mardi 29 août 2017

Article de Médiapart

Les 40 ans de dérégulation qui ont mis le code du travail en miettes

PAR LAURENT MAUDUIT ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 28 JUIN 2017

Depuis les premiers stages Barre en 1977, la France a connu une avalanche de réformes du code du travail, accroissant massivement la flexibilité et la précarité. L’examen de ces lois soulève une question : est-il urgent d’en ajouter une autre ? Pour justifier les nouveaux coups de boutoir violents qu’il entend donner au code du travail par le truchement autoritaire des ordonnances, Emmanuel Macron a souvent avancé, pendant la campagne présidentielle, que la France avait un retard important à rattraper vis-à-vis de ses partenaires. Vieille ritournelle ! Disposant d’un marché du travail trop rigide, notre pays aurait tardé à prendre des mesures de libéralisation pour débrider les énergies et, du même coup, l’emploi.
Il faut d’ailleurs lui donner crédit de sa constance : cela fait bien longtemps qu’Emmanuel Macron défend cette idée. Il a été le rapporteur, en 2007 et 2008, de la commission Attali, laquelle avait pour cahier des charges de faire des propositions « pour la libération de la croissance française ». Sous-entendu : claquemurée dans un modèle social issu des Trente Glorieuses, accrochée à des acquis sociaux trop généreux, la France a trop tardé à s’ouvrir aux vents nouveaux de la mondialisation, et de la flexibilité qu’elle induit. En bref, la France est restée indolente et immobile, quand le monde était happé dans de formidables mutations. D’où l’impérieuse nécessité de cet électrochoc des ordonnances.
La France, indolente et immobile ? Dans cette présentation des choses pour justifier la réforme en même temps que la procédure d’urgence dans laquelle elle va être prise, il y a pourtant quelque chose de radicalement faux. Si l’on observe de près les mutations du marché du travail français depuis exactement quarante ans, c’est le constat strictement inverse qui saute aux yeux : c’est une dérégulation formidable que le marché du travail n’a cessé de connaître, par une avalanche de réformes qui se sont poursuivies à un rythme échevelé, sous la droite comme sous la gauche, année après année. Oui, une avalanche de réformes ! Il suffit de les recenser pour en arriver à ce constat : meurtri par ces secousses qui
ont mis à mal le modèle social français et qui ont généré de nouvelles inégalités, le pays aurait sûrement beaucoup plus besoin d’une pause dans l’annonce de ces réformes que d’une brutale accélération. Il suffit de dresser le bilan de cette farandole ininterrompue de réformes pour s’en convaincre.

1.L’esprit de Philadelphie. Avant de recenser tous les coups de boutoir successifs qui ont été donnés contre le code du travail, il faut d’abord se souvenir d’où nous venons. Ou, si l’on préfère, de quel monde stable la France a commencé à sortir depuis quatre décennies. Ce monde stable, c’est Alain Supiot, professeur de droit social au Collège de France, qui l’a le mieux défini, voilà quelques années, dans son ouvrage L’Esprit de Philadelphie – La justice sociale face au marché total(Seuil, janvier 2010). Dans cet essai qui retient l’attention (lire Justice sociale : le manifeste de l’après-guerre aux oubliettes), il rappelait en effet qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les vainqueurs avaient dessiné des règles
financières et monétaires pour assurer la stabilité du monde et le développement économique, notamment au travers des accords de Bretton Woods, contresignés le 22 juillet 1944 par les délégués représentant l’ensemble des 44 nations alliées. Ces accords furent précédés, le 10 mai 1944, d’une déclaration adoptée par l’Organisation internationale du travail et connue sous le nom de Déclaration de Philadelphie. Elle est, en quelque sorte, le pendant social des accords financiers de Bretton Woods.
Texte fondateur, cette Déclaration de Philadelphie (que l’on peut consulter ici dans sa version intégrale) affirme que « le but central de toute politique nationale et internationale » doit être la justice sociale. Défendant le principe que « le travail n’est pas une marchandise» et que « la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous », cette déclaration ajoute : « Tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ; la réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale. »
Or, pour Alain Supiot, depuis la Seconde Guerre mondiale, toute l’histoire peut se résumer à un « grand basculement ». Au fil des ans, les grands pays développés ont radicalement rompu avec l’esprit de Philadelphie, pour conduire aujourd’hui des politiques strictement contraires. L’objectif de l’essai était donc d’« analyser ce grand retournement qui semble avoir aboli les leçons sociales tirées de l’expérience de la période 1914-1945 ».
Ce travail de déconstruction commence dans le prolongement du premier choc pétrolier, qui ébranle l’horlogerie interne des Trente Glorieuses dans la seconde moitié des années 1970.

