vendredi 4 août 2017

Georges Sorel 1847-1922 Deuxième Livraison





Pour ou contre le socialisme :

«  M. Merlino estime qu’il n’y a en France que deux groupes : d’un côté les marxistes, les possibilistes et autres légalitaires, qui se sont inspirés dans leurs programmes des idées de M. Brousse (p. 279) ; - de l’autre les ouvriers socialistes révolutionnaires (p. 284) »

«  « Si les hommes restaient moralement ce qu’ils sont aujourd’hui, les inégalités reparaîtraient... Inversement, l’élévation morale ne peut se réaliser tant que dure la lutte brutale pour l’existence... L’abolition du monopole et du salariat, la solidarité et l’aide mutuelle ne peuvent surgir par l’effet d’une déclaration ; il faut qu’ils soient incarnés dans des institutions vitales » (p. 371). »

« J’ai longuement insisté sur ces préliminaires parce qu’il était nécessaire de bien comprendre cette théorie pour se rendre compte de ce qui va suivre. « Le socialisme doit cesser d’être doctrinaire, descendre des hauteurs olympiennes..., lutter pour des réformes pratiques réclamées par les masses et non point pour des principes abstraits » (p. 307). - « Il faut avoir le courage de reconnaître que les petites réformes sont autre chose que des palliatifs, que ce sont les germes, pour mieux dire, les éléments du socialisme » (p. 300). - Même les simples réformes politiques ont leur importance (p. 304) ; « la lutte électorale bien conduite, peut servir à élever la moralité du peuple et émanciper son esprit » (p. 306). »

« « Le socialisme, loin de diviser les hommes, les unit ; inculque l’esprit de solidarité... à tous les hommes de cœur en faveur de ceux qui souffrent ; et dans les luttes, qui se livrent actuellement entre les différents groupes, il intervient pour donner une direction en vue du progrès général » (p. 32). »

« « La bourgeoisie professionnelle n’a pas l’esprit de corps, ni l’exclusivisme, ni la solidarité, ni les tenaces traditions de l’ancienne aristocratie. Une partie de cette classe accourt sous les drapeaux du socialisme ; et, avec la catégorie la plus élevée de la classe ouvrière, elle commence à former le noyau d’une nouvelle société sans distinctions de classes ou du moins sans grosses et permanentes inégalités de conditions » (p. 322). Cette union pourrait, fort bien, avoir pour résultat de donner naissance à un nouveau parti des maigres, aussi avide et aussi autoritaire que les anciennes classes. Il faudrait chercher si les conditions sociales actuelles permettront une domination de cette fraction moyenne de l'intelligenz. »

« « Il faut réformer le fond de la constitution sociale : substituer à la domination la liberté et l'égalité, à la hiérarchie l'association et la coopération, à la lutte la justice » (p. 109). N'est-il pas inconséquent en croyant pouvoir introduire dans le système si profondément inégalitaire des saint-simoniens la réalité de l'égalité des conditions ? »

« « En tant que des millions de familles vivent dans des conditions d'existence qui distinguent leur manière de vivre, leurs intérêts, leur éducation de ceux des autres classes qui leur sont opposées hostilement, ils forment une classe. »

« « Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. - La domination du capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. - Dans la lutte cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. »]. »

« Bien souvent, il faut se servir du mot classe dans le sens ordinaire, dans le sens que lui donne M. Merlino : « Les classes, dit-il, se distinguent principalement par le degré d'aisance et par les occupations de leurs membres. Les membres de chaque classe, ou catégorie, ou groupe, ou profession, sont liés entre eux par des parentés, des relations sociales, des usages, et habitudes de vie, par l'instinct de conservation et de défense contre les autres classes (esprit de corps) ; et, enfin, la physionomie, les modes, le langage, la teinte plus ou moins blanche de la peau, les sentiments, tout les sépare » (p. 320). La classe est considérée surtout psychologiquement. « La loi d'imitation fait que les hommes placés à un même niveau contractent les mêmes habitudes et éprouvent les mêmes besoins ; la loi de différenciation fait que les classes dominantes cherchent à accroître la distance entre elles et les classes sujettes. » On voit par là que M. Merlino parle de tout autre chose que des classes marxistes [Proudhon dans La Révolution sociale démontrée par le coup d'État, reconnaît trois classes en France en 1848 : bourgeoisie (rentiers, employés supérieurs) - classe moyenne (entrepreneurs, patrons, cultivateurs, savants, artistes) - classe ouvrière ou prolétariat (p. 151). Cette division est faite, dit-il, au point de vue des intérêts]. »

