté pour ce
que nous ne pouvons pas faire. Prétendre nous l'accorder, c'est se moquer de
nous, de même que c’est se moquer de lui que d'accorder au paralytique le droit
de courir ou au moribond le droit de vivre. La liberté est donc le pouvoir
d'agir - ou de ne pas agir, de choisir. Et encore le pouvoir de ne pas agir est
très limité pour tout être vivant. Il faut qu'il agisse, il ne peut s'en
empêcher. Et dès qu'il agit, il ne peut plus choisir son action. Ainsi définie,
la liberté est l'apanage exclusif des êtres vivants qui, seuls, ont le pouvoir
d'agir par eux-mêmes, mieux, elle se confond avec la vie, elle est la vie
elle-même. La vie devient alors inséparable de la liberté et inconcevable sans
elle. Mais le pouvoir d'agir, la faculté d'agir, étant limités pour tout être
vivant, la liberté est aussi limitée elle-même : il n'y a pas de liberté
absolue, il ne peut pas y avoir de liberté absolue pour personne. La liberté
absolue supposerait un pouvoir personnel sans bornes et s'il en est qui ont
cherché, s'il en est qui cherchent encore à réaliser ce rêve pour eux-mêmes, en
utilisant pour leurs propres fins le pouvoir d'agir des autres ils ne sont
jamais arrivés, ils n’arriveront jamais à leur but qui s'éloigne d'ailleurs à
mesure qu'ils croient l'approcher. Même aux époques les plus sombres de
l'histoire des peuples, jamais personne n'a pu connaître le pouvoir absolu et
les plus grands monarques devaient encore compter non seulement avec leurs
propres possibilités, mais même avec leurs sujets. Il restait pour eux des
limites qu'ils ne pouvaient dépasser sans risquer de perdre leur couronne ou
leur tête. La liberté absolue, ou pouvoir absolu, suppose donc la
toute-puissance que les hommes, ne pouvant l'atteindre, ont voulu donner à
leurs dieux. Et ces dieux n'ont jamais pu manifester aux hommes autre chose
que... leur impuissance! La liberté absolue est donc une impossibilité, une
absurdité. Notre liberté se trouve limitée par notre pouvoir d'agir et ne peut
aller plus loin. La formule connue : « Fais ce que tu veux » ne peut entrer
dans le domaine de la réalité qu'à la condition de ne vouloir que ce que l'on
peut. Dès que nous voulons la dépasser pour des fins qui nous sont propres,
nous empiétons sur le pouvoir d'agir des autres, sur leur liberté, nous faisons
acte d'autorité. Et c'est ainsi que l'autorité se trouve être fille de la
liberté! J'admets qu'elle n'en est qu'une excroissance, mais elle n'en est pas
moins produite par elle. C'est pour grandir sa liberté, son pouvoir d'agir, que
l'ambitieux, l'orgueilleux, empiète sur la liberté, le pouvoir d'agir de ses
semblables, qu'il veut les faire servir à ses desseins, etc. Voilà précisément
où nous conduit l'excès en toutes choses, la recherche de l'absolu, alors que
tout est relatif. Et voilà aussi pourquoi le mot de liberté peut donner lieu à
des interprétations contradictoires et servir à l'étranglement de la liberté
des autres! Mais il n'en subsiste pas moins une question très épineuse, un
problème délicat, pour ne pas dire presque insoluble, c'est lorsqu'il s'agit de
délimiter où doit socialement finir la liberté de l'un et où doit commencer
celle de l'autre. Je pose la question, mais n'ai pas la prétention de la
résoudre. Celui qui trouvera une solution pratique de ce problème aura résolu
la question sociale qui est à l'ordre du jour depuis l'origine des sociétés. En
dehors des cas bien définis, où l'individu exerce sa liberté sans aucune
contrainte et sans empiètement sur autrui, et de ceux où il fait ou cherche à
faire nettement acte d'autorité sur d'autres individus en les contraignant à
agir pour ses buts à lui, il y a de multiples actions mal définies et telles
que celui qui agit les peut considérer comme l'exercice de sa propre liberté,
mais que ses voisins regardent comme une atteinte à la leur. De là naissent
souvent des conflits entre individus, même ayant une conception à peu près
semblable de l'exercice de la liberté. Il est très difficile de trouver une
limite précise, incontestable entre le jour et la nuit si l'on ne voit pas le
coucher du soleil ou si on ne veut pas le prendre pour base, mais il est encore
bien plus difficile de trouver le moment précis où la liberté devient autorité.