2. Les premiers stages Barre. Ces stages, conçus par Raymond Barre, premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, constituent la première mesure symbolique de dérégulation du marché du travail. Alors que sous les effets du premier choc pétrolier, et bientôt du second, le chômage, jusque-là marginal, commence à s’envoler, le premier ministre présente en mai 1977 un premier plan d’austérité – de « rigueur » selon lui – couplé à un premier « pacte national pour l’emploi des jeunes », qui sera inséré dans la loi du 5 juillet 1977 (le décret d’application qui en présente les modalités est à lire ici). Puis un deuxième pacte voit le jour, consigné dans la loi du 6 juillet 1978 ; un troisième pacte vient ensuite, consigné dans la loi du 10 juillet 1979, qui sera reconduit en 1980. Quand ces premières mesures sont annoncées, elles suscitent une très vive émotion dans le pays. Une journée unitaire de grève générale est ainsi organisée le 24 mai 1977 contre le plan Barre, avec des manifestations dans de nombreuses villes, dont Paris.
Concrètement, ces mesures de dérégulation prennent deux formes : il y a des stages de formation et des stages pratiques en entreprise (on peut consulter cette étude pour plus de précisions sur les modalités du plan Barre). Toute la gauche est donc vent debout contre ces premières mesures de dérégulation sociale et les « petits boulots » qu’elles organisent, offrant aux plus jeunes des emplois au rabais, les premiers du genre. Ces stages sont du même coup au coeur de l’une des polémiques importantes à l’approche de l’élection présidentielle de 1981. Pour bien montrer qu’ils ne répondront pas aux sirènes libérales, les
socialistes consignent dans leurs 110 propositions, qui constituent leur plate-forme pour la présidentielle, qu’en cas de victoire ils remettront en cause la déréglementation sociale initiée par Raymond Barre.
La 22e proposition en porte témoignage : « Le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail », énonce-t-elle. Avec le recul, la formule laisse songeur, tant les hiérarques socialistes ont tourné le dos, par la suite, à cet engagement. À ces 110 propositions, Mediapart avait consacré un livre en 2011 (reproduction ci-contre),
pour célébrer à sa façon le 30e anniversaire du 10 mai 1981. Faut-il brûler le code du travail ?

3.Les stages d’insertion à la vie professionnelle. Preuve du reniement des socialistes, dès 1983, ils copient les « petits boulots » de Raymond Barre qu’ils critiquaient avant l’alternance et créent ces stages d’insertion à la vie professionnelle (SIVP), rémunérés moins de la moitié du SMIC. C’est le coup d’envoi, sous la gauche, par Pierre Mauroy, alors premier ministre, des premières formes d’emploi précaire pour les jeunes, dérogeant aux règles sociales et notamment au salaire minimum.

4.Les travaux d’utilité collective. Devenu premier ministre, Laurent Fabius continue cette oeuvre de dérégulation sociale en créant les travaux d’utilité collective (TUC). Ces TUC, qui font l’objet d’un décret d’application le 16 octobre 1984, sont des petits boulots à mi-temps offerts par les communes ou les associations pendant une période ne pouvant excéder six mois et dont les rémunérations, légèrement inférieures à la moitié du SMIC, sont versées
directement par l’État. Créés officiellement pour la bonne cause – lutter contre le chômage des jeunes qui ne cesse de progresser –, ces stages ne sont pas considérés comme un véritable emploi ; l’indemnité versée au bénéficiaire n’ouvre donc pas droit à la retraite ou à l’assurance-chômage. Derrière les bonnes intentions affichées par Laurent Fabius, c’est donc bel et bien un marché du travail de seconde zone, avec des droits minorés ou pas de droits du tout, qui commence progressivement à voir le jour et qui va prendre de l’ampleur, sous des formes multiples, les années suivantes.

