"Demain, c'est Noël. Qu'est-ce que ça veut dire? Maintenant c'est la mémoire qui va s'y mettre sérieusement; si la mémoire n'existait pas, il n'y aurait pas de camp de concentration. Et il ne manquait plus que ça, maintenant, qu'on entende «Noël,. entre les planches des chiottes, à piétiner la merde. Eux aussi disent « Weihnachten » et on est toujours en zébré. Cette nuit, il y aura peut-être trêve des fours à Auschwitz? Cette nuit de l'année serait la nuit de leur conscience ? La boule de pain pour quatre, peut-être la boule pour deux, ou pourquoi pas, la boule pour un ? La boule de leur frousse, la boule pour un et la trêve des fours. Leur conscience festoie peut-être ce soir: «Ce soir on ne tue pas. Non, pas ce soir. » Jusqu'à demain. Ce soir, les kapos des fours se saoulent, ce soir tout le monde chante sur toute la terre, même à Auschwitz? La boule pour un, la réconciliation universelle, l'unité du genre humain accomplie, ce soir tout le monde va donc rigoler ou pleurer pour la « même» chose! Honteuse attente. Merde vraie, chiottes vraies, fours vrais, cendres vraies, vraie vie d'ici. On ne veut pas pour ce jour être plus hommes que la veille et le lendemain. "
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
samedi 31 décembre 2022
L espèce humaine. Par Robert Antelme
"C'est la fin du dimanche. Tout à l'heure. le Français qui se tord au revier sera mort. Il échappe à la marche de la semaine qui commence demain matin. Cela ne le concerne plus. On lui fout la paix. On peut être tenté de comprendre ceux qui se sont jetés sur les barbelés électrifiés. Autant pour retirer au SS ce qu'il a dans les mains que pour cesser de souffrir. Le mort est plus fort que le SS. Le SS ne peut pas poursuivre le copain dans la mort. Encore une fois, le SS est obligé de faire trêve. Il touche une limite. Il y a des moments où l'on pourrait se tuer, rien que pour forcer le SS, devant l'objet fermé qu'on serait devenu, le corps mort qui lui tourne le dos, se fout de sa loi, à se heurter à la limite. Le mort va être aussitôt plus fort que lui, comme les arbres sont plus forts, et les nuages, les vaches, ce qu'on appelle les choses et qu'on ne cesse pas d'envier. L'entreprise des SS ne se risque pas jusqu'à nier les pâquerettes des prés. La pâquerette se fout de leur loi, comme le mort. Le mort n'offre plus prise. S'ils s'acharnaient sur sa figure, s'ils coupaient son corps en morceaux, l'impassibilité même du mort, son inertie parfaite leur renverraient tous les coups qu'ils lui donnent. C'est pourquoi on n'a pas toujours peur absolument de mourir. Il y a des moments où, par brusque ouverture, la mort apparaît juste comme un moyen simple, de s'en aller d'ici, tourner le dos, s'en foutre".
"Mais l'expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance. Elle n'est autre aussi que l'extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est: d'abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l'entretenir. en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l'opprimé et du même coup le justifie, lui. D'autre part, la revendication - dans l'acharnement à manger pour vivre - des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d'ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive. "
vendredi 30 décembre 2022
Mont-oriol. Par Guy de Maupassant
"Elle ne comprenait pas qu’il était, cet homme, de la race des amants, et non point de la race des pères. Depuis qu’il la savait enceinte, il s’éloignait d’elle et se dégoûtait d’elle, malgré lui. Il avait souvent répété, jadis, qu’une femme n’est plus digne d’amour qui a fait fonction de reproductrice. Ce qui l’exaltait dans la tendresse, c’était cet envolement de deux cœurs vers un idéal inaccessible, cet enlacement de deux âmes qui sont immatérielles, c’était tout le factice et l’irréalisable mis par les poètes dans la passion. Dans la femme physique, il adorait la Vénus dont le flanc sacré devait conserver toujours la forme pure de la stérilité. L’idée d’un petit être né de lui, larve humaine agitée dans ce corps souillé par elle et enlaidi déjà, lui inspirait une répulsion presque invincible. La maternité faisait une bête de cette femme. Elle n’était plus la créature d’exception adorée et rêvée, mais l’animal qui reproduit sa race. Et même un dégoût matériel se mêlait en lui à ces répugnances de l’esprit."
mercredi 28 décembre 2022
Essais. T 1. De Montaigne
1. Ciceron dit que philosopher n’est autre chose que de se preparer `a la mort. C’est qu’en effet, l’etude et la contemplation retirent en quelque sorte notre ame en dehors de nous, et l’occupent `a part de notre corps, ce qui constitue une sorte d’apprentissage de la mort et offre une certaine ressemblance avec elle. C’est aussi que toute la sagesse et le raisonnement du monde se concentrent en ce point: nous apprendre `a ne pas craindre de mourir.
10. Et par consequent, si elle nous fait peur, c’est un sujet de tourment continuel, qu’on ne peut soulager d’aucune facon. Il n’est pas d’endroit ou elle ne puisse nous rejoindre. Nous pouvons tourner la tete sans cesse d’un cote et de l’autre, comme en pays suspect: « c’est le rocher qui est toujours suspendu sur la tete de Tantale ».
14. Ce n’est pas ´etonnant s’il est si souvent pris au piege. On fait peur aux gens rien qu’en appelant la mort par son nom, et la plupart se signent en l’entendant, comme s’il s’agissait du nom du diable. Et parce qu’il figure dans les testaments, ils ne risquent pas d’y mettre la main avant que le medecin ne leur ait signifie leur fin imminente. Et Dieu sait alors, entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous l’affublent!
15. Parce que cette syllabe frappait trop durement leurs oreilles, et que ce mot leur semblait mal venu, les Romains avaient appris `a l’adoucir ou `a le delayer en periphrases. Au lieu de dire: « il est mort », ils disent: « il a cesse de vivre » ou encore: « il a vecu ». Pourvu que ce soit le mot « vie » qu’ils emploient, fut-elle passee, ils sont rassures. Nous en avons tire notre expression « feu Maıtre Jean ».
26. Puisque nous ne savons pas ou la mort nous attend, attendons-la partout. Envisager la mort, c’est envisager la liberte. Qui a appris `a mourir s’est affranchi de l’esclavage. Il n’y a rien de mal dans la vie, pour celui qui a bien compris qu’en ˆetre prive n’est pas un mal. Savoir mourir nous affranchit de toute sujetion ou contrainte. Paul-Emile repondit `a celui que le miserable roi de Macedoine, son prisonnier, lui envoyait pour le prier de ne pas le faire defiler dans son triomphe: « Qu’il s’en fasse la requete `a lui-meme! ».
31 Je suis pour l’heure dans un ´etat tel, Dieu merci, que je puis m’en aller quand il lui plaira, sans regretter quoi que ce soit1. Je d´enoue tout ce qui m’attache: mes adieux sont presque faits, sauf pour moi. Jamais homme ne se prepara `a quitter le monde plus simplement et plus completement, et ne s’en detacha plus universellement que je ne m’efforce de le faire. Les morts les plus mortes sont les plus saines.
Lignes N° 69 : Logiques du conspirationnisme
Lignes est une collection dirigée par Michel Surya
Article: Gauche: Lost in conspiracy de dévoiements "républicains" en dérives insoumises
"L'état des gauches face à la brume conspirationniste qui s'étend aujourd'hui dans les usages publics de la critique sociale et politique ressemble à ces figures de notre trouble cinématographique. L'hypercriticisme complotiste, que de plus en plus de locuteurs confondent avec la posture critique associée historiquement à la gauche et à la théorie critique, celle qui met en cause les dynamiques impersonnelles des rapports de domination ( capitalisme et rapports de classe, domination masculine, postcolonialisme et racisme, hétérosexisme, etc), participe des dérèglements confusionnistes qui aujourd'hui favorisent l'extrême droitisation idéologique".
"Cette alchimie rhétorique retrouve de la vigueur aujourd'hui à l'extrême droite et à...gauche. Pierre Bourdieu a dessiné un espace sociologique particulièrement accueillant pour le ressentiment: l'entre-deux social des couches moyennes. Ces secteurs sociaux porteraient tendanciellement "aux manipulations et aux impostures l'attention soupçonneuse du ressentiment", "dans le remâchement et la rumination des scandales et des complots". Justement la composition sociale de La France Insoumise indique une forte surreprésentation des cadres et professions intellectuelles et artistiques ainsi que des professions intermédiaires, le coeur largement majoritaire du mouvement, et une importante sous-représentation des ouvriers et des employés, une petite minorité, en contradiction avec l'hypertrophie du "populaire " dans les discours Insoumis. Du côté de l'électorat de Jean-Luc Mélenchon lors de la présidentielle de 2022, on trouve aussi une part importante de membres des couches moyennes "déclassés", c'est-à-dire caractérisés par un niveau de diplôme supérieur à leur situation professionnelle. Un des tendances socio-politiques à l'œuvre parmi les Insoumis consisterait alors pour des secteurs des couches moyennes salariées à parler à la place et pour les milieux populaires sous le filtre d'un ressentiment petit-bourgeois. La stratégie en direction des électeurs du Rassemblement national un temps suivi par Mélenchon, puis abandonnée par lui, mais qui continue à être revendiquée par François Ruffin, dite des "fâchés pas fachos" a représenté un mement d'expression spécialement intense de cette tendance."/
MUTINERIE (MUTINS, MUTINES) Subst. f. et m. encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Mutin vient du vieux
français meute ou muete : trouble, insurrection. Familièrement, ce mot signifie
espiègle, vif (enfant mutin) ; mais nous retiendrons surtout ici le sens
d'insoumis, de rebelle, de révolté ou porté à la révolte (les mutins de Calvi).
Se mutiner : s'insurger, se révolter (le peuple est lent à se mutiner). Le nom
de mutiné a été donné, dans les Pays-Bas, au XVIème siècle, aux soldats
espagnols qui se révoltaient pour obtenir le paiement de leur solde arriérée. Ces
révoltes revêtaient le caractère de véritables grèves militaires. Répudiant
leurs chefs ordinaires, les mutinés choisissaient parmi eux celui qui devait
les commander. L'élu (électo) soutenait devant les autorités les revendications
des troupes mécontentes. Bientôt les mutinés voulurent s'indemniser eux-mêmes.
Les Flamands achetèrent leur retraite, en 1606, moyennant 400.000 écus... Des
sens divers de mutinerie (où nous retrouvons : caractère espiègle, tournure
vive, physionomie éveillée, etc.), nous intéresse surtout : mouvement, sédition
de mécontents, explosion plus ou moins concertée de révolte qui affecte, en
général, les milieux militaires. L'histoire est parsemée de ces gestes qui ont
leur source dans des compressions maladroites ou excessives, des manquements
aux promesses, des abus de pouvoir on de discipline coïncidant avec des
périodes de lassitude, de surexcitation, où les hommes, excédés, se laissent
plus facilement gagner par l'effervescence. Simples sursauts de mécontentement,
au début, les mutineries sont presque toujours à l'aube des révolutions.
