samedi 4 mai 2024

"Prospérités du désastre" Par Jean-Paul Curnier

 

Discours N°1

 

Comment nous parlons

 

Nous devons considérer aussi le langage que nous employons.

Jusque-là, pour nous protéger, pour nous sentir entre nous, pour nous mettre à l’abri, nous avons construit une façon de parler que nous avons voulue à nous. Et c’est vrai qu’elle nous permet de nous sentir entre nous. Mais cette façon de parler, il nous faut sans arrêt la modifier ; parce que, d’une part, elle est très rapidement insérée dans la mode, le commerce des fringues et de la musique et que, d’autre part, s’y ajoutent sans arrêt les inventions des uns et des autres. Si bien qu’à la fin, parler devient une affaire de mise à jour plus que de choses que nous aurions à nous dire. On ne peut pas vraiment s’attarder à des nuances à des choses plus fines.

Or nous avons des choses à nous dire, mais pour savoir lesquelles il faudrait avoir un langage qui le permette. C’est-à-dire qui nous permette d’aller plus loin dans nos échanges que ce que nous permet le langage que nous fabriquons et que nous parlons, mais qui n’est jamais fixé une bonne fois pour toutes. C’est sous tous ces aspects que notre vie est dans l’impasse ici. Pour comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés là, il faut disposer d’un langage précis et clair, on ne peut pas se contenter d’expressions toutes faites. C’est une question politique essentielle parce que c’est d’elle que dépend notre force collective. Notre force d’invention, d’existence et de conquête.

Mais aussi, comment conquérir quoi que ce soit de nouveau et qui nous convienne à tous, si nous ne pouvons pas approfondir nos idées entre nous ? Et comment approfondir nos idées et les échanger, les critiquer entre nous pour les améliorer si nous n’avons pas un langage riche et détaillé pour ça ? Si nous nous contentons de quelques expressions qui servent juste à se sentir entre nous, à nous protéger du reste.

La question qui se pose à nous est donc celle-ci : devons-nous employer le langage de ceux qui nous rejettent, qui nous excluent et nous enferment dans ce qu’ils appellent notre identité ? Ou devons-nous répondre à cette exclusion en faisant nôtre ce qu’ils appellent notre identité ?

La réponse est que ce n’est pas le langage qui  nous a privés d’espoir, de dignité et d’avenir, mais ceux qui l’emploient. Et ils sont les premiers à dire de notre façon de parler leur langue qu’elle est le signe de notre identité. Comme si ne pas vouloir parler leur langue ou la parler avec réserve, c’était inscrit dans nos gènes et que nous nous réduisions à çà.

Le langage qu’ils emploient pour nous maintenir dans la disgrâce (ou pour faire croire que la raison de cette disgrâce, c’est notre « identité » profonde) n’est pas destiné uniquement à nous maintenir dans la disgrâce. Il n’a pas été construit pour çà mais pour se parler, pour communiquer. Il a été construit par tous ceux qui sont passés par la disgrâce avant nous. Alors, ce langage, potentiellement, est aussi le nôtre. Mais ce qu’il nous faut, c’est lui donner un usage différent, nouveau, qui parle pour nous. Il nous faut donc nous méfier de ce que nous disons car, jusque-là, nous parlions le langage des autres avec des images et des expressions toutes faites qui parlent pour nous sans que nous nous en rendions compte. Il faut que nous parlions d’abord pour dire une réalité à venir et ne pas nous contenter de la réalité à venir et ne pas nous contenter de la réalité présente. Il nous faut parler au pouvoir avec notre langage nouveau et lui parler sans détour, clairement, sans honte ni effets de style, ni folklore, ni pseudo-provocations ; il nous faut parler clairement au pouvoir parce que c’est pour l’ensemble des frères et des sœurs que nous parlons en lui parlant, et c’est à nous-mêmes aussi que nous parlons. Et pour nous, il faut que nous parlions un langage noble, pas une mixture de publicités, de feuilletons télévisés, de clips vidéo et de jargons d’experts politiciens, sociologues, psychologues et autres.