5.La suppression de l’autorisation administrative de licenciement. Jusqu’en 1986, la déréglementation sociale ne s'en tient pourtant qu’à des mesures symboliques, qui touchent certes les plus jeunes, mais qui ne modifient pas encore en profondeur le code du travail. Mais avec l’alternance et la première cohabitation, tout change. C’est un véritable séisme social qui commence, prolongeant pour la France celui qui a commencé dans les pays anglo-saxons avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et dont les répliques se feront sentir sans cesse toutes les années suivantes.
Sentant venir ce séisme, la revue Droit social et son fondateur, Jean-Jacques Dupeyroux, qui a si longtemps marqué le débat social en France, organisent à Montpellier le 25 avril 1986, un petit mois après les législatives, un colloque au retentissement immense et à l’intitulé provocateur (souvent copié les années ultérieures) : « Faut-il brûler le code du travail ? » Les actes du colloque sont publiés peu après par la revue Droit social (numéro spécial, juillet-août 1986). Cela résume le climat qui est alors en train de s’installer en France et qui ne changera jamais plus. Plus de trente ans plus tard, il est difficile de retrouver – hormis dans quelques bibliothèques universitaires – un exemplaire de cette revue, qui avait eu la sagacité d’ouvrir un débat aussi annonciateur des temps que nous vivons, avec des contributions aussi fortes et prémonitoires. Grâce aux éditions Dalloz, qui est devenu l’éditeur de la revue et qui dispose de ses archives – et auxquelles nous voulons exprimer notre gratitude –, Mediapart est pourtant en mesure d’exhumer les actes de ce colloque, qui ont pris une valeur historique. Les voici :
À la fin du mois de mai 1986, peu de temps après la constitution du gouvernement de Jacques Chirac, le nouveau ministre des affaires sociales et de l’emploi, Philippe Séguin, défend devant l’Assemblée nationale un projet de loi en vue de supprimer l’autorisation administrative de licenciement. Pour la droite, il s’agit de mettre en application ce qui a été l’une de ses deux principales promesses électorales, avec la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes. La promesse est en phase avec les demandes du patronat. À l’époque, le CNPF (l’ancêtre du Medef), présidé par Yvon Gattaz (le père de Pierre Gattaz), défend l’idée de créer ce qu’il appelle, de manière passablement cynique, des ENCAS (pour : emplois nouveaux à contraintes allégées), lesquels, selon lui, engendreraient des centaines de milliers d’emplois. Pour Jacques Chirac et Philippe Séguin, cette suppression de l’autorisation administrative, qui est le premier grand coup de boutoir dans le code du travail depuis la Libération et une remise en cause en profondeur des missions de l’inspection du travail, est donc un premier pas vers ces ENCAS souhaités par le patronat. Mais quand le débat commence à l’Assemblée nationale, le 29 mai 1986, les socialistes, toutes sensibilités confondues, s’indignent de cette démolition du code du travail. Pour ceux qui souhaitent retrouver les termes exacts de la controverse, elle apparaît ci-dessous dans le compte rendu analytique des débats : Tout au long du débat, il y a donc d’abord un député qui fait constamment du harcèlement, qui coupe sans cesse Philippe Séguin dans son intervention, qui l’interpelle, c’est un dénommé… Michel Sapin, qui deviendra ministre des finances de Pierre Bérégovoy et, bien plus tard, de François Hollande.
Puis le porte-parole du parti socialiste pour les questions sociales, l’ancien ministre du travail Michel Delebarre, prend la parole et s’indigne : « Toutes les études économiques disponibles réalisées par des organismes sérieux – qu’ils soient privés ou publics – montrent en effet qu’il n’y a à attendre que des effets négatifs sur l’emploi de la suppression
de l’autorisation administrative de licenciement. La seule étude qui parvienne à un résultat inverse est celle commandée – je devrais dire commanditée – par le CNPF en 1984, qui fixe à environ 370 000 le nombre des créations d’emplois qui résulterait de la suppression de l’autorisation administrative. Vous savez comme moi, Monsieur le ministre, que les conditions dans lesquelles a été réalisée cette enquête conduisent à s’interroger sur la fiabilité de ses conclusions. »