Dignité humaine qui se réveille, lueurs qui montent au sein de la conscience
populaire, elles animent souvent d'un frémissement les mutineries et idéalisent
jusqu'à celles qui n'ont à leur base que les plaintes d'un corps affamé et des
revendications matérielles. Rien ne dira mieux avec quel esprit nous les
abordons et les enseignements que nous entendons en dégager que la narration,
en bref, de quelques mutineries caractéristiques. Nous ne remonterons pas aux
séditions guerrières qui ont pu troubler les tribus primitives, nous ne
regagnerons même pas l'antiquité qui vit des rebellions d'esclaves, des
soulèvements de barbares et de vaincus enrôlés, des insurrections de bandes
mercenaires. Nous prendrons des exemples modernes, des actes qui sont à peine
du passé, dont la secousse a marqué sa trace dans la mémoire des dernières
générations... Si elle peut être le premier acte de l'insurrection, comme
l'émeute prélude d'ordinaire aux révolutions, la mutinerie ne s'accompagne pas
toujours d'une pensée d'émancipation, à quelque égard pour nous sympathique. Il
est des mutineries qui furent des gestes de réaction, telles celles des
galonnés cléricaux criant au martyre du clergé lors des inventaires consécutifs
de la loi de séparation et des expulsions de congréganistes, sous le ministère
Combes. Sous la Révolution française, la Vendée, fanatisée par les prêtres et
les nobles, se mutina et fit une guerre obstinée et parfois sanglante de
guérillas au nouveau régime. * * * Les mutineries abondent pendant la grande
Révolution. C'est par une mutinerie militaire que le Peuple de Paris, en 1780,
s'émut au point que, sur une motion votée au Palais-Royal (dont le jardin était
la salle des Assemblées populaires), les prisons de l'Abbaye avaient été
forcées, et les grenadiers des gardes françaises enfermés pour avoir refusé de
tirer sur le peuple, avaient été délivrés et ramenés en triomphe. Cette émeute
n'eut pas de suite. Une députation sollicita en faveur des prisonniers
l'intérêt de l'Assemblée Constituante ; celle-ci les recommanda à la clémence
du roi. Et ces grenadiers s'étant remis en prison reçurent leur grâce. Mais ce
régiment, l'un des plus complets et des plus braves, était devenu favorable à
la cause du peuple. Cela se passait aux premiers jours de juillet. Le 12,
alarmées par la nouvelle du renvoi de Necker, plus de 10.000 personnes s'assemblaient
de nouveau au Palais-Royal. Monté sur une table, un pistolet à la main, Camille
Desmoulins les exhorte à soutenir le ministre déchu. « Citoyens, s'écrie-t-il,
il n'y a plus un moment à perdre ; le renvoi de Necker est le tocsin d'une
Saint-Barthélemy de patriotes, ce soir même tous les bataillons suisses et
allemands sortiront du Champ de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu’une
ressource, c'est de courir aux armes! »... Excitée par cette harangue hardie,
la foule se répand dans les rues, réclamant le rappel du ministre réformateur
Elle est assaillie par un détachement du Royalbustes de Necker et du duc
d'Orléans et qu’elle a déjà gagné à elle le guet à cheval rencontré sur sa
route et qui lui sert à présent d’escorte (autre mutinerie). Dispersée, celle
foule se divise : une partie, sur la place Louis XV, est à nouveau attaquée par
les dragons du prince de Lambèse et poursuivie dans le Jardin des Tuileries.
Sabres au clair, les dragons frappent et tuent manifestants ou promeneurs. Le
cri : « Aux armes! » retentit alors dans les faubourgs comme au Palais-Royal.
Voici comment Mignet décrit la mutinerie des gardes françaises : « Le régiment
des gardes françaises était, nous l'avons dit, bien disposé pour le peuple :
aussi l'avait-on consigné dans ses casernes. Le prince de Lambesc, craignant,
malgré cela, qu'il ne prit parti, donna ordre à soixante dragons d'aller se
poster en face de son dépôt, situé dans la Chaussée-d'Antin. Les soldats des
gardes, déjà mécontents d'être retenus comme prisonniers, s'émeuvent à la vue
de ces étrangers, avec lesquels ils avaient eu une rixe peu de jours
auparavant. Ils voulaient courir aux armes, et leurs officiers eurent beaucoup
de peine à les retenir en employant tour à tour les menaces et les prières.
Mais ils ne voulurent plus rien entendre lorsque quelques-uns des leurs vinrent
annoncer la charge faite aux Tuileries et la mort d'un de leurs camarades. Ils
saisirent leurs armes, brisèrent les grilles, se rangèrent en bataille à
l’entrée de la caserne, en face des dragons et leur crièrent : «Qui vive? -
Royal-Allemand. - Etes-vous pour le Tiers-Etat? - Nous sommes pour ceux qui
nous donnent des ordres ». Alors les gardes-françaises firent sur eux une
décharge qui leur tua deux hommes, leur en blessa trois et les mit en fuite.
Elles s’avancèrent ensuite au pas de charge et la baïonnette en avant jusqu'à
la place Louis XV, se placèrent entre les Tuileries et les Champs-Elysées, le
peuple et les troupes, et gardèrent ce poste pendant toute la nuit. Les soldats
du Champ-de-Mars reçurent aussitôt l'ordre de s'avancer. Lorsqu'ils furent
arrivés dans les ChampsElysées, les gardes-françaises les reçurent à coups de
fusil. On voulut les faire battre, mais ils refusèrent : les Petits-Suisses
furent les premiers à donner cet exemple, que les autres régiments suivirent.
Les officiers, désespérés, ordonnèrent la retraite. La défection des
gardes-françaises et le refus des troupes étrangères de marcher sur la capitale
firent échouer les projets de la cour contre le peuple ». Une mutinerie
militaire, en pareil cas, se transforme vite en fraternisation... Pour la prise
de la Bastille, le surlendemain, c'est encore aux mutins des gardes-françaises
qu’on dut le succès, puisque, suivant Mignet : « il y avait plus de quatre
heures qu'elle était assiégée, lorsque les gardes- françaises survinrent avec
des canons. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même
pressa le gouverneur de se rendre. Le malheureux Delaunay, craignant le sort
qui l'attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s'ensevelir sous ses
débris et ceux du faubourg. Il s'avança en désespéré, avec une mèche allumée à
la main, vers les poudres. La garnison l'arrêta elle-même, arbora pavillon
blanc sur la plate-forme et renversa ses fusils, canons en bas, en signe de
paix. Mais les assaillants combattaient et s'avançaient toujours en criant :
Abaissez les ponts! A travers les créneaux, un officier suisse demanda à
capituler et à sortir avec les honneurs de la guerre. - Non, non! s'écria la
foule. Le même officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait
la vie sauve. - Abaissez les ponts! lui répondirent les plus avancés des
assaillants ; il ne vous arrivera rien. Sur cette assurance, ils ouvrirent la
porte, abaissèrent le pont, et les assiégeants se précipitèrent dans la Bastille.
Ceux qui étaient en tête essayèrent de sauver le gouverneur, les Suisses et les
invalides, mais la foule criait : Livrez-nous les, ils ont fait feu sur les
concitoyens, ils méritent d'être pendus! » * * * Empruntons à Ange Pitou, le
roman de Dumas père, ces pages qui dépeignent, en traits suggestifs, l'éclosion
de la mutinerie des gardes qui précéda la prise de la Bastille (Chap. XI - La
nuit du 12 au 13 juillet) : « La rue avait d'abord paru vide et déserte à
Billot et à Pitou, parce que les dragons, s'engageant à la poursuite de la
masse des fuyards, avaient remonté le marché Saint-Honoré et s'étaient répandus
dans les rues Louis-le-Grand et Gaillon ; mais à mesure que Billot s'avançait
vers le Palais-Royal en rugissant instinctivement et à demi-voix le mot
vengeance, des hommes apparaissaient au coin des rues, à la sortie des allées,
au seuil des portes cochères qui, d'abord muets et effarés, regardaient autour
deux, et assurés de l'absence des dragons, faisaient cortège à cette marche
funèbre, en répétant d’abord à demi-voix, ensuite tout haut, enfin à grands
cris, le mot : Vengeance! Vengeance! » La soldatesque criminelle s'était
dispersée au loin. Billot allait toujours, tenant dans ses bras le Savoyard
sans mouvement. Derrière lui venait Pitou, le bonnet de la victime à la main...
Ils arrivèrent ainsi, funèbre et effarante procession, sur la place du
Palais-Royal, où tout un peuple ivre de colère, tenait conseil, et sollicitait
l'appui des soldats français contre les étrangers... Qu'est-ce que c'est que
ces hommes en uniforme? demanda Billot en arrivant sur le front d'une compagnie
qui se tenait l’arme au pied, barrant la place du Palais-Royal, de la grande
porte du château à la rue de Chartres. - Ce sont les gardes-françaises!
crièrent plusieurs voix. - Ah ! dit Billot, en s'approchant et en montrant aux
soldats le corps du Savoyard, qui n'était plus qu'un cadavre. Ah ! vous êtes
Français et vous nous laissez égorger par des Allemands!... Les
gardesfrançaises firent, malgré elles, un mouvement eu arrière. - Mort!
murmurèrent quelques voix dans les rangs. - Oui, mort ! Mort assassiné, lui et
bien d'autres. - Et par qui? - Par les dragons du Royal-Allemand. N'avez-vous
donc pas entendu les cris, les coups de feu, le galop des chevaux? - Si fait!
Si fait! criaient deux ou trois cents voix ; on égorgeait le peuple sur la
place Vendôme. - Et vous êtes du peuple, mille dieux! s'écria Billot, en
s'adressant aux soldats ; c'est donc une lâcheté à vous de laisser égorger vos
frères! - Une lâcheté! murmurèrent quelques voix menaçantes dans les rangs. –
Oui, une lâcheté! Je l'ai dit et je le répète. Allons, continua Billot, en
faisant trois pas vers le point d où étaient venues les menaces ; n'allez-vous
pas me tuer, moi, pour prouver que vous n'êtes pas des lâches ? - Eh ! bien,
c'est bon... c'est bon... dit un des soldats ; vous êtes un brave, mon ami,
mais vous êtes bourgeois, et vous pouvez faire ce que vous voulez ; mais le
militaire est soldat et il a une consigne. - De sorte, s'écrie Billot, que si
vous receviez l'ordre de tirer sur nous, c'est-à-dire sur des hommes sans
armes, vous tireriez, vous les successeurs des hommes de Fontenoy, qui rendiez
des points aux Anglais en leur disant de faire feu les premiers! - Moi, je sais
bien que je ne ferais pas feu, dit une voix dans les rangs. - Ni moi, ni moi,
répétèrent cent voix. - Alors, empêchez donc les autres de faire feu sur nous, dit
Billot. Nous laisser égorger par les Allemands, c'est exactement comme si vous
nous égorgiez vous-mêmes! » - Les dragons! les dragons! crièrent plusieurs voix
en même temps que la foule, repoussée, commençait à déborder sur la place, en
fuyant par la rue Richelieu. Et l’on entendait, encore éloigné, mais se
rapprochant, le galop d'une lourde cavalerie retentissant sur le pavé. - Aux
armes! Aux armes! criaient les fuyards. - Mille dieux! dit Billot, tout en
jetant à terre le corps du Savoyard qu'il n'avait pas encore quitté,
donnez-nous vos fusils, au moins, si vous ne voulez pas vous en servir. - Eh!
bien, si fait, mille tonnerres! nous nous en servirons, dit le soldat auquel
Billot s'était adressé, en dégageant des mains du fermier son fusil que l'autre
avait déjà empoigné. Allons, allons, aux dents la cartouche! et si les
Autrichiens disent quelque chose à ces braves gens, nous verrons. - Oui, oui,
nous verrons, crièrent les soldats, en portant leur main à leur giberne et la
cartouche à leur bouche. - Oh! tonnerre! s'écria Billot piétinant, et dire que
je n'ai pas pris mon fusil de chasse. Mais il y aura peut-être bien un de ces
gueux d'Autrichiens de tué, et je prendrai son mousqueton. - En attendant, dit
une voix, prenez cette carabine, elle est toute chargée ». Et, en même temps,
un homme inconnu glissa une riche carabine aux mains de Billot. Juste à ce
moment, les dragons débouchaient sur la place, bousculant et sabrant tout ce
qui se trouvait devant eux. L'officier qui commandait les gardesfrançaises fit
quatre pas en avant. - Holà ! Messieurs les dragons, cria-t-il, halte-là! s'il
vous plaît. Soit que les dragons n’entendissent pas, soit qu'ils ne voulussent
pas entendre, soit enfin qu'ils fussent emportés par une course trop violente
pour s'arrêter, ils voltèrent sur la place par demi-tour à droite, et
heurtèrent une femme et un vieillard qui disparurent sous les pieds des chevaux.
