dimanche 5 mai 2024

"Treize cases du JE" Par Bernard Noël

                                                        JEAN-PIERRE VÉLIS

–Pour le plus grand public, Bernard Noël est un écrivain qui a commis un livre, Le Château de Cène, et a été, à cause de cela, jugé et condamné pour « outrage aux moeurs ». Quel effet cela fait-il?

–Un double effet : d’agression et de privilège. Il n’est pas agréable d’être jugé ; il ne l’est pas non plus d’être seul. Je pouvais comprendre que mon livre soit poursuivi pour des raisons – disons – politiques ; je ne pouvais comprendre qu’il le soit pour les seules raisons énoncées par le jugement, ou alors il faudrait en poursuivre cent, en poursuivre mille. Je n’étais jamais allé devant un tribunal. Je n’avais jamais assisté à un procès. J’ai vu – j’ai éprouvé qu’il y a deux justices : le proxénète qu’on jugeait avant moi n’était qu’un individu ; moi, j’étais un monsieur. J’arrivais là défendu par trois cent cinquante écrivains, peintres, professeurs, défendu par de grands journaux, et tout à coup c’était un numéro mondain. Et pourtant, malgré cela, j’étais attaqué dans ce qui m’importe le plus, dans ma liberté de choisir mes mots. Cette ambiguïté, qui est l’ambiguïté de tout ce qui devient public, est une expérience très désagréable. Je l’ai ressentie tout au long de ma défense. J’avais cru, ou voulu croire, que si l’on me défendait, c’était uniquement au nom des principes. Or, mon propre avocat, au lieu de s’en tenir à ce plan général, a immédiatement plaidé ma qualité littéraire. Ce faisant, il a gêné, sinon empêché, le témoignage de mes propres témoins puisque tout ce qu’il voulait leur faire dire, c’était que mon livre était « difficile », qu’il était réservé à une « élite ». Cette argumentation de la qualité rejoignait finalement l’argumentation morale du juge ; elle jouait le même jeu. Je croyais que nous étions venus défendre la liberté d’expression, mais tout à coup on ne défendait plus que moi, et pour la raison la plus bête : parce que j’étais « bon » – un bon écrivain. Si je n’avais écrit que Le Château de Cène, personne peut-être ne m’aurait défendu. Mais j’ai écrit des poèmes, des essais, des livres d’histoire, des romans, tout cela fait sérieux ; tout cela me rendait défendable. Ce qui m’aurait plu, ç’aurait été d’être défendu parce que j’étais indéfendable.

–Le procès fait au Château de Cène pose le problème de la liberté de l’écrivain, de la censure et de savoir qui l’écrivain peut reconnaître comme juge.

–Les médecins, par exemple, sont jugés par des médecins. On pourrait imaginer qu’un écrivain soit jugé par des écrivains. Mais je crois que l’on doit surtout imaginer que personne ne soit plus jugé par personne. Ce qu’il y a de bizarre dans cet « outrage aux moeurs », c’est que la justice n’est pas fichue de le définir. J’avais lu un bouquin juridique où il était dit que la loi ne définissant pas l’outrage aux moeurs, il appartenait au juge de le définir dans chaque cas. J’ai demandé à mon juge de le faire ; il a esquivé la question. Et quand Philippe Sollers a voulu conduire son témoignage dans ce sens, le juge l’a fait taire. Je comprends, à la rigueur, qu’une chose publique, une affiche par exemple, puisse outrager les moeurs, mais comment diable un livre peut-il outrager qui que ce soit ? Le livre est une boîte qui n’existe que si on l’ouvre. Le livre n’est rien. C’est un objet mort que son lecteur anime. Autant de lecteurs, autant de lectures. De toute façon, je crois que la censure ne peut être qu’imbécile, et pour une simple raison : comment pourrait-on imaginer une censure intelligente ?

