dimanche 5 mai 2024

ENQUÊTE SUR « L’AMOUR » MENÉE PAR PIERRE DHAINAUT tiré de l'ouvrage "Treize cases du JE" par Bernard Noël


Cet amour que l’on nomma « sublime » ou « fou », qui s’incarna tantôt dans la courtoisie, tantôt dans le romantisme et naguère chez quelques surréalistes, actuellement pour de nombreux témoins semble une survivance. Il est vrai que l’aventure amoureuse n’a été jusqu’à présent vécue que par des solitaires, toujours dangereusement. Cette enquête voudrait situer, par rapport à ses anciennes définitions – mythiques (Tristan et Yseult, par exemple), mystiques (Novalis), éthiques et poétiques (Breton, Péret) – l’amour tel qu’il est possible, envers et contre tout, de le vivre aujourd’hui.

QUESTIONS :

1. Aimer : s’agit-il, au sens traditionnel de ce mot, d’une quête ? En ce qui vous concerne, faites-vous de la rencontre une naissance spirituelle ? Quel fut alors votre chemin ? Avez-vous erré? Pourquoi ? (au cas où plusieurs êtres se seraient succédé dans votre vie amoureuse, pensez-vous que ce soit le signe d’un échec personnel ou de celui de l’amour même ?). Avez-vous le sentiment de brûler ? Ce feu, est-il pour vous le seul absolu ? Est-il possible, en effet, de partager l’amour ? Mais ne vous semble-t-il pas dérisoire (au moins parfois) de réclamer d’un être de chair ce que jadis l’on demandait à Dieu ? Cette question, si aimant vous vous l’êtes déjà posée, vous a-t-elle gêné ?

Votre préambule en appelle un autre : quand vous énumérez les « anciennes définitions » de l’amour, vous n’énumérez en fait que les variantes d’un amour toujours fondamentalement conçu de la même façon. Vos questions confirment d’ailleurs la permanence, dans votre emploi du mot amour, des mêmes connotations : mythiques, mystiques, éthiques et poétiques. N’y a-t-il pas d’autres sens ? C’est ce que l’interrogé (moi) est d’abord tenté de faire valoir, à moins que ce ne soit ce qui, d’abord, le met à la question. A vrai dire, je me vois lancé vers un champ magnétique dont je connais la force, mais dont je sais également qu’elle n’est pas la seule, et qu’il faut par conséquent que j’évite si je veux vous répondre avec ma voix – ma propre voix. 1 a. – Le plus honnête est donc de commencer par une définition personnelle. Qu’est-ce que l’amour ? Un hybride né de la conscience de la mort et du besoin de compenser cette découverte. En somme, une force de contestation et à la fois de construction. Je sais que vivre me tue, mais vivre m’exalte justement parce que j’en meurs, sinon qu’en saurais-je? Ma souveraineté tient à ce savoir. J’aime parce que je sais. Ici commence, non pas exactement une quête, mais une entrée dans la vitesse – dans le vif. De même qu’il y a plusieurs allures de pensée, mais qu’on ne coïncide avec la pensée qu’à toute allure, l’amour est en nous ce qui allège et va plus vite. Durablement vite. S’agit-il d’une naissance spirituelle ? Non, mais d’une naissance à la matérialité. Je m’explique : l’amour en m’initiant à cette vitesse analogue à celle de la pensée, m’a peu à peu appris que tout se passait DANS mon corps, à commencer par ce qu’on appelle « l’esprit », lequel n’est qu’un effort maintenu du corps pour se penser lui-même. L’étrange avec l’esprit, c’est que tout se passe comme si le corps ne l’avait sécrété que pour appeler à travers lui sa propre négation. L’homo sapiens n’a pu naître cependant que de l’homo eroticus, que sera l’homme prochain ? Celui peut-être qui, ayant pris conscience que chez lui tout est physique, abolira toute trace de dualisme – but auquel tend d’ailleurs l’amour quand il veut que deux soient un. 

1 b. – Avez-vous erré ? demandez-vous, et la suite de vos questions introduit une notion de péché que je récuse. Avoir plusieurs amours n’est pas démériter de l’amour. Chaque être aimé correspond plutôt, si je puis dire, à une étape idéologique et pratique de l’amour ; non que l’Autre ne puisse aller plus loin, mais parce qu’il ne peut, pas plus que vous avec lui, le faire avec vous. Dans cela, certainement, la société joue un rôle, mais la société c’est aussi chacun de nous. Mal vivre ensemble et ne pas oser rompre me semble le pire échec de l’amour. Le seul. 

1 c. – Ai-je le sentiment de brûler ? Plutôt, je l’ai dit, celui d’une vitesse. Quant à l’absolu, sans doute est-ce l’amour qui en donne l’idée, mais l’amour lié à la conscience de la mort. L’absolu, ce serait la totalité atteinte. La vie la disperse, comme le langage disperse le sens dans le temps même où il s’efforce pourtant de le rassembler. Reste la mort qui rendra clos le TOUT. La mort que fuit et qu’appelle l’amour. 