- « Feu donc! feu! » s'écria Billot : il était près de l'officier, on put
croire que c'était l'officier qui criait. Les gardes-françaises portèrent le
fusil à l'épaule, ils tirèrent un feu de file qui arrêta court les dragons. « -
Eh ! Messieurs les gardes, dit un officier allemand, s'avançant sur le front de
l'escadron en désordre, savez-vous que vous faites feu sur nous? Pardieu! si
nous le savons, dit Billot. » Et il fit feu sur l'officier qui tomba. Alors les
gardes-françaises firent une seconde décharge, et les Allemands, voyant qu'ils
avaient à faire, cette fois, non plus à des bourgeois fuyant au premier coup de
sabre, mais à des soldats qui les attendaient de pied ferme, tournèrent bride,
et regagnèrent la place Vendôme au milieu d'une si formidable explosion de
bravos et de cris de triomphe, que bon nombre de chevaux s'emportèrent et
s'allèrent briser la tête contre les volets fermés. - Vivent les
gardes-françaises! cria le peuple. patrie! cria Billot. - Merci, répondirent
ceux-là, nous avons vu le feu et nous voilà baptisé... Après cela, la foule
s'en fut piller les armuriers. Quelqu'un s'est écrié : Courons aux Invalides,
il y a vingt mille fusils et d'autres armes! A l'Hôtel de Ville! s'exclament
d'autres, il y a des armes aussi! Et le Peuple, vite armé, marcha sur la
Bastille ». C'est à dessein que j'ai pris le récit d'une mutinerie dans l'œuvre
d'un romancier comme Alexandre Dumas, qui ne peut être taxé d'avoir voulu
servir, à sa manière, la cause révolutionnaire. Cet épisode correspond assez exactement
à l'état d'esprit du peuple de 1789, à la veille du 14 juillet. Et il est à
remarquer que souvent les écrivains romanciers, avec leur imagination, ont
l'art de dépeindre des événements historiques par des détails plus exacts, plus
véridiques, plus vivants que ne le font ordinairement les historiens, si
réputés soient-ils. * * * Chaque révolution apporterait suffisamment d'exemples
à l'appui de ce que j'ai avancé, à savoir : qu'une mutinerie militaire est très
souvent le prélude d’événements considérables. Les faits cités pour la
Révolution de 1789, se sont renouvelés pour la Révolution de 1830, où les
jeunes gens des écoles militaires eux mêmes se sont mêlés aux gens du peuple
défendant leurs barricades. La révolution de 1848 eut bien aussi, quoique moins
connus, quelques épisodes de mutineries militaires. Quant à la Révolution de
1871, nous ne pouvons oublier que ce fut la mutinerie du 88ème de ligne qui, le
18 mars, à Montmartre, donna naissance à la Commune. Très brièvement, narrons
les faits : - Dans la nuit du 17 au 18 mars, le général Lecomte, à la tête de
gendarmes et de policiers déguisés, se glissant comme des bandits à travers les
rues de Paris, devait s'emparer des canons de la garde nationale. Ce
guet-apens, qui avorta, eut pour conséquence que le 18 mars 1871, à la première
heure, Paris fut réveillé pur ce coup de tonnerre : Vive la Commune! Dès sept
heures et demie, le tocsin sonnait, les tambours battaient la générale, et les
clairons se faisaient entendre sur la Butte en émoi. Policiers et gendarmes
avaient ordre de faire feu sur quiconque résisterait à leur tentative. Les
compagnies de gardes nationaux alertés se réunissaient à la hâte sur les points
divers de Montmartre. La foule constamment s'augmentait de femmes, d'enfants,
de badauds pour assister à cet enlèvement des canons que le peuple lui-même
avait hissés sur la Butte, à l'annonce de l’entrée de l'armée allemande à
Paris. Vers sept heures un quart, une véritable barricade humaine s'était
formée entre les soldats et la garde nationale armée et décidée à la
résistance. Situation grave. Le général Lecomte avait compris, trop lard, le
danger d'un tel contact. Déjà la foule, mêlée à une compagnie du 88ème de
ligne, exhortait les soldats à faire cause commune avec elle. La situation
était devenue désastreuse pour le général qui voyait ses hommes entourés d e
toutes parts et semblant déjà fraterniser. Devant cette mutinerie naissante, il
ordonne aux soldats de charger. Gardiens de la paix, gardes républicains et
gendarmes se préparaient à obéir, mais les soldats, auxquels s'était mêlée plus
intimement la foule, étaient fort hésitants. Les femmes leur criaient : « Est-ce
que vous tirerez sur nous, sur vos frères, sur nos maris, sur nos enfants? »
Les officiers menacèrent les soldats, mais ils furent aussitôt entourés et
injuriés par les femmes. C'est alors que les soldats du 88ème de ligne, mettant
crosses en l'air, fraternisèrent avec les gardes nationaux. Et la foule,
frénétiquement, cria « Vive la ligne! A bas Vinoy! A bas Thiers! » - Enfin, le
général Lecomte qui avait reçu l'ordre de prendre les canons aux gardes
nationaux fut désarmé par ses propres soldats et collé au mur, ainsi que le
général Clément Thomas qui avait fait fusiller la foule en 1848. La mutinerie
du 88ème de ligne fut le baptême de la Commune. Le geste du 18 mars 1871 ne se
renouvela malheureusement pas en mai et la Commune fut vaincue (voir Commune).
Mais nous ne pouvons tout citer et la nécessité d'abréger nous oblige à passer
sous silence des épisodes édifiants, des mutineries éparses à travers un
demisiècle des régimes les plus divers et faussement prometteurs de justice.
Combien, en France et ailleurs, de mutineries dont la presse stylée par ceux,
maîtres et possédants, qui redoutaient la contagion, s'est bien gardée de se
faire l'écho! * * * La guerre russo-japonaise ne nous a guère fourni d’exemples
sérieux de mutineries militaires, mais il est certain qu'il s'en produisit de
part et d’autre. Ces deux peuples aux prises n'ont pas été sans avoir, çà et
là, quelques sursauts de conscience et des manifestations plus ou moins
étendues d'indiscipline. Cette guerre, terminée par le triomphe des troupes et
de la stratégie nipponnes sur l'armée et la flotte du tsar, commença la
révolution russe. Plus que jamais, l'esprit de révolte planait sur la terre de
Russie. Une profonde et mystérieuse transformation s'accomplissait dans les
cœurs et les cerveaux innombrables du peuple russe ; Les mêlées atroces avaient
donné le mépris du danger à ceux qui les avaient affrontées pour rien et les
disposaient à les affronter pour quelque chose. C'est alors que se dessinèrent
les formidables mouvements populaires, pacifiques, de 1905. En juin, éclata le
mémorable élan du Potemkine. L'exemple en fut salutaire et contagieux puisqu'il
suscita contre la tyrannie les mutineries magnifiques de la flotte rouge. Sans
nous étendre outre mesure sur les événements de 1905 en Russie, nous croyons
utile de rappeler un des plus grands de cette fameuse année. Il se produisit
entre la grève d'octobre et les barricades de décembre, à Petersbourg : ce fut
la révolte militaire de Sébastopol, qui commença le 11 novembre. Le 17 du même
mois, l’amiral Tchouknine, dans son l'apport au tsar, écrivait : « La tempête
militaire s'est apaisée, la tempête révolutionnaire continue ». A Sébastopol,
les traditions du Potemkine n’étaient point mortes, dit Léon Trotsky (dans son
ouvrage curieux et instructif : « 1905 ») ; Tchouknine avait exercé de cruelles
représailles sur les mutins du cuirassé rouge: 5 furent fusillés, 2 furent pendus
et plusieurs dizaines envoyées aux travaux forcés. Le Potemkine avait été
rebaptisé et était devenu le Pan marins atterrés, elles stimulèrent leur
combativité. Dans les meetings des grèves d'octobre, matelots et soldats
d'infanterie assistaient, non seulement comme auditeurs, mais comme orateurs.
En tête des manifestations révolutionnaires, la fanfare des matelots se plaçait
et jouait la Marseillaise. Les bons sujets du tsar observaient anxieusement ce
qu'ils appelaient une « démoralisation » complète. L'autorité voulut réagir en
interdisant aux militaires d'assister aux réunions populaires. La conséquence
en fut que des meetings purement militaires s'organisèrent dans les cours des
équipages de la flotte et dans les cours des casernes. Les officiers n’osaient
protester. Les militants révolutionnaires entraient à toute heure du jour et de
la nuit et, nous dit Trotsky, les représentants du Comité réprimaient de leur
mieux l'impatience des matelots qui voulaient en venir immédiatement aux actes.
Le Pruth, flottant à quelque distance et transformé en bagne, rappelait que des
hommes souffraient pour avoir participé à la mutinerie du Potemkine. Le nouvel
équipage de ce dernier se déclarait prêt à conduire ce vaisseau à Batoum pour
soutenir la révolte du Caucase. Les meetings ouvriers se multipliaient et comme
on défendait aux soldats de se rendre en ville pour y assister, les masses
ouvrières se rendirent aux réunions des soldats et des marins. Il y avait des
assemblées de dizaines de milliers d'assistants. Les officiers, à leur tour,
voulurent prendre la parole et prononcer des discours « patriotiques » dont le
résultat fut pitoyable. Les matelots, devenus experts dans la discussion,
ridiculisaient leurs chefs par des arguments qui mettaient ceux-ci en déroute.
Alors, on décida d'interdire toute réunion. Le 11 novembre, devant la porte des
équipages, dès le matin, fut mise une compagnie de fusiliers. Le contre-amiral
Pissarevsky déclara à haute voix, s'adressant au détachement : « Qu'on ne
laisse personne sortir des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande
de tirer ». De la compagnie sortit alors un matelot nommé Pétrov : devant tout
le monde, il arma sa carabine et, d'un premier coup, tua le lieutenant-colonel
du régiment de Brest : Stein ; d'un second coup, il blessa Pissarevsky. On
entendit l'ordre donné par un officier : « Qu'on l'arrête! » Personne ne
bougea. Pétrov laissa tomber sa carabine. « Qu'est-ce que vous attendez?
Prenez-moi ». Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés
exigèrent son élargissement, disant qu'ils répondaient de lui. - Pétrov, tu ne
l'as pas fait exprès? demandait un officier, cherchant à sortir de cette
situation. - Comment, pas exprès? Je suis sorti du rang, j'ai armé ma carabine,
j'ai visé. Est-ce que cela s'appelle « pas exprès »? - L'équipage demande ton
élargissement... Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots, impatients d'agir,
arrêtèrent, désarmèrent et envoyèrent dans le local du bureau tous les
officiers de service. Finalement, après avoir fait garder toute la nuit ces
officiers par quarante hommes, ceux-ci décidèrent de les mettre en liberté,
mais de ne plus les laisser entrer dans les casernes. De plus, comme par le
passé, les matelots assurèrent le service estimé par eux nécessaire. D'autres
mutineries seraient encore à décrire ici, car les soldats continuèrent à gagner
à eux les soldats et à désarmer les officiers. Ils obtenaient de tous les
soldats la promesse de ne pas tirer. Il y eut des manifestations sans
pareilles. Les soldats, sans chefs, musique en tête, en bon ordre, sortirent
des casernes et leurs troupes se mêlèrent aux cortèges ouvriers. C'était un
enthousiasme indescriptible. Ainsi donc, des mutineries militaires, collectives
et individuelles, se succédaient, préludant à la révolte et la révolution
semblait inévitable. La soirée du 13 novembre fut un moment décisif dans le
cours de ces événements : la commission des députés invita à prendre la
direction militaire le lieutenant Schmidt, officier de marine en retraite, qui
s'était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre.
