jeudi 9 mai 2024

Prospérité du désastre par Jean-Paul Curnier

 Discours N°5 : Désobéir  à la bienfaisance

 

Croyez-vous que l’on parviendra un jour à une situation plus juste, plus digne et plus humaine sans renoncer à certains avantages d’aujourd’hui ? Certainement pas ! Et c’est le sens de ce que je vais vous dire : en dépit des apparences, il y a parfois tout à gagner à renoncer à ce que nous considérons, sans trop y réfléchir, comme des avantages.

Si je vous disais par exemple qu’il faut le plus vite possible renoncer aux services et aux avantages sociaux, vous penseriez tous que ‘est une folie, qu’il n’en est surtout pas question et que, bien au contraire, s’il faut faire quelque chose, c’est se mobiliser pour qu’ils soient augmentés.

Du point de vue immédiat, c’est-à-dire du point de vue des moyens nécessaires pour vivre sans avoir à compter sans arrêt, pour élever les enfants, et pour ne serait-ce que se nourrir, ou s’habiller et ne pas vivre comme des bêtes, c’est absolument vrai : ce qui est distribué est totalement insuffisant. Et je vais dire plus : de ce point de vue, il faudrait même pouvoir toucher le double des aides accordées !

Mais ces avantages sont-ils avantages ? Les choses ont bien souvent une double nature et, bien souvent aussi, ce que nous voyons comme des avantages sont en réalité la face agréable et aguicheuse de liens qui nous enchainent, nous déshumanisent et nous enferment dans notre condition.

D’un côté, bien sûr, il faut augmenter les revenus de tous, mais de l’autre il faut prendre garde à ce que les demandes d’aide ne nous enfoncent pas plus encore dans la mendicité et l’indignité.

En fait, pour mieux saisir certaines choses, le mieux est de faire appel à ce que nous savons déjà ou plus simplement encore à l’expérience. Je vais donc parler des cadeaux et des échanges de cadeaux.

Tout le monde sait ce que c’est que recevoir un cadeau de quelqu’un. Mais cela peut venir de trois genres différents de personnes : d’un proche qu’on aime par exemple, de quelqu’un qu’on ne connait pas mais qui se présenter à vous ou de quelqu’un qu’on connait avec qui on n’a pas de lien particulier et qui vous fait cadeau de quelque chose parce qu’il s’y sent obligé pour une raison ou pour une autre.

Dans les trois cas on s’aperçoit que lorsqu’on reçoit un cadeau, ce qui vient à l’esprit, c’est l’envie de le rendre, soit par affection pour  faire plaisir à son tour, soit pour rendre la politesse, soit, comme le troisième cas, pour ne pas être redevable de quoi que ce soit auprès de quelqu’un qu’on ne connait pas bien et qui ne fait pas cela par affection.

Et en effet, tout le monde a dû ressentir un jour cette sensation d’humiliation lorsqu’on ne peut pas rendre au moins à égalité le plaisir qu’on vous  fait ou, et là ce n’est plus du plaisir qu’on vous a adressé à travers un cadeau important. Au siècle dernier, des savants ont étudié cette chose-là et il en ressort que dans la plupart des civilisations, depuis les origines, le fait de faire un cadeau est une sorte de défi que l’on porte à celui ou celle à qui on le fait, car chacun sait très bien qu’il suppose en retour un cadeau d’une valeur au moins égale sinon supérieure.

Aussi, lorsque quelqu’un vous offre un cadeau d’une valeur telle que vous ne pouvez pas rendre la pareille – et cela du fait que vous n’en avez pas les moyens -, ce n’est plus vous faire plaisir mais bien au contraire pour vous abaisser et vous faire sentir votre infériorité par rapport à lui. C’est pour vous signifier que vous lui êtes inférieur, que vous êtes en dette vis-à-vis de lui, que vous ne pourrez jamais vous affranchir de votre dette et que vous lui serez toujours redevable.

C’est bien pourquoi il arrive que certaines choses qui vous sont données doivent être refusées aussitôt ou détruites pour ne pas à avoir à subir cette humiliation. C’est pourquoi aussi, comme dans la mafia par exemple, tout commence par une dette que l’on a vis-à-vis de quelqu’un et dont on ne peut plus jamais se défaire sans obéir ou faire ce que l’on vous demande de faire.

