Discours
N°1
Comment
nous parlons
Nous devons considérer aussi
le langage que nous employons.
Jusque-là, pour nous
protéger, pour nous sentir entre nous, pour nous mettre à l’abri, nous avons
construit une façon de parler que nous avons voulue à nous. Et c’est vrai qu’elle
nous permet de nous sentir entre nous. Mais cette façon de parler, il nous faut
sans arrêt la modifier ; parce que, d’une part, elle est très rapidement
insérée dans la mode, le commerce des fringues et de la musique et que, d’autre
part, s’y ajoutent sans arrêt les inventions des uns et des autres. Si bien qu’à
la fin, parler devient une affaire de mise à jour plus que de choses que nous
aurions à nous dire. On ne peut pas vraiment s’attarder à des nuances à des
choses plus fines.
Or nous avons des choses à
nous dire, mais pour savoir lesquelles il faudrait avoir un langage qui le
permette. C’est-à-dire qui nous permette d’aller plus loin dans nos échanges
que ce que nous permet le langage que nous fabriquons et que nous parlons, mais
qui n’est jamais fixé une bonne fois pour toutes. C’est sous tous ces aspects
que notre vie est dans l’impasse ici. Pour comprendre comment et pourquoi nous
en sommes arrivés là, il faut disposer d’un langage précis et clair, on ne peut
pas se contenter d’expressions toutes faites. C’est une question politique
essentielle parce que c’est d’elle que dépend notre force collective. Notre
force d’invention, d’existence et de conquête.
Mais aussi, comment
conquérir quoi que ce soit de nouveau et qui nous convienne à tous, si nous ne
pouvons pas approfondir nos idées entre nous ? Et comment approfondir nos
idées et les échanger, les critiquer entre nous pour les améliorer si nous n’avons
pas un langage riche et détaillé pour ça ? Si nous nous contentons de
quelques expressions qui servent juste à se sentir entre nous, à nous protéger
du reste.
La question qui se pose à
nous est donc celle-ci : devons-nous employer le langage de ceux qui nous
rejettent, qui nous excluent et nous enferment dans ce qu’ils appellent notre
identité ? Ou devons-nous répondre à cette exclusion en faisant nôtre ce
qu’ils appellent notre identité ?
La réponse est que ce n’est
pas le langage qui nous a privés d’espoir,
de dignité et d’avenir, mais ceux qui l’emploient. Et ils sont les premiers à dire
de notre façon de parler leur langue qu’elle est le signe de notre identité.
Comme si ne pas vouloir parler leur langue ou la parler avec réserve, c’était
inscrit dans nos gènes et que nous nous réduisions à çà.
Le langage qu’ils emploient
pour nous maintenir dans la disgrâce (ou pour faire croire que la raison de
cette disgrâce, c’est notre « identité » profonde) n’est pas destiné
uniquement à nous maintenir dans la disgrâce. Il n’a pas été construit pour çà mais
pour se parler, pour communiquer. Il a été construit par tous ceux qui sont passés
par la disgrâce avant nous. Alors, ce langage, potentiellement, est aussi le
nôtre. Mais ce qu’il nous faut, c’est lui donner un usage différent, nouveau,
qui parle pour nous. Il nous faut donc nous méfier de ce que nous disons car,
jusque-là, nous parlions le langage des autres avec des images et des
expressions toutes faites qui parlent pour nous sans que nous nous en rendions
compte. Il faut que nous parlions d’abord pour dire une réalité à venir et ne
pas nous contenter de la réalité à venir et ne pas nous contenter de la réalité
présente. Il nous faut parler au pouvoir avec notre langage nouveau et lui
parler sans détour, clairement, sans honte ni effets de style, ni folklore, ni
pseudo-provocations ; il nous faut parler clairement au pouvoir parce que
c’est pour l’ensemble des frères et des sœurs que nous parlons en lui parlant,
et c’est à nous-mêmes aussi que nous parlons. Et pour nous, il faut que nous
parlions un langage noble, pas une mixture de publicités, de feuilletons
télévisés, de clips vidéo et de jargons d’experts politiciens, sociologues,
psychologues et autres.