Et il ajoute : «En supprimant d’un trait de plume l’ordonnance du 24 mai 1945 et la loi du 3 janvier 1975, vous remettez en cause deux des principes essentiels de notre législation sociale : d’une part, le rôle de l’État dans la défense de l’emploi et des droits des travailleurs ; d’autre part, la responsabilité des entreprises et des chefs d’entreprise à l’égard de leurs salariés, y compris en période de difficulté économique. L’intervention de l’État pour la défense de l’emploi est une constante depuis la dernière guerre. Elle s’est traduite dès l’ordonnance de 1945. Elle s’est manifestée en 1963, à travers la création du Fonds national de l’emploi [FNE – ndlr]. Je rappelle que l’exposé des motifs de la loi créant le FNE précisait : “Alors que la nation assure aux citoyens une protection sans cesse accrue, il paraît anormal que les salariés demeurent exposés à perdre, pour des raisons qui leur sont extérieures, un travail dont dépend la subsistance de leur famille.” »
« Cette protection des salariés contre la perte d’emploi, qu’à l’évidence l’actuelle majorité juge aujourd’hui anormale, a été étendue par la création, en 1967, de l’Agence nationale pour l'emploi. Cette protection des salariés a été ensuite améliorée. Mais la responsabilité de l’État à l’égard des travailleurs menacés dans leur emploi n’est pas la seule que vous entendez supprimer. En rupture avec la conception de l’entreprise qui prévaut en France depuis quarante ans, vous allez, de fait, dégager les chefs d’entreprise de leur responsabilité vis-à-vis de leurs salariés, débauchables à merci dès lors que le nombre des licenciements n’excède pas le chiffre de 9, aisément licenciables au-delà, moyennant quelques mesures à caractère social. »
Quelques jours plus tard, le samedi 7 juin 1986, quand le débat approche de son terme, le parti socialiste dépose une motion de censure. On connaît la suite de l’histoire : le projet de loi est voté et les socialistes promettent aussitôt qu’ils rétabliront cette autorisation à la prochaine alternance – ce qu’ils ne feront jamais.

Martine Aubry favorise le travail féminin précaire

6.La déréglementation des années Rocard. Non seulement la gauche, quand elle revient au pouvoir en 1988, ne rétablit pas cette autorisation préalable, mais de surcroît, elle poursuit l’œuvre entreprise en multipliant les mesures de flexibilité. D’abord, un nouveau contrat de travail précaire, encore un, est créé pour les jeunes en 1990. Baptisé cette fois contrat emploi-solidarité (CES), il s’agit d’un contrat de courte durée, portant sur près de 20
heures par semaine dans le secteur non marchand (collectivités, établissements publics, associations…), avec une rémunération assurée par l’État et comprise entre 65 % et 100 % du SMIC. Année après année, l’emploi devient donc de plus en plus précaire pour les plus jeunes… Mais il n’y a pas que pour eux que la flexibilité du travail gagne du terrain. Une autre mesure formidablement importante – et un peu oubliée dans le débat public – est mise en place en septembre 1992, à l’initiative de la ministre du travail, Martine Aubry : il s’agit
d’un abattement forfaitaire des cotisations de sécurité sociale pour l’embauche d’un salarié à temps partiel. Il autorise une exonération de 30 % des cotisations patronales pour une embauche à temps partiel. Officiellement, la mesure est toujours pétrie de bonnes intentions (libérales) : il s’agit d’une aide à l’embauche. Mais dans les faits, cette mesure va jouer un rôle majeur dans l’expansion, les années suivantes, du travail féminin à temps partiel contraint. En somme, c’est le coup d’envoi du travail précaire féminin – les fameuses caissières de supermarché, avec des emplois du temps démentiels et des salaires dérisoires, dont on parlera tant les années suivantes. Pour qui veut mesurer les effets ravageurs de cette
envolée du travail à temps partiel, il est possible de se référer à cette intéressante étude de l'Observatoire des inégalités, dont le graphique ci-dessus est extrait.

7.Le « SMIC jeunes ». Peu de temps après l’alternance de 1993, le nouveau gouvernement d’Édouard Balladur et son ministre du travail, Michel Giraud, élaborent un projet de loi quinquennale consacrée à l’emploi. Parmi de nombreuses autres dispositions, l’une d’elles instaure pour les jeunes de moins de 26 ans, jusqu’à bac + 3, le contrat d’insertion professionnelle (CIP). Il s’agit d’un contrat de travail à durée déterminée comprise entre six mois et un an, renouvelable une fois, dont la rémunération en pourcentage du SMIC est fixée par décret. Publiés le 23 février 1994, les décrets d’application fixent cette rémunération à 80 % du SMIC. Aussitôt, c’est une explosion de colère dans les lycées et les universités, où les jeunes partent en bataille contre ce qu’ils considèrent à bon droit comme un « SMIC jeunes » ou, si l’on préfère, un sous-SMIC, dérogatoire au code du travail. À partir du 28 février 1994 et pendant près d’un mois, les manifestations, souvent tumultueuses, se propagent dans tout le pays. Et pour finir, Édouard Balladur est obligé, le 30 mars, de retirer sa réforme.