Ce ne sera que lorsque les êtres humains auront acquis assez de sociabilité
pour reconnaître aux autres les mêmes droits qu'ils revendiquent pour
eux-mêmes, qu'ils arriveront à éviter ces heurts et préféreront laisser entre
leur liberté et celle de leurs voisins une zone neutre - une marge de tolérance
et de sagesse n'occuperont qu'après entente et momentanément. Dans certains
cas, les limites entre la liberté de plusieurs individus sont réglées par ce
qu'on appelle la politesse, lorsque celle-ci n'est pas une feinte hypocrite.
Par exemple, avant de prendre certaines libertés, on demande aux voisins si
cela ne les incommode pas. Et lorsqu'on omet cette précaution, les intéressés
sont fondés à vous prier courtoisement d'éviter ce qui leur cause une gêne. Il
est absolument indispensable que celui qui veut vivre en société, qui ne peut
vivre qu'en société, acquière des habitudes de sociabilité. Dans la pratique
courante, il n'y a guère que des questions secondaires qui reçoivent cette
solution. Il existe donc toujours entre les êtres humains, quand il s'agit de
liberté, de nombreux points délicats, contestés et litigieux, chacun voulant
pour soi l'exercice entier de la liberté, sans se rendre bien compte lorsqu'il
porte atteinte à celle de son semblable. Si donc la part raisonnable de chaque
individu est déjà difficile à délimiter entre hommes ayant la même conception
de la liberté, elle l'est davantage, à plus forte raison, entre personnes qui
pensent différemment sur ce sujet, lorsqu'il s’agit de gens, en particulier,
qui entendent ramener à eux tous les avantages de la liberté. Pour augmenter,
grandir leur pouvoir d'agir, nombreux sont ceux d'ailleurs qui tentent de
sortir des cadres de leur liberté propre. A ces premiers pas imprudents, aux
premières incursions arbitraires, se rattachent les premières manifestations de
préjudiciable autorité pour celui qui accepte, de gré ou non, les empiètements
antisociaux. La plupart du temps, pour des raisons complexes de naissance, de
milieu, de circonstances, de bonté passive, de faiblesse, de crainte, etc.,
cette autorité est acceptée par celui qu'elle atteint. Il s'y résigne tantôt
bénévolement, tantôt parce qu'il se sent pris sous l'étreinte de la force et
qu'il renonce à entamer une lutte où il craint d'être vaincu. Il efface même ses
velléités de résistance, laissant le champ sans obstacle pour la récidive,
donnant à l'acte nocif l'aspect dangereux d'un débordement légitime, à son
abdication le caractère d'une soumission naturelle... Vient un moment où cette
autorité directe d'un ou de plusieurs individus sur leurs semblables apparaît
trop brutale, trop dégradante, trop immorale, ou même elle lèse vitalement ses
victimes. On arrive alors à l'abolir grâce à des coalitions circonstanciées.
