dimanche 12 mai 2024

Prospérités du désastre par Jean-Paul Curnier

 Discours N°7 :  Le luxe véritable

 

Qu’est-ce que le véritable luxe ?

Certains vous diront que c’est seulement au paradis que le luxe existe et qu’il récompense les plus croyants et les plus fidèles serviteurs de Dieu. Mais comme pour l’instant personne n’en est revenu pour nous le confirmer et pour nous en donner plus de détails, mieux vaut s’en tenir à ce que nous pouvons faire par nous-mêmes et à la meilleure façon de diriger nos efforts. Car la promesse du paradis est une chose qui ne doit pas nous faire accepter une vie indigne et misérable sur Terre alors que les moyens existent pour qu’il n’en soit pas ainsi, quoi qu’il se passe après.

Aussi il nous faut savoir si le luxe, qui est pour ainsi dire une sorte d’idéal des conditions matérielles de vie sur Terre, vaut vraiment la peine d’être recherché. Et quel luxe, précisément ? Quel luxe ? Beaucoup d’entre vous diront sans doute que le luxe, c’est d’avoir une très belle maison en dehors de la ville avec une piscine, un parc autour, des pièces en grand nombre, des employés pour s’en occuper, un portail à ouverture automatique avec une allée et un jet d’eau, les plus belles voitures, beaucoup d’argent, etc. En bref, il s’agit de propriétés, de choses à soi, de choses que l’on a pu se procurer grâce à l’argent.

Mais en vérité, si l’on y regarde de plus près, ces choses sont moins le contenu de ce que l ’on achète que le signe du fait que l’on peut acheter, qu’on a le « pouvoir » d’acheter, qu’on peut « exercer son pouvoir d’achat » comme cela se dit aujourd’hui. Elles sont le rêve absolu du pouvoir d’achat.

Mais qu’est-ce que le pouvoir d’achat ?

Eh bien je vais vous le dire : c’est l’absence de pouvoir par excellence, c’est la réduction au statut de signataire de chèques, de re-distributeur de monnaie. C’est un leurre pour pauvres, pour faire oublier le contenu de ce qu’ils achètent et donner de la valeur au fait de pouvoir acheter. Et cela parce que, précisément, ils n’ont pratiquement plus rien pour exister que leur porte-monnaie. Plus rien à faire de leurs doigts et de leurs mains, de leur cervelle et de leur corps, plus rien, même plus un métier qui participe à la vie collective qui permette de construire avec les autres notre cadre de vie à tous. Et voilà tout ce monde humain réduit à ne plus être que des récipients à nourriture armés d’un porte-monnaie pour acheter la nourriture, d’une paire d’yeux pour lire les étiquettes et de deux bras pour remplir le caddie. Plus que des accessoires des supermarchés destinés à écouler leur marchandise. Le pouvoir d’achat est une escroquerie ; c’est ce genre d’expression qui donne l’impression d’être considéré, d’être pris pour des humains alors qu’en fait, elle rabaisse l’humains plus bas encore qu’on ne l’aurait cru possible. Mais toujours en douceur. Toujours en douceur.

Sous ce mot « pouvoir d’achat » se cache la perte de tout pouvoir sur notre vie et la réduction de notre capacité d’action à la capacité de se procurer des marchandises sur lesquelles nous n’avons pas le moindre mot à dire ni la moindre influence. Nous vivons tous comme dans des crèches pour enfants en bas âge ou comme dans des élevages industriels de volaille ; la seule chose qu’on nous demande c’est d’avoir envie de ce qu’on nous présente sous le nez et de faire signe pour qu’on nous le vende.

Le pouvoir d’achat, c’est ce qui reste lorsqu’on n’a plus aucun pouvoir sur rien, c’est l’illusion de choisir et de décider là où tout est déjà décidé pour vous, y compris votre décision d’acheter. C’est la liberté d’agir entre des boites de conserve, entre Bonduelle et Saupiquet, voilà ce que c’est. On ne peut pas appeler ça « la vie ». On peut appeler ça comme on voudra, mais pas « la vie ». Pas la vie.