7.Les emplois jeunes et les 35 heures. Après l’alternance de 1997, les socialistes annoncent la création de ce qu’ils appellent les « emplois jeunes ». Il s’agit d’un contrat à durée déterminée renouvelable cinq fois, à temps plein, réservé aux services publics. Il est également accessible aux associations. Comme le « SMIC jeunes » et la contestation qu’il a déclenchée ont douché les ardeurs dérégulatrices de la puissance publique, ces « emplois jeunes » soulèvent moins de polémiques que les autres contrats précaires des années antérieures. Ils n’en présentent pas moins la singularité d’inoculer pour la première fois le virus de la précarité au sein de la fonction publique. Les 35 heures sont l’autre grande réforme des années Jospin. Initialement, elles devaient constituer un formidable et nouvel acquis social : il était en effet consigné dans le projet du PS que le passage des 39 heures aux 35 heures devait s’effectuer sans perte de salaire. 35 heures payées 39 ! Mais finalement, quand Lionel Jospin accède à Matignon, brutal changement de cap : la réforme vise d’abord à améliorer, non pas la situation sociale des salariés, mais la compétitivité des entreprises. Le passage aux 35 heures accentue donc la modération salariale en vigueur depuis le tournant de la rigueur des années 1982-1983 et surtout, par le truchement de l’annualisation du temps de travail, il accroît fortement la flexibilité du travail.

8.l’inversion de la hiérarchie des normes. Dès l’alternance, en 2003, la droite enterre les « emplois jeunes », au prétexte qu’ils sont trop onéreux pour les finances publiques, et invente un nouveau contrat jeunes en entreprise, dont la simple caractéristique est d’offrir aux employeurs des exonérations de cotisations sociales. Peu après, c’est toutefois une brutale accélération que connaît la dérégulation sociale. Le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin engage, en décembre 2003, une réforme sociale majeure – une contre-réforme, en fait. Mais les choses se passent, dans ces années-là, si l’on peut dire, en crabe : il s’agit de la réforme dite de l’inversion de la hiérarchie des normes sociales. En proposant que des accords d’entreprise puissent désormais ouvrir droit au bénéfice de dérogations au code du travail, qui n’étaient jusque-là réservées qu’à des accords de branche – et dans des sujets aussi importants que le recours aux CDD, le travail intérimaire ou saisonnier, la durée du travail… –, le gouvernement bouleverse à l’époque radicalement ce qu’il est convenu d’appeler « l’ordre public social ». C’est une grande première dans l’histoire du droit social français. Pour le patronat, c’était, d’une certaine façon, la mère de toutes les réformes. Cette inversion de la hiérarchie des normes ne fera l’objet en France d’un grand débat public que longtemps plus tard, à la faveur de la loi El Khomri. En fait, c’est dès 2003 que la réforme est lancée, de manière subreptice, puisque c’est à la faveur d’amendements à un projet de loi consacré à la formation professionnelle et au dialogue social que le gouvernement de droite veut engager cette contre-révolution sociale.
À l’époque, il n’y a guère dans l’opposition qu’un député, en l’occurrence le socialiste Alain Vidalies, qui s’intéresse au sujet. Quand on relit le discours qu’il prononce au nom du PS, le 11 décembre 2003 (on peut le retrouver ici), à l’occasion d’une motion d’irrecevabilité, on en est abasourdi : chaque formule qu’il utilise pourra, longtemps plus tard, se retourner contre le gouvernement de Manuel Valls auquel il participera.
« Pour des raisons politiciennes, commence Alain Vidalies, vous avez préféré avancer masqués derrière cet accord et derrière la position commune de juillet 2001 sur les voies et moyens de la négociation collective, pour imposer un bouleversement de la hiérarchie des normes et de notre droit du travail. Vous tentez là un coup fourré lourd de conséquences pour des millions de salariés, mais aussi pour nos entreprises, car l’alignement par le bas de nos normes – ce que d’aucuns appellent le dumping social – affectera aussi les conditions de la concurrence ! Vos propositions de modification du mode d’élaboration des accords collectifs nous semblaient bien modestes au regard de l’enjeu. Vous vous borniez à un traitement homéopathique, mais qui autorisait néanmoins un débat légitime et serein. »

« Vous ne voulez rien de moins qu’enterrer une partie de notre histoire collective »

