samedi 4 mai 2024

"Prospérités du désastre" Par Jean-Paul Curnier

 

Discours N°2

 

Nous devons faire la critique du logement

 

Tout ce qui se dit à propos du logement, que ce soit pour les plus pauvres, les sans domicile (pourquoi au fait : sans domicile « fixe » ?), les sans-abri ou les mal-logés, c’est qu’il ne manque, qu’il n’est pas possible pour beaucoup de payer les loyers demandés et qu’il faudrait en construire de nouveaux ou restaurer ceux qui existent pour les mettre en location.

Ce que l’on nous demande à nous, c’est de réclamer et de nous faire aider pour réclamer. De réclamer dans l’ordre, avec humilité st surtout d’être patients.

Et ce qui se discute chez les politiques les plus engagés, c’est de l’obligation faite aux villes de construire des logements sociaux, de la réquisition des logements inoccupés, et des moyens pour nous aider à payer les loyers.

Or, si l’on regarde les choses du point de vue de l’avenir et non du seul point de vue des besoins actuels immédiats, cet ensemble de revendications et de mesures est d’ores et déjà totalement inadapté. D’abord, vous remarquerez que personne n’avance le mot « gratuité » à propos du logement. Alors que c’est de cela qu’il s’agit, évidemment, de la gratuité du logement pour tous ! Alors que c’est le cas pour l’école, quelquefois les transports et, en partie, la santé.

Le fait de pouvoir vivre sous un toit ne doit plus passer par l’humiliation d’avoir à réclamer des aides, de se trouver en permanence en situation de demander et d’implorer.

Une société où une grande partie de la population est amenée pour vivre à se plaindre, à réclamer et implorer de façon permanente, hérite de cette humiliation à tous les niveaux. Et, à terme, cette attitude devient celle de tous. De plus, comme il n’y a déjà plus assez de salariés pouvant payer leur loyer par leurs propres moyens, qu’il y en aura visiblement de moins en moins et qu’on ne peut pas laisser les gens dehors, il n’y a pas d’autre solution à terme que la gratuité.

Mais le logement ce n’est pas simplement un toit, disent certains, c’est aussi un symbole, celui pour chacun de la récompense de ses efforts, de sa volonté et de son mérite, c’est une chose et on ne peut pas la dévaluer comme ça.

A cela, nous rétorquons qu’au contraire, il faut en finir avec cette vision des choses. Bientôt plus grand monde ne travaillera et cette ancienne valeur accordée au logement ne représentera plus rien pour le plus grand nombre. Quant à ceux qui y resteraient malgré tout attachés, ils pourront toujours concentrer leurs efforts là –dessus pour s’acheter mieux que ce qui est gratuit. Mais de toute façon, en quoi cela pourrait-il les gêner que des logements dont ils ne veulent pas soient gratuits ?

Cette ancienne valeur de distinction sociale accordée au logement est en réalité un poisn de l’esprit dont il faut se débarrasser. C’est à nous qu’il appartient de l’expulser des têtes en mettant à jour les mécanismes qui sont à l’œuvre dans la possession d’un logement et dans les sacrifices qui sont consentis pour ça.

Pourquoi cela nous reviendrait-il à nous, me direz-vous ? Après tout, ce n’est pas notre affaire !

Eh bien non, c’est notre affaire à nous aussi, parce que ces mécanismes sont ceux qui gouvernent le monde où nous vivons, celui où l’existence humaine est devenue une compétition permanente et sans merci, où tout est centré sur la distinction et la réussite individuelles. C’est notre affaire parce que ce sont ces mécanismes, justement, qui l’ont amenée là où elle est aujourd’hui : à la guerre de tous contre tous.

Voyons donc à quoi ressemble ce fameux logement. Une seule porte le sépare de l’extérieur. Quand vous poussez cette porte ou qu’on vous l’ouvre, vous ne tombez pas sur la salle de bain ni sur un jardin mais sur un vestibule, petit ou grand, ou d’ordinaire les gens mettent une lampe et un téléphone. Souvent il y a des compteurs et en dessous on pend les clefs. Autour, il y a des décorations accrochées. Et à partir de là, la vie se sépare en deux domaines bien distincts : un pour préparer à manger, pour manger, regarder la télé, recevoir des parents ou des amis et un autre pour dormir, faire les devoirs, s’accoupler ou être malade. Entre les deux, il y a des w.-c. et une petite pièce pour se laver.