Car, et chacun a vécu d’une manière ou d’une autre dans sa vie, une dette dont on ne peut se libérer, cela correspond à un pouvoir illimité de l’autre pour vous. Le pire c’est lorsque vous n’avez pas demandé grand-chose et qu’on vous le fait payer éternellement, comme si la dette était infinie, et cela parce que la contrepartie n’avait pas été établie au départ.

Lorsque vous avez sans pouvoir donner, c’est votre dignité que vous avez vendue en définitive. Et lorsqu’on vous donne sans vous demander quoi que ce soit en retour, c’est que c’est autre chose qu’on vous prend, votre droit à la parole par exemple.

Eh bien cela nous ramène au sujet de départ, car recevoir sans que vous soit demandée une forme de réciprocité et sans qu’elle soit possible, c’est-à-dire sans pouvoir s’affranchir de ce don par une contrepartie, c’est ce qui se passe avec les allocations de chômage, les allocations familiales, les aides au logement et toutes les aides en général dans cette société, dans le sens où nous en bénéficions sans avoir jamais eu l’occasion de cotiser et cela tout simplement parce que, pour cotiser, il aurait fallu d’abord avoir eu un travail, justement.

 

Notre situation à tous est totalement bancale dans cette histoire. Parce que tout le système social, et même la base de la vie sociale dans l’ensemble des civilisations de notre planète sont basés sur l’échange. Dans ce cas, je dispose des moyens que j’ai acquis par moi-même pour vire, me nourrir, me loger, m’habiller, et je suis conscient de ce que je produis ou de ce que je fais qui doit être assez utile pour que je puisse l’échanger contre de l’argent ou contre ce dont j’ai besoin et qui me fait défaut.

C’est vrai aussi pour le salariat : le salaire c’est la somme d’argent que l’on reçoit en échange du travail fait. Certes, cet échange n’est pas juste. Pour les plus pauvres, les moins favorisés au départ qui travaillent à des tâches sans intérêt, pénibles et en y laissant leur santé, le salaire est souvent plus que maigre en dépit de ce qu’ils apportent pourtant à la société. Mais pour le moment voyons les choses sous un autre angle : lorsqu’un ouvrier dit qu’il est volé par son patron, il ne perd pas pour autant sa fierté. Parce qu’il sait, lui, qu’il a fait le travail et que c’est son patron qui n’a pas d’honneur. Surtout, il sait qu’il n’est pas en dette parce que c’est son patron qui lui doit quelque chose.

Mais c’est totalement différent lorsqu’il s’agit de l’argent du chômage ou du RSA, des allocations familiales ou de l’aide au logement. Parce que ça ne correspond à aucun échange réel et clair. Il n’y a pas d’équilibre, pas de réciprocité possible, cela ressemble au cadeau que l’on ne peut pas rendre. C’est une infériorisation de tous, une humiliation qui fait renoncer au droit à s’occuper des choses publiques.

Il est clair qu’on ne peut guère envisager de vivre plus longtemps en dette alors qu’on ne l’a pas voulu et, à fortiori, dans cette situation d’humiliation et d’infériorité permanentes. Surtout, on ne pourra envisager de faire quelque chose pour assurer notre bien-être et notre dignité que collectivement. Et on ne parviendra à faire quelque chose de collectif et de réellement uni que si on en finit avec ce qui émietté le peuple en autant de mendiants dont l’activité consiste à remplir des dossiers pour faire état de son cas personnel, à voir des assistantes pour que soit étudié de chacun le cas personnel et à réclamer des aides personnalisées. Il faut tout repenser dans une dynamique commune.

Il reste donc une seule et unique solution pour en finir avec cette relation de demande permanente, de mendicité et d’humiliations individualisées. Cela consiste d’une part à rendre gratuits les transports, le logement, les fournitures scolaires, les frais d’activités de plein air, l’habillement et la cantine dans la société une somme mensuelle correspondant à ce qu’était un salaire de base du temps où il y avait du travail et permettant de vivre dignement. C’est la seule et unique façon d’en finir avec la férocité déguisée des allocations et autres aides sociales, tout en prenant en compte la réalité de demain qui, de toute façon, ignorera le travail comme on le concevait jusque-là, et donc aussi la notion même d’allocation d’aide à ceci ou à cela. »

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