Mais ce progrès favorise, mais ces concertations prennent souvent pour appui
une autre forme d'autorité qui paraît donner quelques garanties à ceux qui
subissaient la première. Cette autorité leur apparait moins nocive parce
qu'audessus des hommes, semble-t-il, et s'appliquant à tous, et d'apparence propre
à servir le bien général ; c'est l'autorité sociale. Et cette autorité a pu se
faire accepter et même demander par les humains, parce qu'elle supprime cette
zone neutre, dont je parlais tout à l'heure, qui se trouve placée entre la
liberté de chaque individu. Elle arrive ainsi à éviter ou enrayer ces multiples
conflits entre gens qui ne veulent pas s'entendre et se chicanent souvent pour
des riens. Voilà bien la solution. Deux individus se contestant un droit
quelconque font appel à une autorité au-dessus d'eux qui ne tarde pas à les
mettre d'accord en leur enlevant à chacun le droit contesté et d'autres
ensuite. C'est « l'huître et les plaideurs ». C'est ce qu'on appelle instituer
le règne de l'ordre... L'autorité - voir ce mot - a toujours revêtu deux
aspects différents, mais tous deux indispensables à son maintien : l'autorité
physique, matérielle, et l'autorité morale. Une partie des individus sont
maintenus dans leur condition par la première, une autre partie par la seconde
et le reste de l'humanité a, ou croit avoir, intérêt au maintien de ces deux
aspects de l'autorité. Ce sont ces conditions qui font durer celle-ci depuis
l'origine de l'histoire. L'autorité physique fut fondée par le brigand et est
maintenant représentée par le gendarme, le policier et le militaire. L'autorité
morale avait sa base dans les croyances et les religions monothéistes ou
polythéistes (voir ces mots), avec leurs dieux uniques ou multiples auxquels
seuls les gens simples demeurent encore attachés, mais qui sont remplacés,
comme exerçant sur les masses une discipline favorable, par des entités
métaphysiques ou sociales tout aussi fantomatiques que les anciens dieux, mais
aussi puissants qu'ils l'étaient et qui sont le Bien, le Devoir, l'Opinion,
l'Honneur, la Patrie, etc... * * * Je ne veux pas approfondir ici la question
de la liberté au point de vue biologique et physiologique ; mais ici comme en
sociologie nous ne possédons qu'une liberté relative, celle qui se confond avec
la vie, qui en est la manifestation. Mais du fait que là aussi la liberté ne
peut être totale, certains voudraient en déduire qu'elle n'est qu'une illusion.
L'être vivant ne serait qu'une machine, qu'un automate, un jouet de la nature
ayant l'illusion de la liberté et de la volonté, mais dont tous les actes
seraient rigoureusement déterminés par des causes et des circonstances
indépendantes de lui. Certes, je ne conteste pas plus l'importance du
déterminisme biologique que celle du déterminisme social. L'individu est le
produit de l'hérédité, du milieu, de l'éducation etc..., et ses actes sont en
l'apport avec tous ces facteurs. Mais sommes-nous plus fondés à croire au
déterminisme absolu qu'à la liberté absolue? Le déterminisme absolu serait le
pur fatalisme. Il nous ferait envisager tous les événements naturels et
sociaux, ainsi que tous les plus petits détails de notre vie individuelle avec
une passivité complète et nous n'aurions, comme le musulman, que cette
explication décourageante, article de foi et justification d'inertie : «
C'était écrit, cela devait arriver ». La science, les données actuelles sur la
nature de notre être ne paraissent pas encore avoir donné force de vérité à ces
thèses destructrices de la personnalité et il nous semble, si nous faisons
jouer certains éléments internes de choix et de décision, les déterminants
volontaires et psychiques, qu'il reste assez de place à l'influence propre de
l'être pour prononcer encore le mot de liberté. Notre liberté ne serait qu'une