C’est un premier point. Mais voilà autre chose encore, à propos du luxe et du confort. Comme vous le savez sans doute, tout ce qui a été gagné un jour peut être perdu un autre. Et cela, de quelque façon qu’on le gagne. On n’a jamais vu nulle part que des gens puissent posséder longtemps, et sans s’en soucier, ce que tous les autres, comme vous, veulent et convoitent, et sans que cela fasse des envieux et des ennemis en grand nombre. Que peut être le luxe s’il n’est pas assorti de la tranquillité complète, de la paix, de l’apaisement ? Rien !

Or, non seulement il faut rester sur ses gardes en permanence lorsqu’on a des propriétés aussi coûteuses et que l’on se signale comme étant riche, mais aussi, en même temps que l’on s’installe dans un luxe aussi coûteux, vient alors l’angoisse de la fragilité de tout cela, du doute sur ce qu’il faudra faire pour conserver ce train de vie, pour rester la tête hors de l’eau. Et évidemment, pour conserver un patrimoine d’une aussi grande valeur il ne faut pas être un naïf ou un rêveur. Il ne faut rêver que d’un œil si vous voyez ce que je veux dire. Il faut sans cesse être sur le qui-vive pour éviter de lâcher prise. Mais qu’est-ce que le luxe si ce n’est pas d’être débarrassé de la peur de lâcher prise ? Si ce n’est pas de se laisser aller ?

Et maintenant, venons-en à ce qui est regardé comme luxueux. En quoi tout cela est-il un luxe ? Est-ce que ce qui en donne l’envie ne tient pas plutôt au fait que c’est inaccessible à cause du prix, de la quantité d’argent que cela coûte ?

Réfléchissons à ça : le plus souvent ce que les gens considèrent comme le plus précieux, c’est ce qui coûte cher et que très peu de personnes peuvent s’offrir, très peu de personnes dont on parle beaucoup dans les magazines. Et du coup, sans y réfléchir plus, c’est cela qu’ils veulent pour eux. C’est cela, sans y réfléchir plus.

Mais en réalité, lorsqu’un jour ils peuvent se le procurer, comme cela arrive à des jeunes sportifs qui gagnent subitement beaucoup d’argent ou comme cela arrive aussi à ceux qui gagnent au loto, à la loterie, au bingo, au tac o tac, etc…, ils ne savent pas quoi en faire et il leur semble tout à coup que plus rien ne les intéresse, que la dépression les gagne. Ils ne savent plus quoi en faire et il leur semble tout à coup que plus rien ne les intéresse, que la dépression les gagne. Ils ne savent plus quoi vouloir qui les comblerait puisqu’ils ont déjà tout ou presque. Tout ou « presque », parce que ce qui leur manque, en vérité », c’est de vouloir réezllement ce qu’ils veulent, ou de vouloir réellement quelque chose, c’est d’être assuré&s que ce qu’ils veulent ce n’est pas seulement imiter les riches et vouloir ce que les riches ont, mais vouloir quelque chose qui les rende heureux vraiment. Et ça, ils ne le savent pas et ils ne peuvent pas le savoir. D’abord parce qu’ils pensent que les riches ont forcément raison puisqu’ils sont riches et qu’ils possèdent ce qu’il y a de plus cher, et aussi parce qu’ils pensent toujours à partir du modèle des dominants qui, justement, ne leur ressemble pas et font tout pour éviter de leur ressembler.

Ils pensent à partir du modèle de ceux qui les méprisent parce qu’eux aussi finalement s’estiment méprisables de ne pas être riches. Et ils méprisent aussi quelquefois leurs frères, leurs semblables comme les riches les méprisent. Et ils ne se rendent pas compte que ce ne sont pas eux qui méprisent leurs semblables mais le riche qui habite dans leur tête et à qui ils voudraient ressembler qui les méprise. Comme ils les méprisent aux aussi. Si bien que chacun est amené à se mépriser soi-même en se mettant à la place du riche qu’ils voudront être.

Si bien ce qu’ils achètent et qui ressemble à ce qu’achètent les riches, c’est une part du pouvoir qui les méprise et les abaisse. Si bien que chaque fois qu’ils acquièrent et qu’ils font leur. Et ce signe continue de les mépriser silencieusement, puisqu’il est ce signe-là et aucun autre. Et peu importe qu’ils jettent la voiture dans un ravin, qu’ils mettent le feu à la villa avec portail, par cette piscine qu’ils ont tant voulu, ces signes restent ceux d’une position de mépris pour ce qu’ils sont. Alors, que faire ?

