Cloué aux mots
Comment être soi-même
? Ecrire transgresse vivre, mais vivre s’éprouve au point que cesse le pouvoir
d’écrire. Entre ce qui nous résiste et ce qui nous échappe, nous sommes nus :
d’une nudité si entière qu’elle nous fait rebondir de l’à vif au blanc. La blessure
de ce balancement déchire la conscience même que nous en avons, et à la fin
nous tombons dans le trou. Vivre s’oublie dans vivre. Et pourtant, quelle
incomplétude toujours se réveille pour que la volonté renaisse, ici même, de
faire sortir de leurs voies parallèles écrire et vivre dans l’espoir que de
leur rencontre surgira l’identité ? La littérature sécrète de l’immobilité ; la
vie sécrète son propre passage : l’une n’appelle l’autre que par fascination de
sa limite. Ainsi, traversant écrire comme sa mort, vivre peut croire s’y
connaître depuis l’autre côté, mais ce qui par essence est passant défait
aussitôt la fixité dont la nostalgie l’habite. Et tout recommence.
Ecrire et vivre ne
peuvent se rencontrer que dans la blessure, car en elle se réalise le double
mouvement du sacrifice qui, d’une part, immobilise, et de l’autre, relance.
Mais la blessure, qui déchire, est aussi le signe de la bouche – le signe de
l’ouverture : ce qui nous fait mourir est analogue à ce qui nous fait parler.
Et pas seulement sur un plan symbolique puisqu’un homme, au moins, en a fait la
preuve par son corps.
Cet homme, Joël Bousquet, fut blessé le 27 mai 1918, et par suite condamné à l’immobilité
durant les trente-deux ans qui lui restaient à vivre. Dès lors, bien que vivant,
il est retranché de la vie, et son corps, au lieu comme le nôtre de s’oublier
tantôt dans vivre et tantôt dans écrire, reste fixe : il est en quelque sorte
le troisième terme qu’il peut interroger depuis l’un ou l’autre côté. D’où, par
rapport au temps, une situation unique que Bousquet note dans ses Lettres à
Jean Cassou : « C’est l’avantage inouï d’une vie comme la mienne que chaque
fait s’y nourrit du temps au lieu de lui servir d’aliment » (page 129).
Le corps immobilisé
n’explore plus d’autre espace que lui-même : il est un point, et décide donc de
ce qui finit et de ce qui commence. Dans cette mesure, il est le lieu du
renversement, le lieu de la réversibilité, car le seul mouvement qu’il produit
encore est celui de la pensée, lequel dans ses retours sur soi semble monter et
descendre le temps. Ecrire et vivre deviennent symétriques : l’un est l’à voix
basse et l’autre l’à voix haute d’une activité qui ne se différencie plus parce
que l’immobilité lui assure cette transparence dont Bousquet dit qu’elle est «
l’âme de ce qui appartient à la vie sans passer par la différence des corps » (Mystique,
page 98).
Comment dire que
l’homme immobile n’a plus de sexe, mais que par cela même il n’est plus séparé
de l’expression dont l’activité sexuelle n’est que l’appétit ? Sa blessure, qui
est définitive, l’a définitivement cloué à son double. Et c’est vis-à-vis de
cela que les mots sont obscurs : vis-à-vis de la « nudité d’outre-tombe » que Bousquet
possède dans le reflet qu’il fait se lever de son propre corps, et dans lequel,
loin de se dédoubler, il connaît au contraire son doublement.
« Chacun, dit
Bousquet, est l’errant, et il est la terre promise » (Mystique, page
185). Cette formule intériorise et le mouvement et son but : elle annule leur
distance et les donne comme simultané ment présents : elle les unit. Les
formules de ce genre, qui expriment en fait l’unité des contraires, sont
fréquentes chez Bousquet.
Elles réalisent ce doublement,
que je ne sais comment expliquer autrement, et qui est l’intériorisation de la
différence par sa projection
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