ANDRÉ MIGUEL
–Bernard Noël, je vous cite : « L’écriture est l’instrument qui toujours porte à faux. Et ma vie, dont c’est la seule permanence, porte pareillement à faux… La poésie met des mots sur le rythme en moi de la vérité… » Poésie, dialectique du faux et du vrai? Poésie, « vérité » interprétée au sens nietzschéen ?
–L’écriture occulte la différence, du moins dans son élan : elle choisit ce qui m’est semblable. Quand j’écrivais ce que vous citez, je croyais à l’existence d’un SENS – d’une vérité toujours dérobée, mais capable d’une aimantation généralisée. Cette vérité, j’ai entrevu un jour qu’elle se confondait avec ma mort, et donc que son « rythme en moi » était celui-là même de mon usure. Qu’ai-je écrit dès lors ? A la fois ma mort et ma vie, frappé d’ailleurs du léger déplacement qu’il suffit d’opérer entre le mot et la mort pour tomber de l’un dans l’autre. Ainsi n’y a-t-il plus ni vrai ni faux, mais une très sincère comédie entre Je et l’Autre, la pratique de la métaphore ayant fini par me donner le goût de la transposition. Donc pas plus d’« authenticité » que de « vérité », mais une perpétuelle danse autour de cette énigme centrale qu’est la vie. Et comme cette énigme ne cesse de nous mettre à la question de mille façons, nous voici contraints d’inventer même l’infini, car seul l’infini est à la dimension de cette perpétuelle mise à la question. Quand je dis « danse », c’est bien sûr au sens nietzschéen, et en pensant qu’un livre ne nous fait advenir à nous-mêmes que légèrement (chose qui n’empêche pas la gravité).
–L’écriture fragmentaire, telle que vous l’aimez, est-ce un travail intellectuel, à froid, ou est-ce une révélation spontanée. Ou les deux ? « J’écoute, je ne dirige rien », avez-vous écrit. Vous parlez aussi de rupture, d’« à vif ». Croyez-vous que cette rupture doive se marquer dans la disposition des vers, dans leur figure graphique?
–L’écriture est un travail, mais reste à savoir sur quoi. Un travail pas seulement sur la langue, mais sur le corps. Je crois que l’écriture est la pensée du corps. Cela est plus facile à dire qu’à décrire. Mon écriture consiste justement à travailler à cette description. J’en suis donc réduit à renvoyer à ce travail. Je n’aime pas plus une écriture fragmentaire qu’une écriture « globalisante », mais sans doute ai-je cru, un temps, que le fragment était plus près du vrai – plus près parce que l’à-pic sur lequel il s’achève est à l’image de la vie coupée net par la mort. Quant aux poèmes, si j’y pratique systématiquement la rupture, c’est pour la même raison, mais également par dérision à l’égard du sens et de tout l’ancien arsenal métaphysique (en particulier celui dont j’ai hérité et que j’ai cultivé). Cette rupture, il n’est pas nécessaire de la marquer typographiquement pour la faire exister vivement. On a beaucoup abusé des blancs : les blancs ne suffisent pas plus à faire un poème que quatorze vers ne suffisaient à faire un sonnet. Et cependant, la disposition graphique est importante, pour l’oeil et, à la lecture, pour l’oreille, car le texte poétique est musique et dessin (image). Je ne suis même pas loin de penser que le poème est un idéogramme – une série d’idéogrammes discrets. En tout cas, pour être, la poésie doit avoir une existence organique, donc disposer d’un organisme différencié.
–Le regard poétique, l’« oeil » immense? Comment le poète Bernard Noël voit-il?
–Le regard poétique, c’est sans doute le moment où tout le corps devient chambre noire. Je sais que je n’écris rien qui ne soit passé d’abord par cette chambre, avant de se développer en mots. Je n’écris d’ailleurs rien sans le voir d’abord, à tel point que l’écriture est une espèce de traduction du regard, mot à mot. Mon travail : un travail sur l’image dans et à travers le corps.
–Vous refusez tout système. Vous refusez donc que la poésie soit un savoir.
–Je ne refuse rien : je regarde. Et ainsi, j’apprends – j’apprends qu’il n’y a rien à savoir. Mais comme les cercles que font les mots à la surface du vide sont beaux ! On dirait qu’ils font respirer ce vide, qu’ils l’animent. Et que le savoir se lève, tout à coup, comme la lune sur la mer…
–Vous croyez à la profondeur, à l’expérience intérieure, comme Georges Bataille que vous admirez. Ne craignez-vous pas qu’on vous reproche d’être « idéaliste », d’être mystique ? On a accusé André Breton d’idéalisme, mais ne pourrait-on en faire autant en ce qui concerne Bataille ?
– Je disais que la métaphore m’avait enseigné la transposition, il me faut ajouter que la transposition m’a enseigné la réversibilité. Qu’est-ce à dire ? Hé bien, par exemple, qu’il n’y a pas de différence essentielle entre l’expérience intérieure, qui vise à mettre au jour le dedans, et l’exhibitionnisme. Par ailleurs, si je dis que l’écriture est la pensée du corps, c’est sans doute que je crois à sa matérialité – et à la matérialité de la pensée. Qu’importe donc qu’on me traite d’idéaliste ? Idéalisme et matérialisme sont également des non-sens : en fait, le résidu d’un dualisme et d’un manichéisme que j’abhorre pareillement. Bataille a parlé des surréalistes comme d’« emmerdeurs idéalistes » ; Breton a accusé Bataille de prôner un « matérialisme antidialectique » et de se repaître d’immondices… Tout cela est bien lointain. On peut se faire les dents sur les curiosités historiques, mais on ne saurait s’en nourrir. Ceux qui traitent les autres d’« idéalistes » ou de « matérialistes » parlent comme si, hors de leur église, il n’y avait pas de salut. Quel confort ! Bataille a dévoyé le sens du mot « mystique », et c’est cela qui m’intéresse, quitte à me retrouver en des lieux bien ambigus.
–Le sacré est-il nécessairement obscène ? Le poète, est-ce celui qui a peur ? Pourtant le tragique sérieux ne résiste pas à l’interrogation de l’écriture?
–Qui voudrait que le sacré soit obscène ? Pour ma part, je crois qu’il est monstrueux. Pourquoi ? parce qu’il est le résultat d’une hybridation entre la sexualité et l’imagination, entre la conscience de la mort et le désir de durer. Et vous savez que les hybrides sont des monstres, c’est-à-dire des créations non naturelles. Le poète crée peut-être des monstres pour se faire peur, ou plutôt pour se mettre en présence de l’excès. Je crois volontiers que l’excès est tragique, mais d’un tragique léger car il opère la mise à nu. Alors, il ne reste plus qu’à rire comme un fou, ainsi qu’il arrive à ceux qu’on a trop souvent ou trop longuement soumis à la question.
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