« M. Merlino considère les choses à un point de vue tout différent : « Le collectivisme et le communisme sont destinés à se combiner ensemble. Une organisation strictement communiste est aussi irréalisable qu'une organisation strictement collectiviste »

«Il pourrait arriver qu'une aristocratie de plus en plus (proportionnellement) réduite devînt en même temps si riche qu'elle pût dominer, sans peine, une plèbe misérable. »

« [Assez généralement, quand une aristocratie est menacée, ses membres se plongent dans la religion et y cherchent des consolations, des causes pour se résigner ; cela n'augmente pas leur force de résistance. L'idée de la mort de leur classe se traduit, chez chacun d'eux, en terreur de la mort personnelle. Cela a été très sensible dans l'aristocratie romaine : c'est ce qui a permis de dire souvent que le christianisme avait contribué à la ruine de l'empire romain]. »

« Il suffit pour les déterminer que leurs membres ressentent la crainte de tomber au-dessous des conditions normales de leur classe [Il ne s'agit pas seulement d'une appréciation matérielle, mais surtout d'une appréciation morale. « Les hommes ne vivent pas seulement de pain, ils tiennent à la liberté, à la justice, à la dignité personnelle, autant qu'à la vie. Ils ne se plaignent pas seulement de l'injuste répartition des richesses, mais de tout ce qui froisse leurs sentiments : de la tyrannie gouvernementale, de l'injuste application des lois, de la participation à des guerres engagées par les classes dirigeantes, de tous les maux et de tous les contrastes qu'ils sont condamnés à subir et à faire subir dans l'ordre social actuel » (p. 27). »

«  Ils ont hérité de la naïve confiance de nos pères dans l'opinion publique, dans le contrôle efficace des pouvoirs électifs [Stuart Mill (qui était souvent bien naïf) admire les garanties que présente pour la bonne gestion des affaires publiques la grande publicité des débats parlementaires : il n'avait jamais entendu parler des fournitures militaires de son pays. »

« [Cette tendance existe plutôt dans les esprits que dans les faits : l'expérience montre, en effet, que partout les administrations deviennent plus corrompues par la politique : les hommes qui parlent toujours de respect, d'autorité, de gouvernement, les républicains sérieux, ont pourri tout ce qu'ils ont touché]. »

« de même que le christianisme a perdu sa substance primitive, pour ne garder que le cérémonial, remplaçant la religion par la superstition (p. 43). »

«  M. Merlino pense que l'on n'a pas dit grand-chose quand on a parlé de la dictature du prolétariat ; « ce serait, en fait, la dictature du parti [socialdémocrate], ou plutôt celle de l'état-major du parti » (p. 25). Il y a là une question qui mériterait d'être étudiée de près ; il me paraît certain que Marx n'a pas compris la dictature du prolétariat dans le sens d'une administration effective de la masse, mais dans le sens d'une pression si énergique et si tenace du prolétariat sur les pouvoirs - constitués en période révolutionnaire d'une manière toujours faible, incapables de s'organiser automatiquement que les aspirations des classes ouvrières puissent se faire jour et l'essence du socialisme se réaliser. Il resterait à rechercher les obstacles qui peuvent se présenter. »

« La différence essentielle tient à ce que la démocratie, pour passer à la pratique, doit se fonder sur une fiction de droit, admettre que le vote d'une certaine majorité fournit l'expression de la volonté générale, supposer que la minorité accepte sa défaite comme la preuve de son erreur ; -les anarchistes veulent transformer cette fiction juridique en une réalité psychologique. Par cette singulière conception métaphysique, ils se mettraient en dehors de toute discussion possible, s'ils n'étaient inconséquents souvent avec leurs principes abstraits ; les anarchistes communistes admettent un travail minimum obligatoire, le rationnement ; ils ne sont plus ainsi complètement anarchistes (p. 216). S'ils voulaient traduire leurs conceptions d'une manière juridique, ils arriveraient à reconnaître les principes ordinaires d'organisation. »


L'avenir socialiste des syndicats

«  toutes les tentatives faites pour constituer une administration indépendante des intérêts des partis ont été vaines ; en France les administrations ne cessent de se corrompre au fur et à mesure que la politique devient plus démocratique ; - qu'il y ait là une simple coïncidence, cela est possible ; mais encore faudrait-il expliquer la raison de cette corruption progressive. »