1 d. – L’amour et le sacré. En définissant l’amour comme un hybride, je le rends analogue au sacré, qui est aussi le produit d’un croisement. Tout ce qui est sacré est monstrueux (et l’inverse), car le sacré lutte contre la mort en tentant de créer une autre espèce. A moins que le sacré et l’amour ne soient deux faces de la même chose. Et l’amour de façon plus ambiguë puisqu’il sert aussi bien à perpétuer l’espèce qu’à nourrir l’imagination d’une autre. 

2. Trop longtemps seul le point de vue individuel fut envisagé : pourtant le couple existe à la fois lié au destin personnel de ses membres et plus fort que lui. Cette force comment la qualifiez-vous ? Le couple aussi possède sa propre histoire, il se perfectionne en recherchant la communion, l’intense vibration commune, il rayonne. Or cette quête est-elle concevable dans la durée quotidienne ? Est-il vrai que l’amour réinvente le sacré ? Sera-t-il assez vif, aura-t-il suffisamment de ressources en lui-même pour que soit métamorphosée de façon décisive l’existence entière?

2. – Le couple. Comment qualifier la force qui l’anime ? Le difficile est d’abord de définir cette force. Il me semble qu’elle combine deux mouvements : celui d’un Je et celui d’un autre Je qui s’efforcent de se penser comme Nous, mais également, dans le cas de chaque Je, une aspiration à se confondre avec l’Autre que chacun porte en soi. Il faut donc répondre apparemment que la force qui anime le couple est le penchant à l’unité, mais reste alors à faire la part de l’unité en soi et de l’unité avec l’autre – différence justement impossible à évaluer. Par ailleurs, le couple se vit dans la durée quotidienne, c’est-à-dire dans le temps, et par conséquent – une fois encore – dans la mort. Eventuellement, sa force s’y dissout ; mais c’est également dans ce quotidien qu’elle a son origine, car n’est-on pas ensemble pour faire face à la solitude et à la mort ? S’il y a échec du couple, est-ce parce que chacun meurt seul ? ou bien est-ce parce que la vie ne reste elle-même qu’à la condition de ne pas tenir compte d’une vie ? Un couple se crée pour vivre, mais il meurt souvent de vivre : c’est la répétition du drame général, la conscience en tire la souveraineté ou s’y abîme. 

3. La poésie, comme l’amour, refuse la discontinuité fondamentale, rejette – ou repousse – toute limite, affronte la mort ; elle accroît nos forces en découvrant la fusion de l’imaginaire et du réel, en la rendant possible, elle projette un état que rien ne permet de nommer, dont pourtant l’étreinte offre une image incandescente. Cette comparaison entre l’amour et la poésie vous paraît-elle fondée? L’amour, la poésie, ne s’agit-il pas de deux voies qui conduisent au même point de silence et de transparence ? Davantage : l’amour est-il encore pour vous, non pas certes le sujet du poème, mais secrètement ou non ce qui l’anime?

3. – L’amour, la poésie. La comparaison est fondée, mais elle renvoie – et exclusivement – à toute une littérature qui, à mon gré, en a abusé. Et de façon parfois réactionnaire. Si j’avais à définir la poésie, je dirais, comme pour le sacré, qu’elle est le croisement de l’imagination et de la sexualité. Et donc que poésie, sacré, amour sont la même chose, mais vécue (exprimée) avec des langages différents. C’est parce que l’amour peut être fait par tous qu’il en va de même de la poésie. Mais ce qui est en jeu, là encore, c’est la matérialité du corps, s’affinant, se pensant, se dépensant. 

4. Dans la mesure où la passion amoureuse exige pour ceux qu’elle rassemble la plus grande unité, elle ne peut se satisfaire de l’ordre établi : volontiers les amants s’isolent, cependant leur exil accuse. Cette révolte, cette capacité subversive au moins, peut-elle avec la révolution pactiser ? Peut-elle même l’inspirer? Si la révolution parvient à établir une réelle communauté, l’amour jusqu’à présent isolé au sein du couple verra-t-il ses pouvoirs épanouir ? Mais, puisque les récentes revendications révolutionnaires ont mis au premier plan surtout la liberté sexuelle, quelles perspectives est-il permis de concevoir qui ne soient pas celles d’une dissolution de l’amour ? 

4. – Ma précédente réponse affirme, par déduction, qu’il ne faut rien séparer. La société, dans sa forme actuelle, ne tient que parce qu’elle oppose et sépare. Vouloir l’unité, c’est donc travailler à la fin de cette société. L’amour est anti-dualiste : il peut non seulement inspirer la révolution mais la nourrir. Quant à la communauté qui viendra ensuite, nous l’appelons, mais nous n’en avons aucune idée. Il nous appartient de la préparer, non de la définir. Enfin, s’il faut parler de la « liberté sexuelle », j’y vois avant tout l’arme qui est en train de permettre au « sexe faible » de devenir le sexe égal. Il me semble qu’il ne peut y avoir d’amour hors de cette égalité-là. Tant pis pour la femme-enfant et autres fadaises (auxquelles vos questions font une trop belle part). La liberté sexuelle ne dissout pas l’amour : elle le rend responsable, c’est-à-dire volontaire, et vous savez bien que l’impossible dépend seulement de la volonté, alors que le possible nous est octroyé par le hasard. Pour finir, il est honnête que j’ajoute : je déteste le sens surréaliste-religieux que vous donnez au mot amour; je ne vois dans ce mot que le désir et la tendresse.

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