mercredi 29 mai 2024

Manière de voir N° 195 : Des non-alignés aux Brics Le Sud existe-t-il ?

 « Le libre-échange à la baïonnette"

 

A la fin du XIX° siècles, la plupart des Etats d’Amérique latine dépendent presque entièrement du Royaume-Uni, la première puissance mondiale : ils se consacrent à la production des matières premières dont Londres a besoin et offrent aux industriels britanniques de nouveaux marchés pour écouler leurs marchandises. Reposant sur l’idéologie dominante du libre-échange – selon laquelle chaque pays doit renforcer ses « avantages comparatifs » - , un tel mode d’insertion dans l’économie-monde présente de nombreux problèmes : il entrave l’industrialisation des pays du Sud, concentre la richesse dans ceux du Nord et favorise les comportements parasitaires des oligarchies nationales. Bref, il condamne les pays de la périphérie au sous-développement. Dans ce montage, le Paraguay fait figure d’exception.

Lorsqu’il prend le pouvoir au Paraguay en 1814, le dirigeant José Gaspar Rodriguez de Francia met en place un régime autoritaire. Pas dans l’optique d’opprimer la population, mais pour écraser l’oligarchie : s’appuyant sur la paysannerie, il exproprie les grands propriétaires et jette les bases d’un état fort et dirigiste. Veillant à se prémunir des flux internationaux de marchandises qui pourraient fragiliser sa propre production, Ascusion instaure ainsi un protectionnisme rigoureux.

Après la mort de Francia, en 1840, ses successeurs (Carlos Antonio Lopez puis son fils Franscico Solano Lopez) poursuivent sa politique. Vingt ans plus tard, les résultats sont considérables. La persécution des grandes fortunes a conduit à leur disparition : la redistribution des richesses atteint de tels niveaux que de nombreux voyageurs étrangers rapportent que le pays ne connait ni la mendicité, ni la faim, ni les conflits. La terre a été répartie sur des bases qui évoquent les projets les plus avancés de réforme agraire du XX° siècle.

Asuncion figure parmi les premières capitales latino-américaines à inaugurer un réseau de chemins de fer. Disposant d’une ligne télégraphe, de fabriques de matériaux de construction, de textile, de papier, de vaisselle, de poudre à canon, le pays parvient à se doter d’une sidérurgie ainsi que d’une flotte marchande composée de navires construits dans des chantiers nationaux. Sa balance commerciale est excédentaire et il peut se permettre d’envoyer certains de ses citoyens se former dans les meilleures universités européennes.

Londres voit d’un mauvais œil cette singulière expérience de développement autonome d’un pays de la périphérie. La Couronne s’immisce dans le différend frontalier entre le Brésil et le Paraguay et parraine la signature du traité grâce auquel l’Argentine, le Brésil, et l’Uruguay unissent leurs forces pour terrasser leur voisin : le traité de la triple alliance, qui donnera son nom au conflit qui éclate en 1865. Les trois alliés bénéficient du soutien financier de la banque de Londres, ainsi que des établissements Baring Brothers et N.M. Rothschild & sons.

Cinq ans plus tard, le Paraguay est défait. Il a perdu 60 % de sa population et neuf hommes sur dix sont morts. Ceux que les combats n’ont pas fauchés ont succombé à la faim ( toutes les forces productives ayant été accaparées par la guerre). A mesure que les soldats tombent, on enrôle les enfants, auxquels on fait porter de fausses barbes et qu’on équipe de morceaux de bois peints de façon à ressembler à des fusils lorsque les armes manquent. Certains paraguayens n’ont plus d’uniformes. Ils combattent nus. Lors de la reddition de Solano Lopez, en 1870, la plupart des infrastructures oins été détruites. Le Paraguay s’insère finalement dans le système économique mondial.

 

Renaud Lambert

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