«Le spectacle offert par les professionnels de la politique dans tous les pays est tel que bien des gens aspirent à voir s'évanouir toute organisation politique ; c'est là un noble rêve qui a pu enchanter des âmes religieuses et des utopistes ; mais il ne suffit pas de reconnaître un mal et de vouloir le faire disparaître pour s'en débarrasser. » 

« La véritable vocation des Intellectuels est l'exploitation de la politique ; le rôle de politicien est fort analogue à celui de courtisan et il ne demande pas d'aptitude industrielle. Il ne faut pas leur parler de supprimer les formes traditionnelles de l'État ; c'est en quoi leur idéal, si révolutionnaire qu'il puisse paraître aux bonnes gens, est réactionnaire 1. Ils veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt est de les porter au pouvoir et d'accepter la hiérarchie des capacités, qui met les travailleurs sous la direction des hommes politiques. »

« L'expérience avait déjà montré au célèbre agronome du XVIIIe siècle, Arthur Young, que les ouvriers les mieux rétribués étaient les plus enclins à la résistance 1 ; tous les auteurs sont aujourd'hui unanimes pour reconnaître que la misère est un grand obstacle aux progrès du socialisme. »

«  Les groupements anciens étaient surtout politiques, c'est-à-dire constitués principalement pour la conquête du pouvoir ; ils recueillaient tous les gens audacieux, n'ayant qu'une médiocre aptitude pour gagner leur vie par le travail. »

«  Telles sont les premières conquêtes que peuvent poursuivre les syndicats dans le domaine politique ; il faut qu'ils arrachent ces pouvoirs petit à petit, en les réclamant sans cesse, en intéressant le public, à leurs efforts, en dénonçant sans relâche les abus, en montrant l'incapacité ou l'improbité des administrations publiques. »


«La voilà, telle que je la comprends, d'après la conception matérialiste de l'histoire, la lutte définitive pour les pouvoirs politiques. Ce n'est pas une lutte pour prendre les positions occupées par les bourgeois et s'affubler de leurs dépouilles ; c'est une lutte pour vider l'organisme politique bourgeois de toute vie et faire passer tout ce qu'il contenait d'utile dans un organisme politique prolétarien, créé au fur et à mesure du développement du prolétariat. »

V. Ce qu’il y a d’essentiel dans les notions révolutionnaires de Marx :
Il cite Gabriel Deville :
« L’État n’est pas – ainsi que l’exprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste comme un ver dans le fruit, pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant l’ensemble des services publics déjà constitués, c'est-à-dire quelque chose qui n'a besoin que de corrections par ci, de corrections par là. Il n'y a pas à perfectionner mais à supprimer l’État... C’est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l’État que de favoriser l’accaparement, par lui, des moyens de production, c’est-à-dire de domination »

« On devrait dire de lui qu’il est une philosophie des bras et non une philosophie des têtes [J’ai appelé l’attention sur ce point dans les Insegnamenti sociali], car il n’a qu’une seule chose en vue : amener la classe ouvrière à comprendre que tout son avenir dépend de la notion de lutte de classe ; l’engager dans une voie où elle trouve les moyens, en s’organisant pour la lutte, de se mettre en état de se passer de maîtres ; lui persuader qu’elle ne doit point prendre d’exemples dans la bourgeoisie. »

« D’autre part, le marxisme ne saurait se confondre, avec des partis politiques, si révolutionnaires fussent-ils, parce que ceux-ci sont obligés de fonctionner comme les partis bourgeois, modifiant leur attitude suivant les besoins qu’imposent les circonstances électorales et faisant, au besoin, des compromis avec d’autres groupes qui ont des clientèles électorales analogues, alors qu’il demeure invariablement attaché à la considération d’une révolution absolue.»

«Pour se tirer d’embarras, ces docteurs dénonçaient avec indignation un retour offensif de l’anarchisme, parce que beaucoup d’anarchistes étaient entres, sur les conseils de Pelloutier, dans les syndicats et dans les Bourses du travail mais les mots importent peu a celui qui veut aller au fond des choses le culte des étiquettes est bon pour les parlementaires. »