apparence s'il existait un Dieu tout-puissant et omniscient comme l'enseignent
les religions, mais si Dieu n'existe pas, comme disait Bakounine, qui est-ce
qui empêche la liberté de l'homme, si ce n'est l'autorité d'autres hommes? Je
sais : l'homme qui agit est déterminé dans ses actes par la pression du milieu
extérieur et par cette portion de son milieu intérieur qu'il a héritée de ses
ancêtres et n'a pu modifier ; quand il veut quelque chose, sa volonté est
déterminée par des circonstances qu'il n'a pas toujours créées lui-même. Mais
parce qu'il n'est pas lui aussi, dans sa sphère, créateur unique et
tout-puissant, cela veut-il dire qu'il n'ait pas de domaine propre et qu'il ne
possède aucune liberté ? Certes, si être libre consiste à pouvoir s'abstraire
totalement de l'ambiance, à se détacher pour ainsi dire du milieu qui nous
entoure, des conditions et obligations de la substance qui nous compose pour
pouvoir agir sur les choses sans qu'elles ne puissent agir sur nous, nous
connaissons assez l'étendue de notre faiblesse pour nous réclamer de cette
liberté-là! Mais, d'autre part, si l'homme et tous les êtres vivants subissent
sans réaction possible l'emprise maîtresse de leurs milieux, si leur liberté n'est
qu'apparence, il faut en conclure que la vie elle-même n'est qu'une illusion,
et que, malgré notre faculté de mouvement, malgré nos sens, malgré notre
cerveau, nous ne sommes que de la matière inconsciente à l’état de
somnambulisme! Cela est si vrai que la liberté - ou l'illusion de la liberté,
si ce n'est qu'un mirage - nous apparaît comme la caractéristique de la vie
organique tout au moins ; son embryon est le point de départ entre la matière
inerte et la matière dite « vivante » ; elle se développe et grandit avec cet
état pour disparaître avec lui. Et l'on peut ajouter que lorsque l'idée de
liberté l'humanité, celle-ci ne survivra pas longtemps... En attendant que la
science nous ait apporté des preuves improbables, nous nous efforcerons de
conserver, d’embellir, d'agrandir la vie - ou l’illusion de la vie - et la
liberté - ou l'illusion de la liberté ! Pour bien étudier la liberté, faculté
exclusive, - semble-t-il - des êtres vivants, il faut voir quels services ils
lui demandent, quels bien ils en attendent. Nous ne tarderons pas à constater
qu'ils l'emploient d'abord moins d'anomalies déformantes
grandir. Pour vivre, ils ont des besoins à satisfaire et
c'est de servir l'assouvissement des besoins les plus impérieux qu'ils
demandent à leur liberté. Mettez un bœuf au milieu du désert où il ne trouvera
aucune nourriture, et montrez-lui alors une étable avec un râtelier garni de
foin. Dès qu'il aura faim, il entrera de lui-même à l'étable et préférera se
laisser enfermer que de périr. Certes, il souffrira de la captivité, car sa
faim satisfaite, il a d'autres besoins. Mais enfermez-le dans un pré assez
vaste pour le nourrir, où il trouvera de l'herbe à volonté et une certaine
partie d'espace à franchir, il ne s'apercevra même pas que son parcours est
limité, surtout s'il a des compagnons. Ne sommes-nous pas tous enfermés dans
les limites de notre possibilité? Et cela quelque rang que nous occupions dans
l'échelle sociale? Mais si les bornes de notre horizon sont assez éloignées
pour que nous ne puissions les toucher, pour qu'il n'y ait pas pour nous,
vitalement, nécessité à les atteindre, nous en inférons, de ce que nous ne
rencontrons pas l'obstacle, à notre liberté. On peut donc dire que, lorsque
l'être vivant n'est pas contraint d'agir contre sa volonté, le maximum de
liberté consiste pour lui dans la possibilité de satisfaire tous ses besoins et
de jouir pleinement de l'existence. La liberté qui n'a pas à la base les moyens
de répondre aux exigences des besoins élémentaires, de ceux là vers lesquels
nous guide notre instinct, ne peut avoir de signification pour l'être humain.