« Et voici qu’à notre stupéfaction, au dernier moment, vous avez ajouté au texte des dispositions d’une gravité exceptionnelle, qui en modifient complètement la portée et qui apparaîtront comme une immense régression, dans l’esprit d’une mondialisation libérale qui ne connaît comme dialogue social que celui qui se limite à l’entreprise. Vous ne voulez rien de moins qu’enterrer une partie de notre histoire collective, que déchirer le contrat social écrit en 1936, en 1950, en 1968 et en 1982. »
« En défendant ce projet dans ces conditions, vous lancez un défi au bon sens. Mais vous êtes lucides et c’est en toute conscience que vous tentez un passage en force, avec le soutien du seul Medef, qui manifeste un enthousiasme d’ailleurs bien compréhensible – en fait de dialogue social, vous ne favorisez que le monologue patronal », dit encore le député socialiste.
Et c’est quelque temps plus tard qu’il explique pourquoi cette inversion de la hiérarchie des normes sociales constitue une régression sociale historique :
« La hiérarchie des normes et le principe de faveur constituent les fondements de notre droit du travail. En vertu de l’ordre public social, à mesure que l’on descend dans la hiérarchie des normes, on ne peut qu’améliorer les droits des travailleurs et les garanties sociales. En d’autres termes, le contrat de travail ne peut être moins favorable aux salariés que l’accord d’entreprise, l’accord d’entreprise que l’accord de branche, et l’accord de branche que l’accord interprofessionnel. Un grain de sable dans cette mécanique suffirait à entraîner l’effondrement de tout l’édifice. »
« Il est donc inacceptable que soit remis en cause ce principe, au nom d’une prétendue libération de la négociation d’entreprise qui ne serait qu’incitation à la flexibilité et entraînerait la paupérisation des salariés. Il est même impératif que ces principes soient étendus aux trois fonctions publiques. Nous proposons ainsi l’élargissement à tous les agents de la fonction publique du champ de la négociation, l’institution d’une obligation annuelle de négocier, la mise en œuvre du principe des accords majoritaires et l’instauration d’un processus qui permettrait aux accords d’acquérir une force juridique, compatible avec le statut des fonctionnaires. »
Avec le recul, ces constats sont ravageurs. Car ils visaient à l’époque la droite, mais ils pourraient tout autant s’appliquer au gouvernement de Manuel Valls. Terrible constat qu’Alain Vidalies, sans doute trop attaché à ses fonctions ministérielles, a eu la couardise de ne plus exhumer sous le quinquennat de François Hollande : « Vous ne voulez rien de moins qu’enterrer une partie de notre histoire collective, que déchirer le contrat social écrit en 1936, en 1950, en 1968 et en 1982. »

9. Le contrat première embauche. En janvier 2006, le premier ministre de l’époque, Dominique de Villepin, part de nouveau en croisade contre le code du travail, en voulant créer un contrat dérégulé pour les jeunes, baptisé contrat première embauche (CPE). Cette fois encore, c’est l’explosion de colère dans les lycées et universités. Et le parti socialiste monte aussi au créneau pour défendre le code du travail. Avec le recul, ce qui retient l’attention, c’est que même le premier secrétaire du PS, lors des questions d’actualité au gouvernement, le 25 janvier 2006, interpelle de manière énergique le premier ministre. Un premier secrétaire du PS qui n’est évidemment autre que…François Hollande.
Or les griefs énoncés ce jour-là par François Hollande se retourneront tout aussi cruellement contre lui, une décennie plus tard. D’abord, il reproche à Dominique de Villepin d’avoir « allégé les cotisations sociales sans aucune contrepartie pour les employeurs ». Exactement ce que fera François Hollande à partir de 2012, mais dans des proportions encore plus extravagantes, et toujours sans la moindre contrepartie.
Deuxième grief, François Hollande interpelle Dominique de Villepin pour une autre raison : « Si vous étiez sûr de vous, Monsieur le premier ministre, pourquoi n’avez-vous pas engagé une concertation avec les partenaires sociaux ? » Et faisant valoir que c’était pourtant une obligation découlant de la loi Fillon de 2003, il ajoute : « Toute législation en matière de droit du travail doit être précédée d’une concertation. Elle n’a pas eu lieu. » Or c’est aussi le passage en force, au début, que François Hollande et Manuel Valls privilégieront avec leur réforme du code du travail.
Troisième grief, François Hollande pose enfin ces questions : «Où il est le progrès ? Il est dans la précarité. Des jeunes aujourd’hui ; de tous demain. »
Des mots que les manifestants lycéens et étudiants de 2016 pourront tout autant consigner sur leurs banderoles. C’est ce qu’il y a de terrible dans ce va-et-vient d’une époque à l’autre : il vient confirmer que le gouvernement socialiste de Manuel Valls s’apparentera en tous points aux gouvernements de droite des années antérieures.
Quoi qu’il en soit, la France aura donc multiplié les formes d’emploi précaire pour les jeunes. Stages Barre, TUC, CES, SIVP, CIP, emplois jeunes, emplois en entreprise, CPE : à chaque alternance, tous les gouvernements ont sorti de leur besace un nouvel emploi, pour une efficacité douteuse, si l’on se fie à une étude récente du service de recherche du ministère du travail, la Dares : .