1903 Introduction à l'économie moderne

« Nos bourgeoisies ploutocratiques n'ont pas de hautes ambitions ; elles ne ressentent pas le besoin d’un sublime qui soit assure d’une gloire éternelle ; elles demandent seulement a durer. »

page 205 :
« On peut affirmer que la démocratie constitue un danger pour l'avenir du prolétariat, des qu'elle occupe le premier rang dans les préoccupations ouvrières ; car la démocratie mêlé les classes et par suite tend a faire considérer les idées de métier comme étant indignes d'occuper l'homme éclairé. »

page 265

« Ces organisations ne sont pas toujours négligeables ;mais leur rôle ne rentre pas dans notre étude ; elles tendent toutes a une meilleure subordination de l’homme, auquel on donne l'illusion que la volonté étrangère du maître est conforme a sa propre volonté. Il s’agit toujours chez ces auteurs de ce qui se passe dans l’atelier et non des conditions générales de la production, de l’état dans lequel se trouve la classe ouvrière. »

page 267

«l’État idéaliste se donne comme la Volonté et l’Intelligence incarnées en quelque sorte, dans des pouvoirs publics ; il est le maître, l’éducateur, le directeur des volontés et des intelligences particulières ; il apprend aux hommes ce qu’ils doivent faire et il prétend être organise de manière a ce que ses décisions renferment toujours le plus de raison possible. »

page 267

l’État administratif cherche a constituer des mécanismes fonctionnant avec régularité et, a bien des points de vue, il parait se modeler sur les institutions économiques ; il devrait être plutôt serviteur que maître dans la société ; mais clans la pratique, il est continuellement détourne des fins qu’il devrait réaliser, par les détenteurs de la domination. Tandis que l’État
idéaliste est exclusif et tend même a repousser tout contrôle sérieux, l’État administratif accepte le concours de corporations librement formées ; par exemple il n’y a aucune bonne
raison pour prétendre que l’État doit seul donner l’instruction ou pour refuser a des fondations charitables le droit d’aider la justice répressive en hospitalisant et en surveillant des gens condamnes pour légères fautes ; etc. »

page 268

«La neutralisation du milieu économique peut être comparée a une suppression de frottement dans une machine. »

page 273

«La décadence de la bureaucratie française commença le jour ou l’on prétendit la subordonner aux parlementaires : ceux-ci ne voulaient pas admettre que les pratiques bureaucratiques, les règles traditionnelles et la conscience de fonctionnaires indépendants pussent faire obstacle a leurs volontés ; tout devait s’incliner devant la majesté de la souveraineté nationale, dont ils étaient investis a titre de représentants du peuple. Les intérêts électoraux se trouvaient continuellement en lutte avec les décisions bureaucratiques, et les intérêts électoraux des députés sont des choses très saintes. Que parfois la routine et le formalisme fussent ennuyeux et même comique, nul ne songe a le nier ; mais cette routine et ce formalisme étaient des conditions de la conservation de l’indépendance. »

page 274

«Une telle autonomie est en contradiction absolue avec le principe démocratique, qui soumet toutes choses a la discrétion des élus. Ce n’est point sur de pareils songes qu’il faut fonder les vues socialistes relatives a l’avenir ; il faut se préoccuper des moyens d’assurer la gestion des services publics sans le secours d'une véritable organisation bureaucratique, solidement hiérarchisée [Marx, dans la circulaire de l’Internationale sur la Commune de Paris, dit que le principe hiérarchique était a abandonner. (La Commune de Paris, trad. fr., p. 40)], ayant de l’honneur en raison de son indépendance même. »

« Ce livre a été seulement imprime en 1918 ; la guerre a pose des problèmes nouveaux que je n’oserais pas aborder en ce moment ; un seul point semble acquis : c’est que la victoire de
l’Entente a été un triomphe pour la ploutocratie démagogique [La défaite de l’Allemagne marque-t-elle la fin de l’aristocratie féodale de la vieille Prusse ou celle de la bourgeoisie libérale ? Je serais tente de penser que cette seconde hypothèse est plus vraisemblable que la

première]. Celle-ci veut achever son œuvre en supprimant les bolcheviks qui lui font peur ; ses forces militaires sont largement suffisantes pour exécuter cette opération ; mais que gagneront les ploutocraties a l’extermination des révolutionnaires russes ? Est-ce que le sang, des martyrs ne serait pas, une fois de plus, fécond ? Il ne faut pas oublier que sans les massacres de juin 1848 et de mai 1871 le, socialisme aurait eu bien de la peine a faire accepter en France le principe de la lutte de classe. La sanglante leçon de choses qui se produira en Russie fera sentir a tous les ouvriers qu’il y a une contradiction entre la démocratie et la mission du prolétariat ; l’idée de constituer un gouvernement de producteurs ne périra pas ; le cri : « Mort aux Intellectuels », si souvent reproche aux bolcheviks finira peut-être par s’imposer aux travailleurs du monde entier. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la révolution russe est l’aurore d’une ère nouvelle. »

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