Aussi doit-elle nécessairement, pour être efficace, accompagner les
transformations des besoins de l'homme aux divers âges de l'humanité. Nos
besoins ne sont plus les mêmes que ceux de nos ancêtres. La possibilité de
vivre comme ils ont vécu ne constituerait pas plus une liberté pour nous que
n'en aurait constituée pour eux la possibilité d'existence qui nous satisferait
aujourd'hui, laquelle, à son tour, ne pourra plus satisfaire nos descendants
dans un certain nombre d'années ou dans quelques siècles. En nous plaçant au
point de vue social qui surtout nous intéresse ici, la question de la liberté
est un problème infiniment complexe et difficile à résoudre, à cause de la
diversité des goûts, des tempéraments, des caractères et des aptitudes
individuelles. Nous avons vu plus haut que la liberté individuelle poussée à
l'excès arrive à se transformer en autorité contre d'autres individus. Or,
précisément, l'autorité est la fin de la liberté pour ceux qui la subissent. Il
s'agit donc de trouver le point précis où doit s'arrêter la liberté pour ne pas
devenir autorité. Certains répondent : « Là où commence la liberté du voisin ».
Je dis : Non, car la liberté du voisin commence à la possibilité de satisfaire
ses plus impérieux besoins et ce n'est qu'exceptionnellement qu'il y a
contestation à cet endroit. C'est au contraire là où finit la liberté du
voisin. Et si, ni le voisin, ni nous-mêmes ne voulons assigner de limites à
notre liberté, il y aura conflit avec, pour corollaire, l'instauration probable
de l'autorité du plus fort. D'autre part, si quelqu'un en laisse bénévolement
un autre entamer quelque peu sa propre liberté, l'intrus ne tardera pas à aller
plus loin et à faire sentir également son autorité. Si la jouissance de la
liberté pose devant l'aventureux un cas de conscience que la raison doit
éclairer et qui le retient au seuil du domaine que l'autre ne défend pas, elle
fait à tout homme obligation de connaître l'étendue de son bien et de ne point
permettre qu'il soit foulé. Qu'à celui qui veut trop la raison ne dicte la
retenue et n'établisse la mesure et c'est devant la carence du faible ou de
l'ignorant, la prise de possession de la force avec son cortège d'injustices...
En effet, dans les deux cas envisagés ci-dessus, nous voyons l'abus de liberté
se transformer en autorité et pourtant nous l'avons vu, la liberté est
indispensable à l'être humain et c'est elle seule qui peut lui permettre de
vivre une existence digne d'être vécue. Comment donc arriver pour nous et les
autres à connaître la norme et à la faire volontairement, librement, accepter
par tous? Les anarchistes, qui ont fait de la liberté la base de leur doctrine
s'essaient depuis des années déjà à solutionner la question ; ils devront y travailler
encore longtemps, je crois, avant d'avoir trouvé les données de l'équilibre
qu'elle exige. Il ne saurait être question de liberté sans frein comme certains
pourraient le croire et le proclamer. Il s'agit d'assurer à chacun le maximum
de liberté qui se confondra avec le maximum de bien-être. Comme ce problème
comporte surtout, pour chaque individu, la possibilité de satisfaire ses
besoins, il s'agit de rendre cette possibilité compatible avec la même
possibilité pour autrui. Pour cela nous pouvons envisager trois cas différents
: 1° Nos besoins et nos goûts sont trop différents pour se heurter. Les
difficultés sont d'elles-mêmes résolues et nous pouvons sans nous nuire, jouir
réciproquement de notre liberté. 2° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont à
peu près semblables, portent sur les mêmes objets. Deux solutions sont à
envisager : la lutte entre nous - avec tous ses aléas - pour conquérir les
objets convoités, ou l'entraide, l'association - avec tous ses bienfaits - pour
les produire en quantité suffisante pour tous avec, comme base de répartition,
l'égalité pour tous les membres tant que la production reste endessous des
besoins. 3° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont opposés et s'excluent
mutuellement. Il y a impossibilité de satisfaire les uns et les autres. Voilà
précisément les circonstances où l'abandon raisonné - à charge de revanche
l'une des satisfactions escomptées peut garantir une paix précieuse au premier
chef. Impérieuse est, d'ailleurs l'élimination, sans remplacement, de desiderata
abusifs, de désirs violents, de prétentions absurdes. Par exemple si j'éprouve
le besoin ou le caprice de me battre avec mon voisin pacifique, il n'y a plus
de liberté pour lui de ce côté tant qu'il n'aura pas trouvé le moyen de me
désarmer, de transformer mes instincts belliqueux en instinct de sociabilité.