En vérité, le véritable luxe si l’on y réfléchit bien, c’est de ne pas avoir à craindre le lendemain. Et ce luxe-là est un luxe que très peu de personnes connaissent, car les riches tremblent à l’idée de perdre ce qu’ils possèdent, les moins riches tremblent à l’idée de perdre leur travail et les pauvres, eux, tremblent à l’idée de perde leurs allocations.

Pour cela, il faut commencer par le début : n’avoir pas à se soucier des besoins élémentaires : se nourrir, se vêtir, se loger ; à quoi il faut ajouter maintenant : se déplacer. Il faut donc commencer par envisager la gratuité des biens élémentaires car elle seule permet de n’avoir plus peur de perdre l’essentiel. Or, vous dira-t-on, si vous rendez gratuits les transports, le logement et la nourriture, cela implique que plus personne ne fera d’effort dans la société pour se singulariser, pour manger mieux, se loger mieux, voyager plus loin, et que la société va s’effondrer sur elle-même dans une sorte de fainéantise généralisée. D’abord, pourquoi pas la fainéantise ? Un fainéant c’est quelqu’un qui fait du néant, qui ne fait rien. Et alors ? Quand on voit ce qui se fait et ce qui se fait de la vie sur Terre comme du monde qui nous entoure, comme des humains que nous sommes, quand on voit ce qui se fait au nom de la production et du travail et qui doit être jeté aux poubelles quand ça n’empoissonne pas les rivières, les mers et le reste ; il y a de quoi préférer faire rien, cela ferait des dégâts en moins.

Mais il y a une chose que ce système a su installer dans les têtes en même temps que le pouvoir d’achat, ce hochet pour faux adultes, c’est le goût pas moins, enfantin du jeu.

Il n’y a qu’une seule chose par exemple qui explique le fait que les gens ne s’insurgent pas contre les tarifs préférentiels de la SNCF selon que vous partez tel jour ou tel autre, que c’est plus ou moins demandé, alors que personne n’accepterait de payer le double du prix au restaurant les soirs d’affluence. Il n’y a qu’une chose qui explique que devant ce genre de racket ils ne saccagent pas les gares et ne démolissent pas les automates, c’est cette propension extraordinaire qui est la leur de vouloir se montrer plus malin et débrouillard que les autres dès que l’occasion leur en est donnée. Si bien que, lorsqu’on leur présente les choses comme un jeu – même si c’est un enterrement tous frais payés qu’il y a gagner – ils jouent à être le plus malin qui obtient le meilleur avantage et ne se rebellent surtout pas contre les règles. Cela, parce que les règles leur donnent l’occasion de briller à leurs propres yeux. Et ils cherchent toujours à briller. C’est la même chose qui explique que certains préfèrent se jeter par la fenêtre à cause de la vie invivable que leur fait vivre leur patron plutôt que de le jeter, lui, par la fenêtre.

Alors que faire ?

Ce qu’il faudrait commencer à faire, c’est se décider à jouer à autre chose qu’à se soumettre à un patron pour lui ressembler un jour, et tout ça pour un travail imbécile qui ne permet que d’imiter pauvrement le pauvre univers étriqué, mesquin et stérile des riches qui ne connaissent ni repos ni tranquillité ni apaisement. Cette bande de fripouilles qui, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils fassent, finissent tous par se rassembler, par s’habiller, parler et vivre de la même façon en n’ayant rien à se dire, aucune autre ambition dans la vie que de continuer à faire ce qu’ils font et n’ont pas d’autre horizon dans leur cerveau que la bagnole ou le bateau ou le bateau qu’ils achèteront demain.

Nous avons sous la main la possibilité de faire de la vie un autre jeu, bien plus beau, plus exaltant et plus intéressant que celui qui consiste à toujours imiter les maitres, les patrons, les chefs et tous ceux qui règnent par la police, la menace, la peur et le bâton, un jeu où tous peuvent participer, où ceux qui perdent avec brio, audace et élégance sont portés en triomphe et servent de modèles aux enfants.

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