dimanche 5 mai 2024

Prospérités du désastre Par Jean-Paul Curnier

 Discours N°3

Est-ce que nous voulons vivre dans des ghettos?


Il existe un jeu pratiqué en Chine depuis deux mille ans et au Japon plus de mille ans que l'on appelle le jeu de go. C'est un jeu de stratégie que jouaient les seigneurs féodaux chinois comme les samouraïs au Japon pour exercer leur sagesse dans l'art militaire. Il se joue à deux, avec des pierres noires et blanches qui représentent des soldats sur une sorte de damier. Le jeu consiste à encercler les pions - ou soldats- de l'adversaire dans ce que l'on appelle des "territoires" en les empêchant ainsi de bouger jusqu'à ce que l'un des deux ait paralysé toute l'armée de l'autre. Une des figures stratégiques principales consiste à amener l'adversaire à se replier peu à peu pour finalement s'enfermer lui-même dans un territoire.

Eh bien, il nous faut faire attention de ne pas être entrainés nous aussi dans une partie de Go sans nous en rendre compte et sans l'avoir voulu.

Dans les cités, la tentation est de plus en plus forte de se replier. Ne serait-ce que pour se défendre d'abord, pour ne plus risquer les contrôles, les réflexions, le contact avec une autre vie où on n'a pas de place de toute façon; et surtout pour éviter la honte d'être regardés comme des "gens des cités", justement.

Mais en réalité, ce n'est pas une excellente chose. Car même si la cité protège, il faut éviter, comme dans le jeu de Go, de s'y retrouver enfermés. Si l'on y regarde de plus près, d'ailleurs, on s'aperçoit que tout ce qui se fait au nom du bien-être des habitants et de l'équipement des quartiers ne cherche pas nécessairement le bonheur et la dignité de ceux qui y vivent. C'est même plutôt l'inverse: tout cela pousse insidieusement les gens des cités, les jeunes comme les vieux, à se replier, à vivre entre soi, à vivre en ghetto.

On construit par exemple de plus en plus de supermarchés dans les cités, de très grands supermarchés avec des galeries marchandes où l'on trouve tout ce que l'on veut ou presque. En apparence c'est bien, c'est plus confortable, plus pratique et puis on a l'impression d'être mieux pris en considération, d'être traités comme tout le monde. Et c'est vrai au moins de ce point de vue; c'est la même pacotille qui s'y vend et les gens viennent de la ville pour l'acheter parce qu'ils ont plus de choix, plus de choses, plus de ceci et de cela. Mais voilà: le résultat, c'est que les gens des cités n'ont plus de contact avec la ville elle-même ni avec ceux qui y vivent parce que, de toute façon, on ne se voit pas, ne se parle pas, on ne se distingue même pas dans un supermarché. En réalité, vivre dans les cités c'est être assignés à résidence. Et quand certains disent dans les médias que, maintenant, les gens de la ville viennent dans les cités pour faire leurs courses, c'est vrai, mais ça ne veut absolument rien dire: ils garent leur voiture sur le parking, ils remplissent leur caddie et ils repartent, et ça s'arrête là, ils ne parlent même pas avec les caissières. c'est de la poudre aux yeux.

Et les gens des cités, du coups, ont de moins en moins de raisons de se retrouver en ville. Bientôt, plus personne ici ne saura ce que c'est que la ville, l'habitude se prendra vite de ne plus sortir, sauf pour aller travailler pour ceux qui travaillent, mais c'est tout. Les centres médicaux, les pharmacies, les écoles, tout est en place pour qu'on n'ait plus rien à faire là-bas. C'est comme une frontière invisible qui s'installe.

Déjà beaucoup disent que, puisqu'il y a tout ce qu'il faut sur place, si certains vont en ville c'est uniquement pour provoquer, pour menacer, qu'ils n'ont rien à faire là-bas. Et voilà: juste à côté il y a une ville de 900 000 habitants et le métro et les bus s'arrêtent de rouler à partir de 9 heures du soir. C'est assez clair. Et plutôt que repousser la fermeture du métro à une heure du matin pour faciliter la circulation entre la ville et les cités, ils ont préféré construire un autre supermarché avec une autre galerie marchande, un multiplex et tout ce qui va avec dans les quartiers Nord. Partout on entend dire: ce sont les gens du centre qui vont dans les cités, mais ça n'a aucun sens, c'est juste des mots. Tout est fait pour que ceux qui y vivent n'aient plus de raisons d'en sortir. 