 –On a dit de votre oeuvre qu’elle était difficile, voire hermétique. Il est certain, en tout cas, qu’elle introduit dans un monde qui n’est autre que le vôtre, et qui n’est donc pas forcément transmissible à autrui

–Il n’existe pas de monde séparé. Nous sommes seuls, mais pas séparés. L’ordre régnant a besoin que la séparation règne, et il a intérêt à nous y faire croire. Il a besoin que nous soyons seuls pour que nous soyons faibles. C’est aussi le problème de la littérature. Pourquoi tel fantasme, qui semble particulier à un individu, devient-il soudain parlant pour un grand nombre ? On dirait bien qu’il faut que le particulier ait été vécu jusqu’à l’excès pour qu’il dépasse le particulier. Cela échappe à l’auteur. Quand j’écris, je ne me demande pas si ce que j’écris est transmissible ou pas. J’essaie seulement de parler juste et direct. Et qui n’entend pas, ne comprend pas une parole directe ?

–Est-ce que l’aventure du Château de Cène modifie votre travail, les thèmes auxquels vous êtes attaché?

–Je ne vois pas la différence entre le travail du Château de Cène et le travail du Dictionnaire de la Commune. Pour moi, c’est la même chose. Je crois que la justice en a moins contre la pornographie que contre la violence. Ce que la justice a surtout reproché à mon livre, c’est une scène de bestialité. Une scène de viol par des chiens. Mais les autos, dans la rue, sont pires que les chiens de mon livre. Les autos qui empêchent de dormir, qui empêchent de se promener, de vivre. On n’arrive à exprimer quelque chose que si l’on trouve le langage adéquat. Il s’est trouvé que la pornographie et l’érotisme étaient seuls propres à traduire un certain nombre de choses que je ne pouvais dire autrement. Je n’ai pas cherché à faire «érotique » ou « porno » : un langage s’est imposé. C’est tout. Le drôle, c’est que je cherchais tout autre chose, que j’avais envie d’écrire un bouquin romantique dans le genre de l’Aurélia de Nerval. J’ai essayé de l’expliquer au juge, en disant que le monde d’aujourd’hui dévoyait une entreprise du genre d’Aurélia ; il en a conclu que c’est moi qui avais dévoyé Aurélia ! J’ai voulu expliquer au juge l’origine du Château de Cène parce que ma mise en jugement me donnait le besoin de me l’expliquer à moi-même. Il y a une chose qui m’a bouleversé durant la guerre d’Algérie : la violence, la torture. Mais comment en parler? La violence ne parle pas : elle s’exerce, mais ne se parle pas. Et puis, il y a l’érotisme dont on ne parle pas. Il m’a semblé que « ce dont on ne parle pas » pouvait rendre compte de « ce qui ne parle pas ». Non, il ne m’a pas semblé. Je m’aperçois de cela après coup… Et pourquoi la violence? Parce que, dans le monde contemporain, on n’en finit jamais avec la violence. Il y a eu l’Algérie, le Vietnam, l’Indonésie, la Grèce, le Chili… Je pense sans cesse à ce chanteur auquel on écrasait les mains en lui disant : « Et maintenant chante pour le peuple, chante. » Je sais que Le Château de Cène est lié à tout cela, et je ne sais comment le dire ? La violence est humaine et inhumaine. Mais n’est inhumaine, au fond, que l’inconscience. Ce dont j’ai horreur également me fascine. Est-ce que la fascination que j’exprime dénonce – me dénonce? La scène de bestialité, je l’ai écrite en 1958, l’année sombre. J’en étais si embarrassé, si gêné moi-même, que je l’ai mise de côté et oubliée pendant près de onze ans.

–Mais qu’est-ce que la violence pour vous, en tant qu’écrivain ?

–Il existe une violence qui s’exerce au niveau de la langue. Une violence que les institutions d’Etat exercent sur le langage. Il y a tout un historique à faire. Pour un écrivain, prendre conscience de cette violence, est très cuisant : le discours officiel est une espèce de trahison permanente du sens des mots. Bien sûr, on peut se dire : « Les hommes politiques baratinent, c’est normal », mais non, ce n’est pas normal, c’est extrêmement grave, car eux, qui sont responsables de la parole publique, ils ruinent ce faisant la communication à l’intérieur de la collectivité nationale. Et ce que nous avons collectivement de plus précieux, c’est le langage avec lequel nous communiquons – le langage qui nous unit, plus que le sol. 