Il accepta courageusement l'invitation et se trouva ainsi à la tête du
mouvement, embarqua le lendemain soir sur le croiseur Otchakov, y arbora le
pavillon amiral et lança le signal : « Je commande la flotte Schmidt »,
comptant ainsi attirer toute l'escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers
le Pruth, afin de mettre en liberté les « mutins du Potemkine ». Aucune
résistance ne lui fut opposée ; l'Otchakov prit à son bord les matelots forçats
et fit avec eux le tour de l'escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des
hourras, des acclamations. Quelques navires, et, parmi eux, les cuirassés
Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge. Ayant ainsi pris la
direction de la révolte, Schmidt fit connaitre sa conduite par la déclaration
suivante adressée au Maire de la ville : « J'ai envoyé, aujourd'hui, à Sa
Majesté l'Empereur, un télégramme ainsi conçu : La glorieuse flotte de la Mer
Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, Souverain,
la convocation immédiate d'une Assemblée Constituante et cesse d'obéir à vos
ministres. - Le Commandant de la Flotte : Citoyen Schmidt ». On ordre arriva de
Pétersbourg par télégraphe : « Ecraser la révolte ».
Alors, ce fut
l'anéantissement de la révolution. Mais (comme écrit Trotsky dans « 1905 », où
nous puisons ces renseignements), quel immense pas en avant, quand on compare
cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt!... * * * De la défaite de 1905
aux prémisses révolutionnaires de 1917, douze années d’oppression tsariste
n'ont cessé de peser sur le peuple russe. Puis, refoulant les tergiversations
de la bourgeoisie mencheviste enlisée dans une caricature de république, s'est
affirmée la révolution bolchevique s'attaquant au système de la propriété,
appelant ouvriers et paysans à prendre la succession de classes défaillantes et
périmées. Sous l'impulsion des Lénine et des Trotsky, elle instaurait le
nouveau régime dit de « dictature du prolétariat ». A travers tous ces
événements, des mutineries importantes ont surgi. Il faut en connaitre les
causes. Rappelons-les : Sur les ordres de Londres et de Paris, malgré la
volonté de paix du peuple russe épuisé, fut déclenchée la sanglante offensive
du 18 juin 1918. Le premier soin des révolutionnaires au pouvoir fut d'entamer
les négociations de paix de BrestLitovsk. De ce fait, en dépit de sa
collaboration douloureuse à la guerre de 19141918, en dépit de ses sacrifices
antérieurs, sans souci de son épuisement, la Russie fut abandonnée de ses alliés
de la veille et livrée à la brutalité, victorieuse alors, du militarisme
allemand. De cette paix séparée, signée par la Révolution russe, date la haine
mortelle que lui ont vouée la France et l'Angleterre. Tous les moyens vont être
employés contre elle, car elle est un danger permanent pour les nations dont
les peuples souffrent toujours des maux sociaux, dont le peuple russe s'est, au
moins partiellement, libéré... Il fallait donc abattre la Révolution par la
guerre sourde, sournoise et détournée, qui ne se découvre, qui ne se déclare
pas. Les provocations par voie diplomatique, les hostilités par intermédiaires,
l'étouffement par blocus, l'espionnage, la trahison, tout, enfin, fut mis en
œuvre ou préparé. Pour l'exécution de desseins inavouables, il fallait surtout
disposer d'une flotte redoutable et créer dans les équipages un état d'esprit
aussi favorable à l'intervention en Russie qu'il l'était déjà parmi les
officiers dé marine. Malheureusement pour les ennemis de la Révolution russe,
la flotte française avait beaucoup souffert pendant la guerre : on avait abusé
de la fatigue des matelots, sans compensation aucune. La nourriture, non
seulement était insuffisante, mais encore elle était exécrable ; il y avait
aussi pénurie de vêtements, rareté des permissions, arrogance et brutalité des
chefs, enfin mille sujets matériels et moraux de mécontentement ajoutés à
l'anxiété de ne jamais savoir où l'on allait et pourquoi faire et quand ça
finirait. Ces dispositions n'étaient pas un terrain bien favorable « à la
propagande civilisatrice de mission humaine contre les Soviets », ainsi que
disent les descendants de la Révolution française. Les matelots, qui savaient
que la guerre n'avait pas été déclarée à la Russie, s'étonnèrent qu'on les
dirigeât contre cette nation et comprirent le rôle odieux qu'on voulait leur
faire jouer. La mutinerie déjouerait cet infernal calcul aussitôt que
l'occasion s'en présenterait. Déjà des régiments français désignés pour aller
combattre les Russes furent envoyés à Odessa. Ces régiments composés en majeure
partie d'hommes venus du front occidental s'étaient embarqués à contre-coeur
pour une expédition lointaine. Le 8 mars 1919, deux compagnies d'un régiment de
la 156e division, cantonnées à Odessa et envoyées à Kherson, quand elles
s'aperçurent qu'on voulait les employer contre la Révolution russe, refusèrent
de se battre. On les ramena à Odessa. Et, le 11 mars, neuf hommes,
arbitrairement choisis, furent arrêtés et condamnés à cinq ans de travaux
publics pour refus d’obéissance en présence de rebelles armés (les rebelles,
c'étaient les Russes : ils n’acceptaient pas la dictature des envahisseurs). Le
Conseil de guerre, sans instruction préalable, et refusant d'entendre les
témoins à décharge, condamna ces courageux soldats au nom de la « justice »
militaire! Mais cela n'empêcha pas le mécontentement et l'indignation de se
manifester dans la flotte, de façon virulente, d'avril à juin 1919 : des
mutineries devaient éclater à Galatz, Sébastopol, Odessa, Toulon, Bizerte,
Itéo. Un crime du commandement français à Kherson allait hâter l'explosion de
toutes les colères. Après que les soldats français eurent refusé de se battre
contre les Russes, on fit venir à Kherson des régiments grecs. Les Russes qui
s'étaient mis à reculer devant les Français, ne voulant pas, disaient-ils,
répandre un sang précieux, quand ils virent la sauvage attaque des Grecs,
décidèrent de se défendre : un combat s'engagea pour la possession de Kherson.
Les Grecs, renforcés de détachements allemands et polonais, tenaient la ville,
commandés par un officier allemand. Dans le port, un cargo français se tenait
prêt à débarquer des tanks destinés à appuyer les troupes grecques ; des femmes
de la ville avec leurs enfants s'étaient réfugiées sur ce cargo pour échapper
au bombardement. Voyant que la ville allait être prise par les Russes, l'amiral
français donna l'ordre au cargo de s'éloigner pour que les tanks ne tombassent
pas aux mains des bolcheviks victorieux ; les femmes et les enfants réfugiés
furent mis en demeure de quitter le bateau sous la mitraille et, comme elles
hésitaient, effrayées, on les poussa dehors à coups de crosses. Les
malheureuses se réfugièrent sous des hangars. Alors les deux canonnières
françaises, pour se venger sans doute de la perte de la ville, bombardèrent les
hangars avec des obus incendiaires. Et comme des femmes, folles de terreur sous
ce bombardement, fuyaient les hangars dans leurs vêtements enflammés, elles
furent impitoyablement achevées par les mitrailleuses des deux canonnières. Les
hauts politiciens de France n'ont pas ignoré ces hauts faits, que nous pouvons
appeler de honteux forfaits, d'épouvantables actes de sauvagerie justifiant
toutes les révoltes, de véritables défis à la conscience humaine et font
comprendre combien beaux sont les gestes de mutinerie des héros de la Mer
Noire. * * * Le torpilleur Protêt qui appartenait, pendant la guerre, à la
division des flottilles de l'Adriatique si durement éprouvée, fut envoyé, après
l'armistice, à Constantinople et dans la Mer Noire. En 1918, ce torpilleur fut
mis à la disposition du général Berthelot pour transporter à Odessa, Sébastopol
et Novorossisk les officiers de l'état-major chargés de missions importantes :
ainsi, au début d'avril 1919, le Protêt transporta quatre officiers, dont un
intendant général, de Galatz à Sébastopol, via Odessa et retour, pour leur
permettre de... visiter le Musée de l'Armée de Sébastopol! Ce voyage ne coûtait
que 200 tonnes de mazout à 1.000 francs la tonne... Parmi l'équipage, le
mécontentement, un moment apaisé parce que la détente formidable de l'armistice
faisait oublier les souffrances passées, allait s'aggravant du fait de
multiples corvées, stupides et inutiles, reculant toujours la libération.
L'indignation d'une partie de l'équipage grandissait. Un officier mécanicien,
André Marty, déjà mis à l'écart des autres officiers qui le méprisaient parce
qu'il avait une mentalité différente, osa se montrer écœuré de l'ignoble
besogne politique à laquelle on le mêlait contre le peuple russe. Les meilleurs
marins de l’équipage du Protêt, après avoir supporté fatigues, privations,
intempéries, dangers, ajournements de libération, partageaient le noble
sentiment de Marty sur l'abominable attentat que la République Française leur
faisait commettre contre la République des Soviets. Ces fils de travailleurs,
travailleurs eux-mêmes, ne pouvaient se faire à l'idée qu'on leur fît porter
une main sacrilège sur la liberté de frères de misère œuvrant
révolutionnairement pour leur émancipation. Marty trouva, en la personne du
quartier-maître Badina un camarade intelligent et instruit, homme de coeur et
de caractère. Ayant tous deux la même haine de l'injustice et le même généreux
idéal, Marty et Badina se comprirent. Ajoutons que, dans toute la flotte, parmi
les marins pour qui la guerre n'était pas terminée, la révolte fermentait
sourdement. En mars, allant à terre, les deux hommes furent mis au courant par
des soldats que les 176ème et 158ème bataillons avaient refusé de marcher
contre les Russes. Ils approuvèrent le geste de ces mutins en disant : « Nous
aussi, nous en avons assez! » Mutuellement, les marins s'instruisaient sur la
Révolution russe et ses causes et ils s'enthousiasmèrent aux succès de la
République des Soviets. Quand ils eurent connaissance des radios de
protestation de Tchitcherine sur les massacres commis par les alliés, notamment
contre les 200 femmes et enfants de Kherson par les canons de vaisseaux
français, ils refusèrent d'abord d'y croire. Mais, comme pour les convaincre,
le vice-amiral Amet tint à venir lui-même apporter des aveux, en félicitant les
canonniers du Mameluck, tristes héros de cet infâme exploit ; les officiers et
une partie de l'équipage du Protêt avaient été conviés à entendre le discours
de l'amiral qui traita les Russes de « bandes d'assassins conduits par des
canailles », et il conclut ainsi : « Vous n'avez pas hésité à tirer, c'est très
bien! » Marty, qui était présent, ne craignit pas, entendant les propos tenus
par celui qui avait fait bombarder une ville ouverte, de manifester son
indignation au commandant du Protêt, un nommé Welfélé. Les équipages, qui ne
doutaient plus de la véracité des radios de Tchitcherine étaient exaspérés des
lâchetés commises contre les Russes. Ceux du Protêt se groupèrent autour de
Marty et de Badina et, le 12 avril, ceux-ci arrêtèrent un plan de mutinerie
pour faire cesser l'intervention en Russie et pour provoquer le retour en
France, il s'agissait de s'emparer du Protêt en enfermant les officiers et de
se réfugier dans un port bolchevik pour s'y organiser, puis de gagner Marseille
avec les bateaux qui se seraient joints au Protêt, afin d'exiger la cessation
de la guerre criminelle et anticonstitutionnelle faite à la Russie. Mais un