Un autre piège se referme peu à peu sur les habitants des cités: la police a pour ordre d'y intervenir le moins souvent possible, de ne pas venir systématiquement lorsqu'on les appelle. Qu'est ce que cela signifie? Les responsables disent que c'est pour éviter de provoquer la colère des quartiers sensibles, etc mais c'est faux. Ce qu'ils veulent, c'est que les cités construisent leur propre police ou qu'une sorte de police s'impose dans les quartiers. Ils attendent qu'elle fasse ses preuves et qu'elle soit assez solide pour faire régner l'ordre, pour pouvoir passer des accords avec. Cela se fait comme ça depuis le moyen âge, ce n'est pas un secret, on apprend ça à l'école. Le malheur c'est que ça marche toujours aussi bien. Et bientôt ce sont des gens d'ici qui feront la police parce que personne ne s'occupe plus de rien. Tout est fait pour qu'on se replie sur nous-mêmes et qu'on ne sorte plus du quartier.

En apparence, qu'on nous laisse en paix avec les contrôles, les interventions des CRS et tout le reste, ça peut paraitre un bien, mais en réalité ça cache une tactique qui vise à nous enfermer chez nous comme dans un camp. Un camp dont on serait nos propres gardiens.

parce que le fond de la question est là: qu'importe comment on vit dans les cités - si on peut appeler ça vivre - , l'important c'est qu'on n'en entende plus parler et qu'on ne nous voie plus. Et la meilleure solution, c'est de laisser faire les choses encore un temps pour que les cités deviennent de vrais ghettos dont on ne sort plus et qui n'ont plus besoin de personne, qui végètent à l'écart, avec leurs règles à eux et leur propre police. Sauf que le travail ce n'est pas dans les cités qu'on le trouve et le risque, à force de ne plus bouger et de vivre entre soi, c'est de ne plus rien trouver du tout et de devoir vivre encore plus ne marge de la société. Il nous faut réfléchir à deux fois à cette espèce de tranquillité qui nous est laissée. Elle est empoisonnée. Bientôt nous ne vivrons et ne mourrons plus qu'entre nous, sans plus rencontrer qui que ce soit d'inconnu, sans plus profiter de ce que les autres pensent, disent, observent, imaginent. Sans plus aucun contact avec les autres ni non plus avec les autres cités. Sans nouvelles et sans plus aucune vision du monde que celles de la télé.

Déjà on voit ce genre de choses se développer aussi: les garçons des cités regardent les filles de la ville comme des étrangères, ils ne les regardent pas comme celles des cités, et, dans leurs têtes il y a deux mondes. Tomber amoureux d'une fille de la ville, c'est comme une déchéance, une trahison. C'est comme trahir sa famille, ses proches, ses cousins, ses soeurs, ses frères. De plus en plus souvent, pour ne pas s'avouer qu'ils sont amoureux ou qu'ils sont attachés, ils la font souffrir, la méprisent, ou gâchent tout pour ne pas se séparer de la vie du quartier. Comme s'ils avaient fait un serment. Jusqu'où peut-on aller comme ça? Alors qu'on devrait resplendir, attirer tout le monde vers nous, rayonner du fait de notre liberté, de notre assurance, de notre lucidité et du fait qu'on n'a rien à perdre. On doit devenir un modèle, pas revenir en arrière et vivre cachés. Il faut réfléchir à cela: les fascistes veulent aussi vivre entre eux, c'est pourquoi ils détestent ce qu'ils appellent les étrangers et veulent les renvoyer. Aussi, nous devons faire attention à ce que nous disons et aux idées qui nous viennent un peu trop vite dans la tête, des fausses évidences. Même si nous avons l'impression que ce sont nos propres idées, souvent elles n'ont rien à voir avec nos intérêts réels, immédiats et à long terme. la meilleure façon de défendre notre vie et d'éviter les pièges qui menacent de la rétrécir et de l'étouffer, c'est de la réinventer de fond en comble, pour ne plus avoir à se contenter de miettes ni accepter de vivre dans des réserves. les cités doivent nous servir de laboratoires d'invention, mais dans un esprit de conquête, pas dans un esprit de défense.



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