Donc, que signifie cette expression : « notre identité » ? Je le répète : qu’est-ce que ça veut dire cette histoire d’identité ? Est-ce que c’est nous qui parlons d’identité ? Non ! Alors, c’est que ça importe plus à certains qu’à nous. Et là-dessus, une chose est claire, c’est que ceux qui parlent de « notre identité », ce sont ceux qui ont le pouvoir ou qui y participent, et ceux-là ne parlent jamais de la leur d’identité, c’est-à-dire pas de la place qu’ils occupent dans le monde et pas de l’endroit où ils sont nés. En réalité, quand ils parlent de « notre identité » ils veulent dire que ce sont eux qui distribuent les places dans la société, et pas l’inverse, que c’est à eux et pas à nous de dire comment nous devons être considérés dans la société qu’ils dirigent. Eux, ils n’ont pas d’identité, ils se placent au centre de l’univers. L’identité, c’est l’autre façon de nommer ceux qui ne sont pas au pouvoir, ceux qui ne « sont pas » le pouvoir et qui n’ont aucun pouvoir sur leur vie.

Parce que le pouvoir, ce n’est pas qu’une situation dans la hiérarchie, celle de celui ou de celle qui domine au nom des autres ou en son nom personnel ; non, le pouvoir c’est une attitude, et il y a des gens dans la société qui n’ont pas un poste de pouvoir et qui exercent le pouvoir malgré tout. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que la discrimination ordinaire par exemple, celle pour le travail ou pour le logement ou pour la liberté de circuler en ville sans être harcelé par la police, cette discrimination, elle est d’abord inscrite dans l’exercice du pouvoir et dans la marche des institutions et ce sont les gens tout simples, sans pouvoir ni fortune, qui la relaient sous forme de racisme ordinaire. Elle ne vient pas seulement de la cervelle des gens, conscients ou pas, elle vient de quelque chose qui est écrit entre les lignes, en filigrane dans les rapports de pouvoir. Et lorsque vous vous retrouvez en face d’un pouvoir qui vous respecte, il ne fait que renverser les choses sans changer la donne. Il vous respecte, certes, mais il fait tout simplement le contraire de ce qui lui est implicitement recommandé de faire, alors que ce qu’il faut changer c’est tout ce qui établit la distinction. La discrimination positive reste de la discrimination.

Chaque fois qu’il s’agit de parler de nous « en bien », si l’on peut dire, et pour contrecarrer le langage des racistes et des ignorants, c’est-à-dire chaque fois que les gens qui se disent cultivés et de gauche parlent de nous, ils accompagnent ça de darboukas, de luth ou de musique berbère traditionnelle, exactement comme dans les supermarchés pour la semaine spécial « spécial Maghreb ». C’est un peu comme si chaque fois qu’on parlait de la France, mettons à Shanghai où il y a quelques Français ou en Australie où il y en a quelqu’un aussi, il fallait accompagner ça avec des quadriges de cour ou des danses de salons.

Donc, ce n’est ni parler de nous ni en parler en bien ; c’est nous renvoyer à des clichés coloniaux, à des images jaunies de brocante en espérant que nous voudrons bien nous y laisser enfermer, vu que c’est pour parler en bien de nous. Parce qu’il s’agit d’abord d’éviter de considérer que nous sommes autre chose que ça, que nous sommes vivants, et pas décidés à rester dans leur album d’images.

Il nous faut donc apprendre à désobéir aux bonnes intentions qui voudraient nous assimiler à ceci et à cela si nous voulons vivre un peu plus dignement. Il nous faut nous enfuir des clichés. Nous ne pouvons pas laisser notre avenir dans les seules mains des racistes, des bienfaiteurs, des journaux et des supermarchés.

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