10. La dérégulation Sarkozy. À partir de 2007, nouveaux coups de boutoir à répétition contre le code du travail : avec l’élection de Nicolas Sarkozy, la déréglementation sociale devient le cap revendiqué par la puissance publique de manière encore plus marquée que pendant les années précédentes. Et l’inversion de la hiérarchie des normes sociales, qui avait été décidée à la sauvette en 2003, commence concrètement à s’appliquer. Par exemple, le gouvernement de l’époque fait adopter une réforme du forfait jour pour les cadres très régressive, puisque des accords d’entreprise peuvent éventuellement porter la barre au delà de celle, déjà très inquiétante, fixée par la loi, des 235 jours de travail.
Promis pendant la campagne présidentielle par Nicolas Sarkozy, un nouveau contrat de travail prévoit par ailleurs un système de rupture par consentement mutuel entre l’employeur et le salarié. Là encore, c’est une mise en pratique de cette inversion de la hiérarchie des normes sociales, avec tous les effets pernicieux induits, puisque cela vise à sortir d’un vieux système, le contrat à durée indéterminée (CDI), adossé à des règles nationales et notamment des règles de droit très strictes, celles du droit du licenciement, et à y substituer un contrat nouveau, où la loi s’efface au profit d’une relation purement contractuelle entre le salarié et l’employeur.

Le travail ne protège plus depuis longtemps de la pauvreté

Du temps de travail au contrat de travail, c’est d’ailleurs la philosophie générale de la politique sociale du gouvernement de ces années-là. Avec, comme onde de choc, un retrait progressif de la loi et une contractualisation à outrance des relations sociales. Une contractualisation ou une individualisation. C’est donc l’aboutissement ultime de cette inversion de la hiérarchie des normes : elle conduit, sous la houlette de Nicolas Sarkozy, à émietter les relations du travail et, plus que cela, à placer le salarié seul face à l’entreprise. C’est la remise en cause des règles fondamentales qui ont présidé pendant des lustres à l’élaboration du code (national) du travail.

11. La dérégulation Hollande-El Khomri. Au lendemain de l’alternance, c’est exactement dans la même philosophie sociale que s’inscrit la politique impulsée par François Hollande : elle se rapproche beaucoup plus de celle conduite par Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012 que de celles conduites par la droite dans les périodes antérieures, que ce soit durant les années 1986 à 1988, entre 1993 et 1997, ou encore entre 2002 et 2007. L’inspiration de François Hollande est la même que celle de Nicolas Sarkozy : l’entreprise est le seul référent et doit prévaloir sur la loi ou l’accord de branche…L’inspiration est la même, mais il y a une chose qui change : c’est le rythme et la violence des réformes néolibérales. D’un seul coup, à partir de 2012, les coups infligés au code du travail sont plus violents et surtout beaucoup plus répétés. C’est comme un feu roulant : dès qu’une réforme antisociale entre en application, une autre est tout aussitôt annoncée. Temps bénis pour le Medef, qui peut faire de la surenchère autant qu’il veut, avec la certitude qu’il sera entendu dans toutes ses outrances. Il y a ainsi, en 2013, l’accord national interprofessionnel (ANI) « sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi », avec à la clef une cascade de dispositions socialement très régressives : possibilité de recours à des accords d’entreprise autorisant une hausse du temps de travail sans hausse des salaires, et même avec des baisses de salaires ; procédures facilitées pour les licenciements économiques, avec la possibilité de plans sociaux accélérés, considérés comme conformes au bout de trois semaines si l’administration n’a pas mis son veto avant ; raccourcissement de la période pendant laquelle un salarié peut saisir le juge des prud’hommes concernant l’exécution ou la rupture de son contrat de travail, etc.
Il y a, en 2015, la première loi Macron, qui renforce très fortement l’arsenal de ces mesures antisociales, avec la déréglementation du travail le dimanche. De nouvelles dispositions facilitant encore plus les procédures de licenciement et réduisant encore davantage les possibilités de recours des salariés sont aussi prises dans cette loi fourre-tout. Puis, très vite après, il y a la deuxième loi Macron, qui poursuit le travail de démolition.
Enfin, inspirée en bonne partie par Emmanuel Macron,

la loi El Khomri est promulguée le 8 août 2016, qui lance le pays dans l’un des conflits sociaux les plus graves de ces dernières années, car elle entend parachever l’inversion de la hiérarchie des normes sociales initiée en 2003 et faire de l’entreprise le lieu privilégié de la négociation sociale, notamment en matière de temps de travail, de repos et de congés, en tenant compte des variations de l’activité de l’entreprise. Dans ces domaines, les accords d’entreprise pourront prévaloir sur les accords de branche.