certain matelot-canonnier, nommé Durand, entré dans le complot, dès le 13
avril, et sur lequel on croyait pouvoir compter, car il devait de la
reconnaissance à Marty, trahit en compagnie de deux de ses amis... Donc, le 15
avril, les conspirateurs réunis à Galatz entendirent Marty dénoncer
l'illégalité criminelle de l’intervention en Russie, commenter l’article 35 de
la Constitution de 1780 qui laisse en dernier ressort au peuple le moyen de
l'émeute pour sauvegarder la légalité. Puis Marty confia la première partie de
son plan : se rendre en Russie avec le torpilleur. L'exécution de ce plan fut
fixée au surlendemain. Le lendemain, 16 avril 1919, les traîtres avaient
dénoncé le complot au commandant du Protêt. Le soir même, Marty, rentrant à
bord un peu avant minuit, fut arrêté, injurié, maltraité. Sans s'émouvoir, il
revendiqua hautement la responsabilité de son projet, mais refusa d'indiquer ceux
qui s'y étaient montrés favorables. Du quai de Galatz, Badina avait assisté à
l’arrestation de Marty ; il ne songea qu'à venir prendre sa part de
responsabilité. A peine eut-il mis le pied à bord qu'il se vit menacer des
revolvers de quatre sous-officiers qui l'attendaient : « C'est trop. Un seul
suffit », remarqua Badina, imperturbable. Comme le commandant semblait vouloir
se servir de lui contre Marty, il le pria de le traiter en accusé et non en
témoin à charge. Mené en prison, à terre, Badina s'en échappa quelques heures
plus tard, persuadé qu'il ne pourrait pas présenter une défense utile dans les
conditions où l'on se trouvait. Marty, plusieurs fois menacé de mort pendant sa
prévention par ses gardiens, puis mis à l'isolement absolu, supporta tout avec
le plus grand courage. Privé des garanties d'une défense normale, il fut
condamné par un conseil de guerre bien stylé à vingt ans de travaux forcés et
vingt ans d'interdiction de séjour, Badina fut condamné à la même peine par
contumace ; lorsqu'il se livra, en octobre 1920, sa peine fut abaissée à quinze
ans de détention. Ainsi avorta la première tentative de révolte des marins de
la Mer Noire. Mais l'importance de la mutinerie ébauchée subsiste du seul fait
du complot. Elle ne fut ni inutile ni stérile. Le message de T. S. F. annonçant
à Odessa la découverte du complot et l'arrestation de Marty et Badina ne
contribua pas peu au déclenchement des protestations et aux mutineries qui
suivirent, contre l'intervention en Russie. Marty et Radina, ces deux héros,
parmi les héros de la Mer Noire, ont glorieusement agi pour l'humanité. Le 17
avril 1919, le cuirassé France gagne Sébastopol et exécute ce que l'équipage
croit être des tirs de réglage avec ses pièces de 140. Dès le 18, les matelots
apprennent que le prétendu tir de réglage de la veille a tué 180 civils à
Sébastopol et en a blessé un grand nombre. Cette nouvelle lâcheté exaspère les
mécontents : le moindre incident devait faire éclater la révolte. Il se
produisit le lendemain, 19 avril : dans l'après-midi, la nouvelle se répand à
bord que le France doit faire le charbon le lendemain dimanche, jour de Pâques
; c'est une corvée longue et fatigante, et les marins comptaient se reposer ces
deux jours fériés. La nouvelle est commentée et provoque des murmures. Sur une
observation maladroite d'un gradé, les manifestants entonnent l'Internationale
et ils se précipitent vers la plage arrière. Ils rencontrent le
commandant-adjoint Gauthier de Kermoal, qui propose de transmettre les
réclamations au commandant Robez-Pagillon. Mais comme les matelots, sous le
coup d'une fureur longtemps contenue, crient tous ensemble, il conseille de
désigner des délégués qui lui porteront le lendemain matin les revendications
de l'équipage. Il donne sa parole d'honneur qu'aucune sanction ne sera prise
contre ces délégués. L'équipage repart vers l'avant, toujours chantant, descend
aux prisons et délivre les prisonniers. Parmi eux, se trouve un jeune matelot,
à peine âgé de 20 ans, nommé Vuillemin. Il est des trois délégués qui sont
nommés. Nous le verrons à l'œuvre sur le cuirassé France, faire preuve de
courage et de sagesse. Il en impose à ses camarades. Un vent de révolte souffle
sur Sébastopol : aux chants révolutionnaires du France, répondent ceux du
cuirassé Jean-Bart et ceux du croiseur Du Chaylo qui sont, en rade, côte à
côte. Un matelot arrive à bord, annonçant que la compagnie de débarquement,
casernée à terre, dans un fort, a également manifesté contre les mauvais
traitements. Ces mutins de l'infanterie ont adressé à leur chef un message où
ils déclarent entre autres choses ceci : « Nous ne voulons plus souffrir. Les
traitements de jadis doivent être abolis, car ils sont odieux. Si votre
instruction est supérieure à la nôtre, il ne faut pas, pour cela, nous
considérer comme vos esclaves... Vous, commandant du fort, qui, sur nous, avez
exercé votre violence, réfléchissez. Sachez que nous, comme nos frères bolcheviks,
poursuivons un idéal et, nos droits naturels, humainement reconnus de tous,
nous les réclamons! »... L'équipage du France accueille avec enthousiasme cette
nouvelle et les délégués embarquent, malgré l'officier de quart, sur le vapeur
du bord pour aller s’entendre avec les délégués des autres bâtiments. Du
vapeur, on demande à ceux du Jean-Bart ce qu'ils veulent, et ils répondent : «
A Toulon! Plus de guerre aux Russes! » C'est le mot d'ordre qui circule pour
toute la flotte. En l'absence des délégués, vers dix heures du soir, arrive à
bord du France l'amiral Amet, en colère. Il harangue les mutins qui ne se
gênent pas pour l'interrompre bruyamment. Alors, se sentant faible devant tant
d'énergie, il change de ton : « Mes enfants, je vous en supplie ». On lui crie
: « Ce n'est pas l'heure de dire la messe! » Enfin, il demande ce que veulent
les manifestants. Un matelot s'avance vers lui et en termes mesurés énumère les
revendications de l'équipage dont les principales sont : 1° Cessation de l'intervention
en Russie et l'entrée en France ; 2° Améliorations du régime du bord :
nourriture, permissions, courrier, etc., etc. Puis, s'étendant sur
l'intervention, le matelot déclare : cette guerre est anticonstitutionnelle, et
la flotte est indignée de cette atteinte au droit républicain ; finissons-en,
sans délai ». Comme l'amiral ne fait aucune réponse satisfaisante, les
manifestants le laissent et reviennent sur la plage avant en chantant
l’Internationale. L'amiral quitte le bord en lançant des menaces. Vers dix
heures et demie, le vapeur ramène les délégués et l'on décide une grande
réunion pour le lendemain matin. Chacun va se coucher. Mais le délégué
Vuillemin rédige et fait afficher à bord cette proclamation : « Camarades, vous
venez de faire, ce soir, une belle manifestation. Je vous recommande instamment
d'éviter toute violence et tout sabotage. Nos revendications sont justes et
nous aurons gain de cause ». Puis, ce mutin, arraché de sa prison par la
mutinerie de ses camarades, dispose les factionnaires indispensables à la
sécurité du bâtiment et retourne dormir à la prison. Le lendemain, après le
café, l'équipage est rassemblé sur la plage avant et, à huit heures, le
pavillon rouge est hissé sur le cuirassé au chant de l’Internationale. Aussitôt
le Jean-Bart fait de même. Comme convenu, les trois délégués vont trouver le
commandant-adjoint et Vuillemin dénonce le crime commis contre la Russie ; le
commandant-adjoint se refuse à discuter ce point, s'esquivant en disant qu'il
n'est pas au courant, étant à bord depuis peu de temps. Les délégués vont rendre
compte de cette rencontre à l'équipage, vers neuf heures arrive le vice-amiral
Amet, plus calme que la veille ; sur la plage arrière, il parle. Il dit : « Mes
enfants, vous regretterez ce que vous venez de faire et vous vous en
repentirez... » Un délégué l'interrompt : « Nous ne regretterons jamais d'avoir
fait arrêter cette guerre illégale et criminelle ; nous serions au ban de la
classe ouvrière et de l'humanité si nous obéissions aux ordres qui nous
prescrivent de tuer nos frères russes! ... » Amet, sans plus insister retourne
chez ses mutins du Jean-Bart, son vaisseau-amiral. A son tour le
commandant-adjoint essaie de retourner les mutins en leur promettant du
champagne, la levée de toutes les punitions et la faculté pour les hommes de
descendre à terre. Il est accueilli par des sarcasmes et sans rien dire
quelques marins quittent le bord avec une chaloupe. La population de Sébastopol
qui a suivi toutes les péripéties de la mutinerie, attend sur les quais les
matelots français et leur fait un accueil ému, enthousiaste. Les matelots du
France rejoignent leurs camarades du Jean Bart, de Justice, Vergniaud,
Mirabeau, Du Chaylo ». Ils fraternisent entre eux, puis avec la foule qui les
porte en triomphe comme des libérateurs. Un vaste cortège se forme et, drapeau
rouge en tête, monte lentement les boulevards en chantant l'Internationale. Soudain,
le cortège se trouve face à des mitrailleuses abritées derrière des fils de fer
barbelés ; un lieutenant de vaisseau, (qui se suicida ensuite) commande le feu.
Un crépitement sinistre et quatorze marins gisent assassinés au milieu des
Russes (hommes, femmes, enfants) fauchés sans pitié. Ainsi, sous les balles
françaises, les mutins scellèrent la fraternité sanglante des enfants du peuple
de France et de ceux du peuple russe. (Tous ces détails sont puisés dans la
brochure « Les révoltés de la Mer Noire », de Maurice Paz). Aussitôt qu'à bord
du France fut connue la nouvelle du massacre, le délégué Vuillemin exigea du
commandant une enquête, puis, en termes énergiques, réclama le retour de la
compagnie de débarquement, afin que le vaisseau puisse appareiller sans délai.
Il fut obéi : à quatre heures et demie, la compagnie de débarquement et les
permissionnaires étaient à bord, joints aux manifestants. Les choses n'allaient
pas si bien sur les autres bâtiments en rade. Sauf le Du Chaylo, après avoir
manifesté, tous étaient rentrés dans l'ordre. Alors l’amiral Amet croit prudent
d'interdire toute communication entre le France et le Jean-Bart. Les
manifestants du France, vont s'en plaindre à leur commandant qui déclare ne
rien pouvoir contre les ordres de l’amiral. – « Si vous, commandant, ne le
pouvez pas, lui dit un matelot, moi je me charge de l'obtenir de gré ou de
force. - Qui donc commande à bord? réplique le commandant. - C'est l'équipage.
- Alors jetez-moi à l'eau. - Ce n'est pas à l'eau qu'il faut vous jeter, c'est
en France. C'est là qu'il faut tous nous mener... » Et l'équipage décide de
reprendre les communications dès le lendemain matin avec le Jean-Bart. Les
délégués assurent le service des projecteurs pour prévenir toute surprise de
nuit et, de neuf heures et demie à minuit, le délégué Vuillemin discute avec le
commandant les revendications de l’équipage, en démontre le bien-fondé et
conseille à son chef d'inviter les officiers à ne pas faire usage de leurs
armes. « L'équipage n'est pas armé, dit le délégué, et je m'efforce d'éviter
une bagarre. Si un officier prenait sur lui de menacer un homme, le désastre
serait inévitable. Et alors, commandant, moi qui suis un prêcheur de calme, je
deviendrai le prêcheur de la révolte ». Le commandant donna sa parole que « il
n'y aura ni répression ni sanction », et au cas où malgré lui, il y aurait des
poursuites, « il serait le meilleur défenseur de ses hommes » : s'ils passaient
en conseil de guerre, il viendrait s’asseoir, à leur côté, au banc des accusés.
