« Le Parti avait commis le crime de persuader que les impulsions naturelles, les sentiments naturels étaient sans valeur, alors qu’il dérobait en même temps à l’individu tout pouvoir sur le monde matériel. »
« – Il se peut que nous
restions ensemble encore six mois, peut-être un an, on ne sait pas, mais au
bout du compte, nous sommes certains d’être séparés. Est-ce que tu te rends
compte à quel point nous serons seuls ? Quand ils se seront emparés de nous,
nous ne pourrons rien, absolument rien l’un pour l’autre. Si je me confesse,
ils te fusilleront. Si je ne me confesse pas, ils te fusilleront de la même
façon. Quoi que je dise, quoi que je fasse, et même si je me retiens de parler,
rien ne retardera ta mort de cinq minutes. Aucun de nous deux ne saura si
l’autre est vivant ou mort. Nous serons absolument démunis, absolument
désarmés. La seule chose qui importe, c’est que nous ne nous trahissions pas
l’un l’autre, mais, au fond, rien ne changera rien. «
« – Vous devez avoir entendu
des rumeurs sur l’existence de la Fraternité. Sans doute vous en êtes-vous
formé une image qui vous est personnelle. Vous avez probablement imaginé une
puissante organisation clandestine de conspirateurs qui se rencontrent secrètement
dans des caves, qui griffonnent des messages sur les murs, qui se reconnaissent
mutuellement par des mots de passe ou par des mouvements spéciaux de la main.
Il n’existe rien de ce genre. Les membres de la Fraternité n’ont aucun moyen de
se reconnaître et un membre ne peut connaître l’identité que de très peu
d’autres. Goldstein lui-même, s’il tombait entre les mains de la Police de la
Pensée, ne pourrait leur donner une liste complète des membres ou aucune
information qui pourrait les amener à avoir une liste complète. Une telle liste
n’existe pas. La Fraternité ne peut être anéantie parce qu’elle n’est pas une
organisation, dans le sens ordinaire du terme. Rien ne relie ses membres, sinon
une idée qui est indestructible. Vous n’aurez jamais, pour vous soutenir, que
cette idée. Vous n’aurez aucun camarade et aucun encouragement. À la fin, quand
vous serez pris, vous ne recevrez aucune aide. Nous n’aidons jamais nos
membres, jamais. S’il est absolument nécessaire que quelqu’un garde le silence,
nous pouvons tout au plus introduire parfois en cachette une lame de rasoir
dans la cellule d’un prisonnier. Il faudra vous habituer à vivre sans obtenir
de résultats et sans espoir. Vous travaillerez un bout de temps, vous serez
pris, vous vous confesserez et vous mourrez. Ce sont les seuls résultats que vous
ne verrez jamais. Il n’y a aucune possibilité pour qu’un changement perceptible
ait lieu pendant la durée de notre existence. Nous sommes des morts. Notre
seule vie réelle est dans l’avenir. Nous prendrons part à cet avenir sous forme
de poignées de poussière et d’esquilles d’os. Mais à quelle distance de nous
peut être ce futur, il est impossible de le savoir. Ce peut être un millier
d’années. Actuellement, rien n’est possible, sauf d’étendre petit à petit la surface
du jugement sain. Nous ne pouvons agir de concert. Nous pouvons seulement
diffuser nos connaissances d’individu à individu, de génération en génération.
En face de la Police de la Pensée, il n’y a pas d’autre voie. »
« Dans un monde dans lequel
le nombre d’heures de travail serait court, où chacun aurait suffisamment de
nourriture, vivrait dans une maison munie d’une salle de bains et d’un
réfrigérateur, posséderait une automobile ou même un aéroplane, la plus
évidente, et peut-être la plus importante forme d’inégalité aurait déjà
disparu. Devenue générale, la richesse ne conférerait plus aucune distinction. »
« Si tous, en effet,
jouissaient de la même façon de loisirs et de sécurité, la grande masse d’êtres
humains qui est normalement abrutie par la pauvreté pourrait s’instruire et
apprendre à réfléchir par elle-même, elle s’apercevrait alors tôt ou tard que la
minorité privilégiée n’a aucune raison d’être, et la balaierait. En résumé, une
société hiérarchisée n’était possible que sur la base de la pauvreté et de
l’ignorance. »
« Maintenir les masses dans
la pauvreté en restreignant la production n’était pas non plus une solution
satisfaisante. Cette solution fut appliquée sur une large échelle durant la
phase finale du capitalisme, en gros entre 1920 et 1940. On laissa stagner
l’économie d’un grand nombre de pays, des terres furent laissées en jachère, on
n’ajouta pas au capital-équipement et de grandes masses de population furent
empêchées de travailler. La charité d’État les maintenait à moitié en vie. »
« En pratique, les justes
besoins vitaux de la population sont toujours sous-estimés. Le résultat est
que, d’une façon chronique, la moitié de ce qui est nécessaire pour vivre
manque toujours. Mais est considéré comme un avantage. C’est par une politique
délibérée que l’on maintient tout le monde, y compris même les groupes
favorisés, au bord de la privation. Un état général de pénurie accroît en effet
l’importance des petits privilèges et magnifie la distinction entre un groupe
et un autre. »
« On demande au membre, même
le plus humble du Parti, d’être compétent, industrieux et même intelligent dans
d’étroites limites. Il est de plus nécessaire qu’il soit un fanatique crédule
ignorant, dont les caractéristiques dominantes sont la crainte, la haine,
l’humeur flagorneuse et le triomphe orgiaque.
En d’autres mots, il est
nécessaire qu’il ait la mentalité appropriée à l’état de guerre. Peu importe
que la guerre soit réellement déclarée et, puisque aucune victoire décisive
n’est possible, peu importe qu’elle soit victorieuse ou non. Tout ce qui est
nécessaire, c’est que l’état de guerre existe. »
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