12. Des souffrances sociales formidables. Alors, après tant et tant de coups de boutoir contre le code du travail, pourquoi y a-t-il une telle urgence à continuer la déconstruction du code du travail, de surcroît de la manière la plus autoritaire qui soit, par le biais des ordonnances, c’est-à-dire en court-circuitant les élus de la nation ? C’est l’intérêt de ce regard rétrospectif sur l’avalanche de réformes sociales que la France a connue depuis exactement quatre décennies : il permet de mesurer ceci, que la France, loin d’avoir tardé à conduire des réformes de son marché du travail, est épuisée de l’avoir fait sans discontinuer, avec obstination, tout au long de ces années – des réformes qui ont généré des souffrances sociales formidables, mais qui n’ont pas contribué à créer d’emplois ; ou plutôt si, mais seulement des emplois… précaires ! Et des conséquences terribles de cette avalanche de réformes, il existe d’innombrables manifestations. Générant un emploi de plus en plus précaire et flexible, cette déconstruction progressive et continue du code du travail aboutit, par exemple, à un phénomène radicalement nouveau en France : on découvre progressivement dans le courant des années 1990 et 2000 que le travail ne protège plus de la pauvreté. Et la tendance est massive, comme l'attestent les derniers chiffres disponibles, ceux de l’Insee, sur les niveaux de vie en 2014, que l’on peut consulter ci-dessous :On y découvre que la pauvreté (dont sont victimes les Français qui ont un niveau de vie inférieur de 60 % au revenu médian) touche 14,1 % de la population, soit le chiffre considérable de 8,8 millions de personnes. Et dans le lot, il y a 1,9 million d’actifs, c’est-à-dire 1,9 million de travailleurs pauvres, disposant de petits boulots précaires leur interdisant de sortir de la misère. À titre d’illustration, près d’un emploi sur deux dans l’industrie automobile relève de l’intérim.
L’autre indicateur qui établit très clairement les effets ravageurs de cette contre-révolution sociale, c’est celui du chômage. Observons, en effet, les derniers chiffres disponibles de Pôle emploi, arrêtés à la fin du mois d’avril dernier. Ces chiffres ont un grand intérêt. Ils permettent d’établir que quand le marché du travail se redresse, ce n’est désormais qu’une minorité de salariés qui en profitent. À preuve, les demandeurs d’emploi de la catégorie A (la catégorie la plus restreinte) baissent sur un mois de 1 % et sur un an de 1,3 %. Mais dans
le même temps, le nombre des demandeurs d’emploi toutes catégories confondues (des catégories A à E) continue de progresser de 0,3 % sur un mois et de 2,2 % sur un an. Tant et si bien que le nombre de ces demandeurs d’emploi atteint désormais le chiffre effrayant de 6,6 millions de personnes.
Autre chiffre qui rend spectaculairement compte des évolutions que nous venons de retracer : au début des années 1980, 90 % des emplois créés étaient des contrats à durée indéterminée. Quatre décennies plus tard, la proportion s’est quasiment inversée puisque, de nos jours, 86 % des emplois créés relèvent de ce que les statisticiens appellent les formes particulières d’emploi, autrement dit du CDD, du travail à temps partiel, de l’intérim, etc.
Alors, que peut-on attendre d’une nouvelle réforme du marché du travail ? La réponse coule de source : une nouvelle accentuation de cette divergence, avec un marché du travail à deux vitesses, l’un pour les salariés favorisés, l’autre pour les forçats de la précarité. En quelque sorte, une ubérisation croissante de la société…
Trouvant les mots justes pour dire son indignation lors des manifestations contre la loi sur le travail, Pierre Joxe, le 19 décembre 2014, participant à un débat de Mediapart, avait fait ce constat terrible à l’adresse de ces anciens camarades socialistes : « Je suis éberlué par cette politique qui va contre notre histoire. »

Boite noire


Je veux redire ici ma gratitude aux éditions Dalloz, qui ont eu la gentillesse de plonger dans leurs archives pour en exhumer le numéro si précieux de la revue Droit social (numéro spécial de juillet-août 1986) et m’ont autorisé à le mettre ici en ligne. Je veux par ailleurs signaler que j’ai repris dans cet article quelques extraits de deux articles antérieurs, celui-ci et celui-là.

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