Donc, que signifie cette
expression : « notre identité » ? Je le répète : qu’est-ce
que ça veut dire cette histoire d’identité ? Est-ce que c’est nous qui
parlons d’identité ? Non ! Alors, c’est que ça importe plus à
certains qu’à nous. Et là-dessus, une chose est claire, c’est que ceux qui
parlent de « notre identité », ce sont ceux qui ont le pouvoir ou qui
y participent, et ceux-là ne parlent jamais de la leur d’identité, c’est-à-dire
pas de la place qu’ils occupent dans le monde et pas de l’endroit où ils sont
nés. En réalité, quand ils parlent de « notre identité » ils veulent
dire que ce sont eux qui distribuent les places dans la société, et pas l’inverse,
que c’est à eux et pas à nous de dire comment nous devons être considérés dans
la société qu’ils dirigent. Eux, ils n’ont pas d’identité, ils se placent au
centre de l’univers. L’identité, c’est l’autre façon de nommer ceux qui ne sont
pas au pouvoir, ceux qui ne « sont pas » le pouvoir et qui n’ont
aucun pouvoir sur leur vie.
Parce que le pouvoir, ce n’est
pas qu’une situation dans la hiérarchie, celle de celui ou de celle qui domine
au nom des autres ou en son nom personnel ; non, le pouvoir c’est une
attitude, et il y a des gens dans la société qui n’ont pas un poste de pouvoir
et qui exercent le pouvoir malgré tout. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça
veut dire que la discrimination ordinaire par exemple, celle pour le travail ou
pour le logement ou pour la liberté de circuler en ville sans être harcelé par
la police, cette discrimination, elle est d’abord inscrite dans l’exercice du
pouvoir et dans la marche des institutions et ce sont les gens tout simples,
sans pouvoir ni fortune, qui la relaient sous forme de racisme ordinaire. Elle
ne vient pas seulement de la cervelle des gens, conscients ou pas, elle vient
de quelque chose qui est écrit entre les lignes, en filigrane dans les rapports
de pouvoir. Et lorsque vous vous retrouvez en face d’un pouvoir qui vous respecte,
il ne fait que renverser les choses sans changer la donne. Il vous respecte,
certes, mais il fait tout simplement le contraire de ce qui lui est
implicitement recommandé de faire, alors que ce qu’il faut changer c’est tout
ce qui établit la distinction. La discrimination positive reste de la
discrimination.
Chaque fois qu’il s’agit de
parler de nous « en bien », si l’on peut dire, et pour contrecarrer
le langage des racistes et des ignorants, c’est-à-dire chaque fois que les gens
qui se disent cultivés et de gauche parlent de nous, ils accompagnent ça de
darboukas, de luth ou de musique berbère traditionnelle, exactement comme dans
les supermarchés pour la semaine spécial « spécial Maghreb ». C’est
un peu comme si chaque fois qu’on parlait de la France, mettons à Shanghai où
il y a quelques Français ou en Australie où il y en a quelqu’un aussi, il
fallait accompagner ça avec des quadriges de cour ou des danses de salons.
Donc, ce n’est ni parler de
nous ni en parler en bien ; c’est nous renvoyer à des clichés coloniaux, à
des images jaunies de brocante en espérant que nous voudrons bien nous y
laisser enfermer, vu que c’est pour parler en bien de nous. Parce qu’il s’agit
d’abord d’éviter de considérer que nous sommes autre chose que ça, que nous
sommes vivants, et pas décidés à rester dans leur album d’images.
Il nous faut donc apprendre
à désobéir aux bonnes intentions qui voudraient nous assimiler à ceci et à cela
si nous voulons vivre un peu plus dignement. Il nous faut nous enfuir des
clichés. Nous ne pouvons pas laisser notre avenir dans les seules mains des
racistes, des bienfaiteurs, des journaux et des supermarchés.
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