– « N'est-ce pas cependant honteux, ne peut-il s'empêcher d'ajouter, qu'un
jeune homme qui n'a pas vingt ans, vienne faire la loi à un homme de
cinquante-trois ans, qui pourrait être son père! - N'oubliez pas, commandant,
dit le jeune matelot imperturbable, que je suis ici le représentant de
l'équipage : coûte que coûte je défendrai ses revendications ». Ainsi se
termina l'entretien. La nuit fut calme. Tout se passa bien, Factionnaires à
leur poste. Bon fonctionnement des projecteurs ; service parfait assuré par les
délégués qui sont seuls obéis et avec la plus rigoureuse ponctualité. Le
lendemain, 21 avril, dès le matin, le délégué Vuillemin va s'entretenir avec
l'amiral Amet, puis il porte à l’équipage assemblé sur la plage-avant, le
résultat, de l’entretien. Le commandant a décidé d'appareiller pour le départ,
le 31 avril. L'équipage proteste. Il veut faire le charbon de suite et partir
le surlendemain. Ils se précipitent pour voir le commandant. Ils rencontrent le
médecin-chef et une discussion s'engage entre lui et le délégué Vuillemin sur
les responsables de la mutinerie Le délégué s'écrie : « La caste militaire
s'est couverte de honte : en particulier le ministère et nos états-majors qui
mènent la marine aux pires destinées... Les capitalistes français sont cause de
ce que la France vient de commettre les actes les plus criminels... Cette
guerre contre la Russie est, avant tout, anticonstitutionnelle et il faut que
la justice frappe les Clemenceau et Pichon qui ont violé la Constitution ; ils
sont les principaux responsables de notre mutinerie... » Le 23 avril, le France
quittait Sébastopol, ainsi que l’avait décidé l'amiral Amet, d'accord avec les
délégués, en reconnaissant légitimes les revendications de ses matelots et en
s'excusant de n'avoir agi que sur l’ordre du ministre de la Marine, Georges
Leygues. Le 25 avril, le cuirassé passait devant Constantinople, escorté de la
canonnière Escaut, également révoltée. Il arrivait le 1er mai à Bizerte et les
autres vaisseaux l'y rejoignirent quelques jours après. Mais, arrivé là, le
commandant montra à Vuillemin un ordre de l'amiral Amet lui prescrivant de
mener tout l'équipage en forteresse. Vuillemin le prévint que dans ces
conditions il n'allait plus prêcher le calme ; et, pour parer à toute
éventualité, il fit armer les tourelles et les pièces de 14. Le préfet maritime
de Bizerte, le vice-amiral Darien, auquel en référa le commandant du France,
décida d'en appeler à une commission d’enquête. L'équipage accepta de s'en
rapporter à elle et d'accepter son verdict... Ainsi se termina la mutinerie du
cuirassé, dont l'équipage fut maître pendant plus de trois semaines... Malgré
la parole donnée il y eut conseil de guerre et sanctions coutre les mutins ...
Nous arrêtons là le récit de cette sédition causée par le mauvais entretien des
hommes et surtout par le crime auquel on voulait les associer. Mais il faut se
rappeler qu'il n’y eut pas que les faits rapportés ci-dessus. Il y eut
également d'autres affaires plus ou moins graves, d'autres mutineries aussi
typiques, aussi enthousiastes et pour les mêmes causes. En outre, des vaisseaux
cités, nous voudrions pouvoir relater les affaires du Waldeck-Rousseau, de
l'Ernest-Renan, du Justice, du Protêt, du Mameluck, du Fauconneau, où gronde le
mécontentement. Il y eut sédition aussi sur le Bruix. Tout cela sur la Mer
Noire. Mais à Toulon, aussi l'on protestait. Le Provence à bord duquel avaient
eu lieu déjà des manifestations, des mutineries en mars et en septembre 1917,
en novembre 1918, à Toulon le 21 mai 1919, pour en repartir le 10 juin,
soi-disant pour Constantinople. Le 6 juin, il y eut révolte pour protester
contre l'emprisonnement des mutins. L'équipage du Provence hissa le pavillon
rouge. En 1919 encore, ce fut le Voltaire en révolte. Puis, ce fut le transport
de troupes contre la Révolution russe sur le Guichen que l'équipage déposa en
Grèce et décida de ramener en France, sans pourtant y réussir, en raison de la
« fidélité » des tirailleurs sénégalais. Il n'est pas exagéré de qualifier ces
mutins de la marine de « héros de la Mer Noire ». Il est nécessaire de donner à
ces mutineries toute l'importance qu'elles comportent. Elles indiquent vraiment
qu'on aurait tort de désespérer du genre humain... et que la guerre pourra
faire faillite un jour, quand les hommes refuseront de s'entretuer. Nous avons
tenu à présenter avec précision quelques mutineries suggestives que l'histoire
d'ailleurs retiendra. Cela nous dispense de nous étendre longuement sur la
révolte du 17ème de ligne, survenue au cours de l'agitation viticole du Midi, en
1907. On la connaît beaucoup mieux parce qu'à l'époque du soulèvement régional
des vignerons frappés par la mévente, régnait la paix extérieure. Et aussi
parce que la crise du Midi donna l'occasion au radical Clemenceau de montrer
que le pouvoir avait fait de l'individualiste libéral un tyranneau brutal et
intransigeant et de s'illustrer - avant Draveil - par un Narbonne sanglant.
Cependant la révolte du 17e ne fut qu'une série, toute sporadique, de
mutineries légales... Déjà foncièrement indisciplinés - le Méridional est peu
militariste, ébranlés par l'agitation à laquelle participaient leurs familles
(ils étaient d'ailleurs originaires de la région), soldats et réservistes
d'Agde, de Béziers étaient tout préparés pour la rébellion ; mutineries des
réservistes d'Agde, du 100ème, puis du 17ème de ligne s’enchainent ainsi et se
succèdent. Mis en rumeur par un changement de garnison (pour Agde) auquel
résistèrent, à Béziers, plus de dix mille civils, la nouvelle des « dragonnades
» provoque l'élan du 17ème et « la marche sur Narbonne »... laquelle devait
finir à Béziers, par la reddition. La mutinerie gagne de proche en proche les
groupes casernés en divers points de la petite ville ; de concert on s'attaque
à la poudrière, on s'empare des cartouches, on délivre les prisonniers. Puis la
troupe sans chefs, qu'un caporal exhorte à la cohésion, arrive (ils étaient
encore plus de huit cents, malgré les défections du parcours) à l'aube en vue
de la cité... Gendarmes dépêchés contre eux tournent bride devant leur allure
décidée, puis c'est le 81ème qui vient prendre, sur la route, position de
combat, baïonnette au canon. Les gars du 17ème, résolus, imitent le geste de
défense, s'engagent, hardiment sur les flancs des soldats hésitants. Et
l'avance continue. Un mouvement enveloppant esquissé par les gradés du 81ème
n'aboutit pas, le bruit de quelques coups de feu ayant déchaîné la panique
parmi les soldats « fidèles ». L'entrée dans Béziers fut triomphale, mais là,
épuisés et désorientés, dépassés d'ailleurs par un geste inaccoutumé, traversés
de projets incohérents, les éléments révoltés, à qui manquent aussi la
conscience du but et l'exemple de quelques meneurs, apparaissent bientôt
désemparés et se laissent circonvenir. Sur la promesse - classique - qu'il n'y
aura pas de sanctions, les mutins, après quelque flottement, consentent à
entrer à la caserne Mirabel, puis à regagner Agde. Ils le font non sans dignité
et même avec une certaine crânerie et une impression de force persiste avec la
trace de ce triomphe momentané. Et le souvenir de ce sursaut qui, sans objectif
arrêté et aussi sans méthode, devait être sans lendemain, n'a cessé de flotter,
comme un avertissement et une menace dans les mémoires... (Voir La Révolte du
17ème, brochure éditée à l'époque par « l'Union des Syndicats »). * * * Dans la
Revue Europe, du 15 juin 1926, M. Joseph Jolinon a publié un très curieux
article intitulé : Les Mutineries de 1917. Il dit ce que fut cette fameuse
mutinerie provoquée par les tracasseries, la lassitude, le dégoût, et surtout
par les manœuvres de ceux qui en avaient besoin pour légitimer une répression
exemplaire susceptible d'enrayer le mécontentement justifié des soldats sur le
front. Il y eut, ditil aux gens de l'Action Française qui accusaient Malvy de
les avoir provoquées, plus de cent mutineries : « Plus de cent mutineries,
ajoute-t-il, cela vous laisse rêveur, moi pas. Exactement 113 ; 75 régiments
d’infanterie, 22 bataillons de chasseurs, 12 régiments d’artillerie, 2
régiments d'infanterie coloniale, 1 régiment de dragons, 1 bataillon
sénégalais, sans compter les régiments qui, faute d'occasion, ne se révoltèrent
pas, mais n’en pensèrent pas moins. C'est pourquoi j'écris sans exagérer : « En
1917, l'ensemble de la troupe avait l’âme en révolte. Ce que l'arrière appela
plus tard défaitisme, la troupe l'ignorait. Elle sentait venir le refus
d'obéissance comme une conséquence fatale de la conduite de la guerre. En fait
le gros des révoltes suivit l'échec du 16 avril. Tous les survivants vous
diront : ceci entraîne cela. Rien de plus étranger dans l'ensemble à toute
passion politique ». Joseph Jolinon ajoute : « Pour avoir l'explication du
phénomène par ses causes profondes, si naturelles, oubliez donc la guerre
écrite, ôtez vos lunettes d'écaille, équipez-vous, quittez Paris le 2 août
1914, suivez ces hommes au pas. Cela va durer 32 mois de 30 jours de 24 heures
; 23.000 heures à raison d'un mort et trois blessés à la minute ». Enfin, pour
expliquer et faire comprendre les causes d'un état d'esprit général favorable à
la mutinerie, l'auteur que je viens de citer écrit, évoquant les souvenirs
horribles des sanglantes années de guerre : « Après la Marne on attend la
victoire, on se réveille sur des cadavres, le champ d'honneur étale son
irrespirable vérité... Le premier hiver avec ses pieds gelés arrive en terrain
découvert, et le poilu grelotte ; et la gloire ne le réchauffe pas. Sur 500
kilomètres, ce ne sont qu'éléments de troupes et d'ouvrages de boue... En 1915,
la boue envahit l’âme. Epoque des attaques partielles, tuantes pour le courage.
En grignotant l'ennemi on meurt avec profusion. Il y a certainement deux tués
de trop sur trois. Les revenants n'oublient pas ces assassinats.
Interrogez-les. Ils répondent par des noms devenus sinistres. (Ici tous les
lieux de massacres ignobles que je passe.) A la baïonnette contre des
mitrailleuses : entre les lignes où gisent des amas d’agonisants lucides
atterrés de mourir sans plus de secours que de résultats, les réseaux barbelés
sont de déchirantes couronnes d'épines. Alors le moral en certains cas descend
déjà audessous de zéro. L'affaire des fusillés de Vingré, celle du lieutenant
Chappelant, celle des fusillés de Souain en sont les exemples les plus connus,
mais on en trouverait d'innombrables, à jamais méconnus, si l'on abordait
l’histoire des escouades. Notamment qui dira jamais le nombre de ceux qui
recherchèrent « la bonne blessure » et de ceux qui se rendirent avec une joie
profonde. On verrait alors à combien d'ordres inexécutables il fallait obéir au
péril de sa vie, entre deux feux, je veux dire entre le chef et l'ennemi ».
L'offensive du 16 avril 1917, à elle seule, a donné les chiffres suivants,
d'une statistique établie en chiffres ronds le 15 mai : Tués sur le terrain :
28.000 ; morts dans les formations sanitaires de l’avant : 5.000 ; blessés :
80.000 ; prisonniers : 5.000. Au total : 118.000 hommes. Ce qui étonne, après
cela, ce n'est pas le nombre élevé des mutineries : c'est qu'il y en ait eu si
peu! Les premiers manifestants sont les revenants, officiers en tête. L'état d'esprit
du guerrier, voué à la vermine et à la mitraille, on le saisit ailleurs que
chez les bourreurs de crânes de l’arrière, on l’apprend de la bouche même du
poilu. Les rescapés hurlaient en redescendant : « On nous a fait assassiner ».