Ou alors, malgré lui, il doit se défendre contre mes prétentions ou se
soumettre à ma domination ; quelquefois, il fera les deux. Mais on ne cherche à
dominer, à soumettre, à exploiter que ceux que l'on considère comme inférieurs
à soi, que ceux qu'on ne veut pas tenir pour ses égaux, Aussi la doctrine
anarchiste qui n'admet pas d’archies, de chefs, de supériorité oppressive, ni
au point de vue social, ni au point de vue individuel, réserve, par ses
résistances, la voie à la liberté, comme la doctrine libertaire la prépare par
ses aspirations ; elles se rencontrent sur le terrain commun de l'égalité
potentielle des individus, avec le critérium d'une mesure rationnelle, elles
tendent à faire de la liberté possible une réalité sociale.
Comment donc pourrons-nous organiser la liberté dans une
société anarchiste? On a vu plus haut qu'il ne s'agit pas de proclamer à la
cantonade le « fais ce que veulx » dont les sages de l'Abbaye de Thélème ne
prenaient d'ailleurs que la dose raisonnable. La liberté absolue est une
impossibilité pour l'homme social comme pour l'homme seul et il faut tenir compte
de la présence d'autrui, de la liberté de chacun si nous ne voulons retomber à
l'écrasement du faible et aux tyrannies de la force. Comme la liberté
essentielle réside dans la satisfaction des besoins primordiaux, il faut
d’abord organiser la production des choses nécessaires en tenant compte des
besoins actuels avec le maximum de liberté pour tous. La production nécessitant
une certaine somme de travail, il est donc normal que tout groupe de production
(Voir ce mot, voir aussi communisme, familistère, socialisme, etc.) réclame sa
part de travail à qui lui réclame sa part de produits. Ce n'est que la
conséquence d'une loi naturelle inéluctable. Celui qui ne peut se contenter des
produits sauvages du sol doit apporter sa part de travail à leur transformation
pour pouvoir jouir des produits du travail humain. La production pourra être
soit collective, soit individuelle, suivant les goûts de chacun et suivant
aussi les nécessités de cette production. L'essentiel est qu’elle soit
organisée par les producteurs eux-mêmes et ne serve pas, comme de nos jours, à
l'enrichissement de leurs maitres et à la consécration de leur servitude. Il
est évident que de même qu'aujourd'hui, le cultivateur qui veut faire pousser
du blé ou des pommes de terre doit mettre la semence en terre au moment voulu
et par là-même s'astreindre à une méthode, une discipline inévitables, de même
le groupe de production ou le producteur individuel devront s'organiser de
telle sorte que la production soit assurée, et demander à ses membres, une fois
les principes et les règles de l'organisation adoptés, de les observer. Que
l'on veuille ensemencer un champ, construire une maison, extraire du charbon,
fondre du minerai, voyager en chemin de fer ou organiser une fête, il faut que
chacun de ceux qui ont promis d'assurer un rôle dans l'organisation du travail
ou du plaisir, après avoir accepté les nécessités de la situation, choisi
suivant ses goûts et ses aptitudes, remplisse la fonction qui lui revient et en
ait la responsabilité. Sans cela, il n'y a pas de production intelligente et,
partant, pas de satisfaction possible pour les hommes dans la vie aux communes
possibilités que nous essayons d'établir. Lorsque l'anarchisme aura fortement
implanté ses principes dans l'esprit et le cœur du peuple, lorsqu'il aura
acquis assez de puissance, surtout morale, pour transformer la société, il
réalisera l'égalité, non pas devant la loi mais devant la vie, et chaque
individu se trouvera placé devant les mêmes possibilités d'existence. Plus de