–Dans vos poèmes, comme par exemple La Peau et les Mots, ou dans votre dernier roman, Les Premiers Mots, il semble que vous vous soyez attelé à une tâche ardue et difficilement accessible : faire parler le corps, faire parler ce qui, en chacun de nous, n’a jamais parlé. Si l’on prend une statue et qu’on essaye de l’ouvrir, on la casse et donc elle n’a plus rien à dire. Et vous, vous essayez de la faire parler sans la casser. Qu’est-ce que ça signifie?

–J’essaie de la faire parler, mais je m’aperçois qu’elle ne le peut pas parce qu’elle n’a pas de mots. C’est comme si le langage avait toujours été réservé à une aristocratie, qui serait l’esprit, et une bourgeoisie, qui serait le corps – l’apparence du corps. Quand on veut donner la parole à ce qui fonctionne dedans, à l’organique, impossible : cela gargouille, cela fait des bruits, mais pas de mots. L’organique est comme un prolétariat analphabète. Pire qu’analphabète, il grogne, mais il ne parle pas. Ce qui me préoccupe, à travers ce silence forcé, c’est l’outrage fait au langage. Celui qu’on prive de langage, ou celui dont on fausse le langage sont également opprimés. Pendant des siècles, la société a fonctionné sous un gouvernement de droit divin. Tant que les hommes étaient gouvernés par Dieu, il n’y avait qu’à l’aimer, et on pouvait faire ce qu’on voulait. La parole venait d’en haut, et elle se répandait comme la grâce. Et puis, la bourgeoisie a peu à peu pris le pouvoir. Symboliquement, la grande entreprise du XVIIIe siècle, c’est l’Encyclopédie. Qu’est-ce que l’Encyclopédie ? C’est le livre qui va remplacer Dieu puisqu’on y trouvera Tout. Quand la bourgeoisie prend le pouvoir, c’est en effet que le langage peut tout. Mais il ne le peut qu’à la condition d’être juste. Avec la bourgeoisie, finie la grâce, il n’y a plus que la morale. Mais pour que la morale fonctionne, il faut que le langage dise bien ce qu’il dit – qu’il soit juste. Or, de 1789 à nos jours, on assiste à la perpétuelle dégradation de cette justesse par ceux-là mêmes qui en ont la garde : les gouvernements bourgeois. L’idéal bourgeois, c’est un certain humanisme, une certaine bonté plus ou moins paternaliste, la liberté, l’égalité, la fraternité. Les relations sociales sont en principe réglées par cet idéal bourgeois. Mais, chaque fois que les intérêts de la bourgeoisie sont en jeu, cet idéal est trahi, et par ses propres gardiens. Du massacre de la rue Transnonnain au grand massacre de la Commune, c’est toujours la même trahison. Le discours officiel parle de la sauvegarde de la société, et il ne se soucie que d’intérêts, toujours financiers, toujours sordides. On a colonisé au nom de la civilisation, et il ne s’agissait que de s’approprier des richesses. Dans une société sans transcendance, on ne peut gouverner qu’au nom de la morale, mais il faut que le gouvernement qui a la garde de la morale soit aussi le premier qui la pratique, autrement les mots perdent peu à peu leur sens. Les mots ne représentent pas des valeurs, ils sont la valeur, ou bien rien. Plus un gouvernement trahit, plus il émet des mots. Nous sommes au temps de l’inflation. L’écrivain est le premier qui en souffre, car la langue est son matériau. En un sens, la liberté d’expression est soumise à l’état de la langue. Mentir, compromet cette liberté. On devrait pouvoir intenter des poursuites pour « outrage à la langue ». Et le travail d’un écrivain, c’est aussi de recréer la justice, qui est morale, à travers la justesse de ses mots.

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