dimanche 12 mai 2024

Prospérités du désastre par Jean-Paul Curnier

Dernier discours de la "conférence pour les cités"

 Discours N°8 :  D’où l’on vient

 

Intégration des immigrés : la belle affaire !

Pour s’intégrer il faut venir de quelque part et s’intégrer à autre part non ? Qu’est-ce que ça signifie une politique d’intégration qui ne donne ^pas les moyens à ceux qui sont ici de réfléchir sur leur situation, de la comprendre et d’en faire une sorte de bagage, de point d’appui, de base mentale de départ pour se diriger et progresser dans la société où ils se trouvent ?

Qu’est-ce que ça peut être une intégration pour des gens qui ne sont considérés comme de rien du tout, alors qu’ils ne sont pas rien, justement, qu’ils viennent de quelque part, et pas par hasard. Pas par hasard.

Ceux qui parlent d’intégration oublient d’abord de parler du pays où il est question de s’intégrer. Et s’ils n’oubliaient pas cela, s’ils devaient faire une description fidèle de la France par exemple – je dis bien fidèle, c’est à-dire une description de ce qu’elle est vraiment, de ce qui la compose, la fait vire et de son histoire -, il leur faudrait commencer par parler de l’immigration non pas comme des gens qui viennent de l’étranger et s’installent « en France », mais de gens qui viennent de pays étrangers et qui s’installent dans un pays qui a été façonné de tout temps par la venue d’étrangers.

Ils diraient que la France, depuis toujours, c’est aussi les migrants qui l’ont faite : des Celte’s, des Ligures, de Romains, des Burgondes, des Vikings, des Visigoths, des Arabes, des Anglais, des Espagnols, des Portugais, des Italiens, des Maghrébins, des Africains de toutes origines, des Chinois, des Indiens, des Allemands, des Polonais, des Grecs, des Serbes, des Croates, des Autrichiens et j’en passe ; et que si elle est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est en raison de tout cela.

Mais cette histoire-là, personne ne l’enseigne, nulle part, dans aucune école de France.

Quant à nous, nous ne pouvons pas rester plus longtemps dans l’ignorance de notre propre histoire, celle de migrants, et de l’histoire de la formation de ce pays tel qu’il est aujourd’hui et des migrations qui l’ont formé depuis l’Antiquité. Personne ne devrait rester ignorant de l’état des choses dans ce pays. Et cet état de choses, c’est justement que l’immigration, depuis toujours y est une réalité.

Mais cela importe davantage encore pour ceux qui sont nés ici et qui n’ont jamais vu le pays de leur origine et ne savent même pas à quoi il ressemble. Du départ de leurs parents et de leur arrivée ici, ils ne savent rien puisqu’on ne l’enseigne pas dans les écoles. Et du peuple, du pays, du continent d’où ils viennent, ils ne savent rien non plus et pour la même raison. Quant à leur langue d’origine, ils n’en savant que ce que leurs parents ont bien pu leur en dire et leur apprendre. Alors ils se font des idées là-dessus faute de savoir quoi en penser réellement. A force de rejet, de haine, de racisme ezt de mépris rencontrés ici, à force d’être contraints de se considérer eux-mêmes comme des rien du tout, ils finissent même par se sentir plus proches du pays d’origine de leurs ancêtres, où leurs parents sont nés et où ils vivent.

C’est quand même une chose renversante que d’entendre à longueur des journée parler d’immigration d’origines africaines, de Maghreb, d’Arabes et de pays arabes, de voir comment la question de l’immigration est devenue le fonds de commerce de certains partis politiques pour ne pas dire de tous et sans en savoir plus long que les autres sur ce chapitre, vous ne trouvez pas ?

« Immigrés », « fils de l’immigration », « première génération », « deuxième génération », « troisième génération » : où est-ce que ça commence et quand est-ce que ça s’arrête le fait d’être immigré ? Combien de générations il faut pour cesser de l’être et être autre chose ? A-t-on déjà entendu parler de Chinois, Italiens, Espagnols, Allemands, Anglais, Russes, Hongrois de première, deuxième ou troisième génération ? Il n’y a donc que les Africains et les Arabes pour être définitivement immigrés ?