patrons arrogants, de chefs, ni de supérieurs devant lesquels il faut toujours
plier pour ne pas perdre son gagne-pain, plus personne pouvant disposer ainsi
de la vie ou tout au moins de presque toute la liberté d'autres hommes. Certes,
je le répète, nous n'aurons pas, en société, cette liberté illimitée qui
d'ailleurs n'existe nulle part dans l'état de nature. L'oiseau qui vole si
librement dans les airs à ce qu'il nous semble, est cependant obligé de se
lancer à la poursuite de sa nourriture : elle ne lui tombe plus dans le bec
pendant qu'il chante sur la branche. Le propagandiste anarchiste qui dit à
chaque individu : « Nul ne peut agir à tes lieu et place pour te libérer, c'est
toi-même qui dois organiser ton mode de vie », s'inspire bien des principes
ci-dessus en montrant à l'être humain qu'il sait faire un effort personnel pour
obtenir ce qu'il espère. L'organisation anarchiste de la production n'est que
l'application du même principe dans ce domaine. D'ailleurs, la multiplicité des
groupes de production, la facilité de choisir son groupe et d'en changer sans
risquer de subir la misère, la facilité de produire isolément pour celui qui le
voudra, en permettant à chacun de choisir le genre de discipline qui lui
conviendra le mieux, nous donnera le maximum de liberté. Lorsqu'aucun être
humain ne sera plus à la merci d'un employeur, d'une administration, d'une
clientèle, d'une classe, ni des convenances pour assurer son existence et jouir
pleinement de la vie, il goûtera réellement la liberté. Peut-on, maintenant,
parler de liberté lorsque nous n'avons même pas le droit à l'existence, que nos
maîtres peuvent nous l'enlever quand cela leur fait plaisir? La condition de
l'homme d'aujourd'hui, du moins de celui qui ne possède pas, n'est guère
meilleure que celle de l'esclave d'autrefois, malgré tout ce qu'on chante sur
la civilisation et le progrès, et nous pouvons répéter avec le poète ces
tristes vers : Ne parle pas de liberté : La pauvreté, c'est l'esclavage. Mais
le jour où nous aurons réalisé l'égalité économique et sociale, où nous aurons
fait disparaître des cerveaux humains la croyance à la supériorité d'individus
faits pour commander et gouverner, le jour où les hommes naîtront et vivront
réellement dans l'égalité devant le bien-être qui ne sera plus réservé à une
partie seulement de l'humanité, nous aurons solutionné la question de la
liberté sociale. Cette liberté sera relative, c'est entendu mais assez vaste
pour nous suffire. Nous serons libres en ce sens que notre existence, notre
condition de vie ne dépendront que de nous, de notre effort, de notre activité.
Nous pourrons ce que nous voudrons parce que nous ne voudrons que ce que nous
pourrons. Nous n'avons que faire de l'impossible liberté absolue, et s'il est
des chasseurs de chimères qui veulent tenter de réaliser pour eux cette
absurdité qui nous a valu des siècles d'esclavage et de souffrance, nous leur
dirons : Non, restez, comme nous, des hommes, des hommes avec leurs
imperfections, leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs besoins, mais des hommes
semblables en cela à d'autres hommes ; différents seulement, en plus ou en
moins, de certaines qualités ou de certains défauts, de certaines capacités,
mais ayant tous, vous plus que les autres peut-être, besoin de l'association et
de la solidarité humaines. Nous ne voulons plus ni d'inspirés, ni de prophètes,
ni d'anges, ni de surhommes, ni de dieux, ni de demi-dieux. Leur règne si gros
de peines pour la majorité des hommes - a assez duré. Ce fut le règne de
l'autorité.
- E. COTTE
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