On écrivait alors sur les wagons : « Troupes fraîches pour la boucherie » et
sur les trains de Sénégalais destinés au général Mangin : « Troupes à consommer
avant l'hiver » ; et l'arrière-front pour la première fois entendait sortir de
la bouche « poilue » cette parole si humaine, quoique séditieuse : « A bas la
guerre! Pour en finir avec elle, pas d'autre moyen que de faire grève ». La
contagion gagnait sans peine les seize corps d'armée de cette partie de
l'arrière-front. Et ceux des tranchées n’en pensaient pas moins, en attendant
la relève. Ce sont les vieillards qui envoyaient les jeunes au massacre. Ce
sont les possédants qui envoyaient contre les envahisseurs menaçant leurs biens
les malheureux qui ne possédaient rien, si ce n'est les pauvres corps qu'ils
laissaient par milliers sur les champs de souffrance et d’horreur... Il est
vraiment formidable et incompréhensible que contre un pareil sort les millions
d’hommes jeunes, vigoureux n'aient pas encore songé à se mutiner une fois pour
toutes. Attendent-ils la prochaine dernière?...
- Georges YVETOT
MUSULMANS (LES) NON CONFORMISTES : ISMAÏLIENS ET HASCHISCHINS Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Si l'Islam devint la
religion du proche Orient et même d'une partie de l'Afrique et de l'est
Asiatique, il s'en faut de beaucoup qu'il fut accepté avec enthousiasme par
tous ceux auxquels il s'était imposé manu militari. Son monothéisme rigide, son
rigorisme alimentaire, sa discipline dogmatique n'allèrent pas sans provoquer
des protestations et soulever des révoltes chez ceux des conquis qui n'avaient
pas perdu le souvenir des cultes voluptueux du paganisme oriental. Une des
sectes les plus curieuses du monde musulman est certainement celle des
Ismaïliens ou Ismaïliehs, pour lesquels le septième iman (ou descendant d'Ali,
gendre de Mahomet), Ismaïl, fils de Djaffar, est l'incarnation de Dieu apparue
sur la terre pour faire connaitre la vraie parole, ce qui réduit le Prophète à
un rôle de second plan. Les Ismaïliehs sont mieux connus sous le nom de
Haschischins fumeurs de haschich Cette secte eut son heure de célébrité au
temps des Croisades, quand son grand maitre Rachid Sinan, le « vieux de la
montagne » avait à sa dévotion de fanatiques séides, qui se chargeaient des
missions les plus dangereuses, dès lors qu'étaient menacées leur croyance et
leur organisation. Cette secte existe encore aujourd’hui, comme nous le verrons
par la suite. C'est dans le deuxième siècle qui suivit la mort de Mahomet que,
en Syrie, en Perse et jusque sur les bords du Gange, une religion secrète se
fonda, tendant à concilier les enseignements de Zoroastre et les préceptes de
Mahomet, les mélangeant même avec les rites des anciens cultes syriens. Cette
religion secrète ne se développa pas aussi rapidement que l'avaient rêvé ses
grands maîtres, résidant en Perse, à l’ombre de l’Islam. Elle végéta longtemps
et il fallut attendre jusqu'un XIème siècle pour que les « Haschischins »
remplissent un rôle sur le théâtre de l’histoire de l'Orient. A ce moment, mal
avisé est l’émir qui entreprend de les persécuter. Les sicaires du Grand Maître,
les Fidawis (les dévoués) le surveillent et l’avertissent qu'il ait à
interrompre sa poursuite, sinon c'est la mort : un feuillet piqué d'un poignard
qu'il trouve dans sa tente, voilà 1'avertissement. Personne ne sait comment et
où atteindre les « Fi comment et où atteindre l'ennemi condamné par le Grand
Maître. Vivant auprès de l'homme désigné, ils seront, s'il le faut, soldats de
sa garde, serviteurs de sa suite ; ils joueront un rôle quelconque dans son
entourage ; ils auront recours à une ruse et à une volonté d’une ténacité
prodigieuse : ils attendront des jours, des semaines, des mois : ils
emploieront le poignard, voire le poison ; mais si celui qu'ils visent n'interrompt
pas ses agissements, il sera exécuté. Les émirs ont des armées à leur
disposition, les « Fidawis » sont quelques-uns : ce sont les émirs qui cèdent.
Les Ismaïliens eurent à se défendre contre les agressions franques. Quelques
exécutions ôtèrent aux Croisés l’envie de les considérer comme ennemis et les
relations avec le comte de Tripoli devinrent plus amicales. Le traité conclu
avec Richard Coeur de Lion et Saladin, qui avait renoncé à combattre les « Haschischins
», libérait leurs montagnes de toute occupation franque. Quelques temps après,
Conrad de Montferrat viola de façon éhontée une des clauses du traité en
faisant assassiner des prisonniers sarrasins. Sur la demande de Saladin, Rachid
Sinan fit tuer le parjure. Dans les jardins du Grand Maître, les « Fidawis »
fumaient le haschich l'herbe - qu'on appelle aussi kief - l'extase -. C'était
une de leurs récompenses. Sous la voûte épaisse des grands noyers, à l’ombre
des orangers enivrants, ils se délassaient donc de leurs expéditions en fumant
l'herbe des extases. Et le jardin leur paraissait enchanté. Et sa demeure était
comme un paradis. Et tout était beau et l'on se sentait meilleur. C'est
pourquoi ils l'appelèrent le Paradis, mot dérivé de l'ancien persan pairideza
on du chaldéen pardes, et qui signifie jardin délicieux. Les Ismaïliehs
célébraient des rites érotiques et dans certaines occasions pratiquaient la
communauté sexuelle. Il paraît qu'ils les célèbrent encore, à en croire un
érudit, J. Bruna, qui nous a fourni des détails sur les scènes qui se déroulent
lors de ces cérémonies et qui sont un reflet, bien atténué sans doute, de ce
qui se passait aux temps où la secte brillait de tout son éclat! Les Ismaïliehs
- plutôt leurs descendants - sont assis, les jambes croisées à l’orientale,
écoutant leur cheikh lire des passages du Bir Sadine, leur livre doctrinal.
Cette lecture dure plusieurs quarts d'heure. Sur un piédestal aménagé exprès,
une jeune fille, entièrement nue, se tient debout. Elle est le seul ornement de
la salle. Elle demeure immobile, dans une pose hiératique, devant les auditeurs
recueillis. La lecture achevée, chacun des assistants se lève l'un après
l'autre et se met à genoux devant la jeune vierge en appuyant sa tête sur le «
triangle sacré » de son origine. Dans d’autres réunions auxquelles prenaient
part les hommes et les femmes, qui avaient encore lieu il y a un demi siècle et
moins encore, les fidèles se dépouillaient de leurs vêtements et toute lumière
était proscrite. Au hasard des contacts, les couples s’enlaçaient dans l'extase
d’un délire sacré ; seule, la compagne du cheik était laissée intacte. A
observer qu’à l’instar de ce qui se passait dans les mystères païens ou parmi
les sectes érotico-chrétiennes, ces rites étaient ou sont accomplis dans le
recueillement et l’esprit le plus pur. La prostitution sacrée chez les Grecs et
les Adonisiès de Byblos possédait ce caractère. L’accouplement des sexes
symbolise l’éternité. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à se reporter un
dernier verset de la deuxième leçon, « de la grande leçon du vénérable seigneur
Rached ed Edine » aux croyants, ses disciples : « Dieu a dit : Olivier qui n’est ni à l'Est ni
à l’Ouest, il se trouve entre le genou et le nombril. En vérité, en vérité : de
lui viennent la Mort, la Vie, la Pauvreté, la Fortune. La vérité, toutes les
vérités, c'est le Kaf et le Sin (Le kèss ou sexe de la femme) ». Ce culte porte
bien la marque de son origine persane et du IXème siècle, début des «
Haschischins » ; c'est l'époque d’Omar Khayyam et des soufis première manière.
Khayyam est l’ami d'enfance de Hassam ben Sabbah, grand maître des Ismaïliehs.
S’il a chanté les jardins, les beaux vers, le haschich, le vin et les femmes,
ce n'est pas seulement par tempérament, c'est qu’il incarne la réaction de
l’épicurisme iranien contre le Coran et les bigots musulmans, contre
l'oppression de la nature par la loi religieuse. Aussi, toute la secte est-elle
derrière lui. Lassés de poursuivre un idéal stérile, désespérés de prier un
dieu insensible, Omar Khayyam et les Persans Ismaïliehs s'inclinent devant la
grande loi de fatalité : les êtres comme les mondes suivent une courbe tracée
par avance. On ne change rien à sa destinée : les vies succèdent aux vies,
continuellement, indéfiniment, et conformément à une loi d'évolution
inéluctable. Le grand maître des Ismaïliehs actuels porte le nom d’Aga Khan ;
il réside, personnellement ou représenté, à Bombay et il préside une société
spirituelle qui vit en marge des sociétés temporelles. Il n’y a pas qu’en Syrie
(Druses), dans le Liban (Nocairis), dans l’Inde (Ismaïlis), qu’on trouve des
descendants des « Haschischins » ; on rencontre des Ismaïliehs au Zambèze, en
Abyssinie et, assuret-on, en Allemagne, en Angleterre et même en France. L'Aga
Khan est considéré comme l’incarnation d’Ismaïl et il tranche, chaque année,
dans le « Pharamane », le livre sacré de la doctrine, toutes les interprétations
auxquelles peuvent donner lieu les dogmes. En Syrie le grand maître est
représenté par un émir qui a, dans chaque village, un subordonné, élu par le
peuple. Les Ismaïliehs n’ont pas le faciès sémite, ce sont des aryens, à la
stature puissante, au teint clair, aux yeux bleus, ce qui avait donné lieu à
l’hypothèse d’une origine due à un croisement de la race indigène avec les «
croisés » du moyen âge. L’opinion actuelle est qu'ils sont d'origine
exclusivement iranienne.
- E. ARMAND
MUSIQUE RELIGIEUSE. – Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Avant de parler de la
musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu'on a appelé, il y a
quatre-vingts ans, la « musique de l'avenir », jusqu'à ses plus récentes
manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse.
L'influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop
universelle pour que, de tout temps, les religions n'eussent pas cherché à en
tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les
âmes. Avec elle, il n'était besoin d'aucun appareil technique, d'aucune
sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est
susceptible d’inspirer et d'entretenir un mysticisme vague et indéfini par son
action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même
et, lorsqu'elle n'est pas l'appoint d'une mise en scène spectaculeuse, elle est
l'art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux
religions pour atteindre les foules d'une façon durable. La peinture, la
sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des
formes, des lignes, les conventions de l'idée qui les a inspirées, mais la
musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l'imagination, et
celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que
la musique est « l'art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de
la sublimité des sentiments qu'elle peut inspirer. On n'a pas tenu compte
qu'étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s'évade de
toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d'autre que celle
que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la
relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est
l'esprit en qui tous les hommes, où qu'ils soient et quels qu'ils soient,
retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque,
mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute
sagesse et toute philosophie », disait Beethoven, Il a fallu échafauder une
métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le
christianisme a élevé la musique au plus haut point qu'elle pouvait atteindre,
parce qu'elle était devenue avec lui l'expression de la plus parfaite des
religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c'est
qu’il n'est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se
distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui
apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s'était
jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles,
résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la
merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique
qui serait l'expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un
enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean
Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes,
elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu'on ne
parvient à calmer les enfants qui pleurent qu'en leur en chantant ». - Non, les
nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd'hui : « J'ai du bon
tabac », ou « Viens Poupoule! » Les cantiques et les hymnes n'étaient pas autre
chose que les chansons de l'époque. Qu'était cette hymne la plus ancienne, dont
il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu'après la Cène Jésus chanta
avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers? - On n'en sait rien,
pas plus qu'on ne sait si Jésus exista. Ce qui n'est pas douteux, c'est que les
premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint
Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes
affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités
particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient
chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour
les païens qui demeuraient?... Non seulement la théorie de la musique dite «
chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur
cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non
seulement il n'y a pas d'art chrétien, mais il est impossible qu'il y en ait un
car, comme l'a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est
essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C'est
ainsi que l'entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu'à Zwingle et
les Réformateurs. Mais, s'il n'y a pas d'art chrétien, il y a un art
catholique. L'art catholique n'est pas autre chose que l'art du paganisme, et
comme lui, il n'est de l'art que dans la mesure où il est vivant et humain,
c'est-à-dire aussi peu catholique que possible. En 1563, le pape Pie IV
entreprit de réformer la musique religieuse, à l'instigation des conciles de
Bâle et de Trente. A cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille
scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d'extravagances...
chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons
mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l'Homme armé ou
l'Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de
contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce
fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la
musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette
réforme, il est curieux de lire l'opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p.