Il faut mettre les choses au point. Il faut savoir de quoi on pare et, là-dessus, il ne faut surtout pas attendre que quelqu’un parle pour nous, personne ne le fera. Il nous faut parler pour nous pour dire à tous qui nous sommes et parler clairement, sans faux-fuyants.

Ce que nous sommes ici, c’est ce que nous avons fait. Toutes ces cités autour de villes en France, ces HLM, ces pavillons, ces foyers pour travailleurs, ces centres sociaux, nous y avons laissé notre sueur et le plus souvent nous avons été payés pour ça la moitié moins que le minimum garanti aux travailleurs français. C’est par bateaux entiers qu’on nous a fait venir pour ça, avec ou sans papiers. Comme « travailleurs immigrés » justement, c’était le nom qu’on nous donnait. « Immigré » voulait dire « sans droits égaux avec les travailleurs français », « sous-payé », « sous-travailleur ». Toutes les tranchées pour l’eau, le gaz, l’électricité, les égouts, tous les remblais d’autoroute, l’empierrage des routes et des rues, tout ce qui a nécessité des bras et de la fatigue pour moitié prix, c’est nous qui l’avons fait ici.

Ici quand on roule sur une route, c’est sur notre travail qu’on roule, quand on habite un appartement dans un cité ou un pavillon, c’est dans notre travail et dans notre sueur qu’on habite. Ces centaines de millions de tonnes de béton et de mortier, coulées depuis plus de cinquante ans, c’est nous qui les avons étalées, portées avec des seaux, trainées d’un endroit à l’autre et bien souvent remuées avec nos bras.

Bon, alors : les écoles ne sont pas comme les temples qu’il faut garder fermés et intouchables en dehors des cérémonies et des temps de cultes. Les écoles sont des équipements publics destinés à l’instruction, quand elles ne servent pas pour les enfants, c’est-à-dire le soir, les weekends et pendant les vacances scolaires elles doivent pouvoir nous servir à ces choses élémentaires qu’on ne rencontre pas ici : apprendre notre langue d’origine, l’histoire de l’immigration et de notre arrivée ici, l’histoire de nos pays d’origine et de nos parents, notre histoire en définitive.

D’abords il nous faudra prendre contact avec les responsables de ces écoles pour connaitre les emplois du temps, les moments où les locaux sont disponibles. Pas question de déranger l’enseignement des enfants.

Ensuite, il nous faudra trouver nos propres enseignants pour nous apprendre ce que nous ignorons et qui nous est précieux. Nous devrons les chercher soit parmi les anciens qui nous semblent vraiment de bonne foi, soit parmi les  professeurs existants qui seront aptes et d’accord pour le faire sans être payés, soit parmi les jeunes nés ici et ayant reçu une instruction assez poussée sur ces choses, soit encore parmi ceux qui vient en Afrique, au Maghreb ou dans n’importe lequel de nos pays d’origine.

Enfin, nous ferons un programme, nous bâtirons un emploi du temps de tous ces enseignements et de ces discussions. Un vrai programme ouvert à tous sans exception, avec des cours de langue, des cours de géographie, des conférences sur l’architecture, l’urbanisme, la pédagogie et l’histoire des sciences ; surtout un enseignement de l’histoire véritable des civilisations, de la formation des pays, des nations, une histoire claire et contradictoire si c’est possible du colonialisme, avec une version et son contraire. Il nous faut surtout comprendre et connaitre le colonialisme et la décolonisation, celle des grands chefs nationalistes, indépendantistes, révolutionnaires, lire leurs écrits, connaitre leur pensée. Il nous faut savoir tout cela pour savoir qui nous sommes, d’où nous venons, et ce qui nous a amenés là. Il nous faudra savoir aussi dans quels livres aller chercher tout ce qui nous concerne.

Et maintenant, je vous laisse deviner l’effet que tout cela pourra avoir sur les enfants, sur nos enfants qui vont à l’école dans ces écoles-là ; je vous laisse deviner l’effet que cela leur fera le fait que nous autres nous soyons là aussi, comme eux, à apprendre et discuter pour reprendre confiance en nous et retrouver une dignité pour parler clairement et fièrement de qui nous sommes

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