Par rapport à ce que devrait être une vie d’humains – et non de volailles élevées en batterie - , on voit bien que tout ici repose sur une conception simplifiée et disciplinaire de la vie. Lorsque vous poussez la porte d’entrée, vous n’entrez pas dans autre chose que dans un moule destiné à préparer, encadrer et entretenir la discipline du travail industriel, alors que ce travail n’existe déjà pratiquement plus. La vie y est cloisonnée en fonctions élémentaires : se nourrir, se reposer de la fatigue, éduquer à l’obéissance, se reproduire. Et tout y est fondé sur l’idée d’une discipline des parents comme figure du patronat : la chambre a coucher des parents, plus importante, royale en quelque sorte, le séjour où l’on ne peut qu’être assis à ne rien faire sinon à regarder la télé ave eux, en silence parce que c’est trop petit pour que chacun puisse bouger ou parler, ou rester assis à table, toujours à se taire et obéir, et puis la chambre pour faire les devoirs et se replier dans le jeu ou dans le sommeil avec les autres enfants.

Il n’est donc pas suffisant ni même satisfaisant d’avoir un logement gratuit ! Certainement pas ! Nous ne devons pas accepter ce qui n’est pas destiné à notre santé, à notre équilibre et à notre épanouissement sous prétexte que c’est gratuit. Il nous faut revoir de fond en comble ce que l’on appelle un logement.

On ne se pose pratiquement jamais la question des avantages et inconvénients (et même des incompatibilités) du logement, tel qu’il est conçu, dessiné et finalement bâti, à partir des modes de vie, qu’ils soient communautaires ou pas, traditionnels ou pas, mais à partir de ce que tout le monde s’entend à appeler un logement et qui est un logement, certes, mais qui correspond à une certaine forme de relations dans la famille ou le couple et pas forcément à d’autres. Mieux : qui, parce qu’il se présente comme ce qu’il y a de mieux et donc de normal, impose la conception de la vie de famille ou de couple dont il est proposé comme la norme et l’idéal en même temps.

Le logement en tant que tel – réputé pratique et fonctionnel- n’est en réalité que la traduction matérielle d’une certaine idée de la vie humaine qu’il a pour fonction d’imposer à tous et de reproduire indéfiniment. Naître, grandir et vivre dans cette norme d’habitation n’est pas grandir dans un cadre fait pour l’épanouissement et la vie, mais pour la discipline, la frustration et le formatage de l’existence.

C’est ce cadre qu’il nous faut rejeter, et c’est nous qui n’avons pas grand-chose qui sommes les mieux placés pour le faire. Parce que ceux qui se sont sacrifiés pour acheter un logement et qui l’ont pendant longtemps convoité et attendu ne sont pas disposés à en faire la critique, cela va de soi. Quant aux pouvoirs publics, architectes, travailleurs sociaux, administrateurs et responsables de l’habitat, ils restent pour l’instant totalement convaincus que ce qu’ils appellent « un logement » est ce qu’il y a de mieux pour nous.

Nous devons donc cesser de réclamer des « logements » et commencer à imaginer et définir ensemble ce qui nous parait mieux adapté et plus intéressant, plus ouvert à une autre expérience de la vie ; plus libre de tout modèle et de toute idée préconçue sur comment nous devons vivre, etc.

Il nous faut expérimenter dès que l’occasion se présente. Dès qu’un chantier de construction est annoncé, il faut y mettre notre grain de sel, s’informer, discuter, s’opposer à tel ou tel point s’il le faut. Il ne faut en aucun cas laisser les experts décider seuls à notre place de ce qui doit être bon pour nous et qui n’est bon, en réalité, que pour les affaires de ceux qui les emploient et les inspirent.

Il nous faut commencer à concevoir nous-mêmes notre habitat en invitant les jeunes de chez nous qui ont fait des études et ceux d’ailleurs qui ne veulent plus faire ni reproduire ce qui se fait, pour venir discuter avec nous et apporter leurs connaissances.

Il nous faut envisager de prendre part aux plans d’architectes, de donner notre point de vue et de réfléchir aux propositions avec ceux qui ont la maitrise de la construction avant de donner notre accord.

Il nous faut dès maintenant commencer à discuter ensemble de tout ce qui, dans notre vie, découle du type de logement où nous avons grandi et que nous habitons : la façon de vivre ensemble qui s’y apprend, la sexualité qui s’y vit et celle qui ne s’y vit pas, le modèle de famille qui y en est imprégné et de relations qui vont avec, le rapport à l’autorité, à la réclusion, au pouvoir, à l’amour, aux traditions, à ce qui est nouveau, à ce qui ouvre l’esprit et à ce qui le ferme.

 

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