231-236), lorsqu'il fut à Rome en 1831 et lorsqu’il vit comment la musique y
était traitée, même à SaintPierre et dans la chapelle Sixtine. Il s’interrogea
sur la qualité supérieure, religieuse, divine de cette musique, et voici ce
qu'il dit entre autre : « Nous accordons que les trente-deux chanteurs du Pape,
incapables de produire le moindre effet, et même de se faire entendre dans la
plus vaste église du monde, suffisent à l’exécution des œuvres de Palestrina
dans l'enceinte bornée de la chapelle pontificale ; nous dirons que cette
harmonie pure et calme jette dans une rêverie qui n'est pas sans charme. Mais
ce charme est le propre de l'harmonie elle-même et le prétendu génie des compositeurs
n'en est pas la cause, si toutefois on peut donner le nom de compositeurs à des
musiciens qui passaient leur vie à compiler des successions d'accord ... Dans
ces psalmodies à quatre parties où la mélodie et le rythme ne sont point
employés, et dont l'harmonie se borne à remploi des accords parfaits entremêlés
de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine
science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie! allons donc,
c'est une plaisanterie. En outre, les gens qui croient encore sincèrement que
Palestrina composa ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mû seulement par
l'intention d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
paroles frivoles et galantes sont accolées par lui, cependant, à une sorte de
musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles saintes. Il
fait chanter par exemple : Au bord du Tibre, je vis un beau pasteur, dont la
plainte amoureuse, etc., par un chœur lent dont l'effet général et le style
harmonique ne différent en rien de ses compositions dites religieuses. Il ne
savait pas faire d'autre musique, voilà la vérité ; et il était si loin de
poursuivre un céleste idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces
sortes de logogriphes que les contrepointistes qui le précédèrent avaient mis à
la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. Sa missa ad
fugam en est la preuve ». Après Palestrina, les Nanini, Cifra , Allegri, Mar
surtout Haendel et J.-S. Bach, enrichirent la musique d'église de nombreuses
œuvres nouvelles, mais qui ne furent pas plus religieuses. La fugue, par
exemple, à laquelle Bach donna un souverain essor, était plus brillante
qu'émouvante ; elle atteignait intelligence de l'artiste plus que le cœur du
fidèle, et Bach ne pensait pas plus au Dieu du pape qu’à celui de Luther, quand
il composait les siennes, ou ses trois cents cantates, ses Messes, ses Sanctus,
ses Magnificats, ses Passions. Aucune église ne peut s'annexer l'anglican
Haendel pas plus que le protestant J.-S. Bach, tous deux allemands, nourris de
l'esprit de la Réforme encore palpitant de ses luttes et humilié de la
domestication de son clergé. D'ailleurs leurs œuvres valent par la perfection
de l'art plus que par l'expression. Haendel et surtout Bach furent les plus
parfaits des contrepointistes mais ils furent d'une solennité glaciale. On
trouve difficilement chez eux l'émotion et on comprend, en somme, que leur
perfection s'accorde avec les religions, catholique ou protestantes, mais
inhumaines. Un concert à la Schola de M. Vincent d Indy, qui est le
Conservatoire de la musique religieuse, une audition du Messie de Haendel ou
d'une Passion de Bach, sont des fêtes musicales incomparables pour l'esprit,
mais le cœur est étonné de n'y avoir aucun tressaillement. La Création, de
Haydn, a apporté un premier air romantique dans la musique dite religieuse.
Elle est d'une effusion panthéiste qui donne sur les premiers temps du monde
une idée autrement vivante que la niaise élucubration biblique. La Messe en ré
et le Christ au Mont des Oliviers, de Beethoven, ont des sanglots humains qui
font penser à Prométhée plus qu’au Christ résigné à une prétendue mission
divine. Parlera-t-on de la religiosité qui anima Berlioz écrivant l'Enfance du
Christ dans les formes archaïques de la musique ancienne? Son Requiem n’est pas
plus religieux. Composé comme une œuvre de circonstance, à la demande du
ministre de Gasparin qui voulait mettre à la mode la musique religieuse, il
n'est nullement une manifestation de foi. Berlioz ne croyait à rien sauf à la
musique. Le Requiem n'est pas d’une autre inspiration que celle de la « marche
au supplice » et de la « nuit de sabbat » de la Symphonie fantastique, que
celle aussi da cœur fugué, sur le mot : « Amen », de la Damnation de Faust.
Quant à Wagner, qui fut peut-être le plus religieux de tous les compositeurs de
musique et dont les tendances chrétiennes soulevèrent Nietzsche contre lui, il
fut dans toute son œuvre le musicien dramatique de la Tétralogie, même
lorsqu'il s'inspira d'idées religieuses, celle entre autres de la rédemption
par le sacrifice. Cette idée du sacrifice rédempteur, qui est dans plusieurs
œuvres de Wagner : le Vaisseau fantôme (Senta), Tannhäuser (Elisabeth), les
Maitres Chanteurs (Hans Sachs), Parsifal (Kundry), n'a rien d'ailleurs de
spécialement chrétien. Elle est dans toutes les religions et, en particulier,
dans la mythologie scandinave dont Wagner était imprégné plus que de
catholicisme. Il s'est retrouvé avec Ibsen dans cette hérédité nordique. Dans
ce terrible drame, Tristan et Yseult, où la passion n'atteint son entier assouvissement
que dans le « retour au divin néant originel » et qu'on peut appeler le drame
de la malédiction de l'amour, il y a, a écrit R. Rolland, « une conviction
quasi religieuse, plus religieuse encore peut-être, par sa sincérité, que celle
de Parsifal ». Par contre, dans ce Parsifal, dont Wagner a voulu faire une
Œuvre mystique avec l'intention de servir le catholicisme, la scène du Graal
n'est que du théâtre dans la cathédrale, elle choque même certains esprits
religieux par son paganisme -, et l'Enchantement de Vendredi-Saint fait penser
à Joachim de Flore sortant de l'église avec les fidèles pour célébrer la messe
dans l'épanouissement de la nature. Si, enfin, nous descendons de Wagner à
Massenet, nous constatons que les personnes de ses drames sacrés : Eve, la
Vierge, Marie-Madeleine, sont non moins païennement troublantes que Thaïs,
Esclarmonde et Hérodiade. La musique religieuse n'est grande que dans la mesure
où elle est humaine.
LA « MUSIQUE DE L’AVENIR ».
- Jean-Jacques Rousseau, qui faisait de la musique à la façon des oiseaux et
eut le tort de vouloir être un théoricien musical, disait : « La mélodie seule
peut peindre les passions, la mélodie seule est la musique des cœurs sensibles
; l’harmonie n'est qu'un bruit, plaisir de Welches et de barbares ». Les
Welches et les barbares ont montré, trop tard pour Rousseau, combien l'harmonie
était musique en ouvrant sa voie à la mélodie égarée dans les champs de cette
sensibilité artificielle que l'auteur du Devin du village condamnait d'autre
part quand il ne parlait pas de musique. Un siècle après Rousseau, en un temps
où Vitet déclarait qu'on ne pouvait, « physiquement », dépasser Rossini dans la
« progression harmonique », se produisait une révolution démontrant qu'au
contraire, même physiquement, il n'était pas de limite à cette progression.
Cette révolution, dont les « pompiers » rossinistes puis gounodistes se
gaussèrent en raillant la « musique de l'avenir », fut l'œuvre, d'une part de
Berlioz, d'autre part de Wagner. Leurs voies ne furent pas les mêmes, elles
furent différentes et même opposées ; toutes deux ne dirigèrent pas moins la
musique vers un monde si nouveau, et surtout si étendu, qu'on ne l’a pas
encore, aujourd'hui, entièrement exploré. Si le voyage est à peu près terminé
avec Wagner, il y a encore à marcher avec Berlioz. Ainsi se vérifie sa
prédiction qu'il sera connu et compris vers 1940. On reconnaîtra alors en lui le
génie le plus incontestable de la période romantique française où il passa
inaperçu dans le tapage des « Jeune France ». C’est vers 1830 que parut
Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer,
apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque
totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient
soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois
à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven. C'est
dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et
les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme
du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta
incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser
contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre
que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque
inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un
homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas
encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait!
Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique,
impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit
d’écrire sur la musique! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs «
qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs
accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur
métier à ceux qu'il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur
ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l'ignorance et la
malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une
sottise qui est de tous les temps. De même qu'il avait révélé Beethoven à la
France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le
comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs
caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux
les éléments d'une révolution qui les dépassait, étant dans l'air, depuis Gluck
pour l'opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L'esprit de cette révolution
venait incontestablement d'Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares »
étaient plus musiciens que les Français, et c'est chez eux que Berlioz voyait
le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France
dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son
génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F.
Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit
de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait
pas vécu » (Cité par R. Rolland). La France n'a pas encore reconnu une telle
place à Berlioz, et ce n'est qu'en passant par Liszt que certains musiciens
français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence. A la « musique de
l'avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame
lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu'on en pouvait
attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se
dissipera le confusionnisme où l'on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à
Berlioz l'autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette
volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire
œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez
Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l'art aussi profonde,
chez l’un que chez l'autre, mais tandis que Berlioz s'abandonnait à elles,
Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé
à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne montra
comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et
de l'effort. R. Rolland a dépeint admirablement l'opposition de ces deux
caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point
que, dit R. Rolland : « Qu’on l'aime, ou qu’on ne l'aime pas, une seule de ses
œuvres, une seule partie d'une seule de ses œuvres, un morceau de la
Fantastique ; l'ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la
musique française de son siècle ». Et R. Rolland ajoute : « Quand j'ai nommé
Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l'art
musical, pas un supérieur, et même pas un égal ». Mais s’il fut « un des génies
les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de
caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le «
grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César
Franck, quoique inférieurs en génie. Berlioz était plus qu'un musicien, il
était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne
ne fut plus révolutionnaire, même aujourd'hui où l'on croit l'être tant mais où
on l'est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu'on ne puisse
blesser à cause de plus de beauté ». Berlioz les blessa toutes et s'attaqua à
toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il
délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au
service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la
fille obéissante de la musique ». Il s'insurgea contre Gluck qui avait cherché
à réduire la musique à ce qu'il appelait « sa véritable fonction, celle de
seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des
situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer
l'action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles
que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de
Berlioz et le drame lyrique de Wagner. Pour rendre la musique libre, Berlioz
voulait l'émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur
révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a
sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme
n'est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole
n'est pas de la musique. Par contre, le geste, c'est-à-dire l'action, se sépare
difficilement autant de la musique que de la poésie, et c'est lui qui
entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans
l'opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste
les réunit. Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l'a réalisée
au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait
probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que
le constater aujourd'hui. Si Wagner a prolongé l'existence de l'opéra et lui a
donné un siècle de plus d'existence en en faisant le drame lyrique, ce n'est
nullement à ses théories qu’on le doit, c'est uniquement à son génie musical,
Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable.
Elles sont d'une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès
parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires
en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans
l’art. « C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est
le seul créateur de l'œuvre d'art, créateur inconscient dont l'artiste saisit
et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c'est l'ensemble de
tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c'est tout homme
qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut ou plus bas
de l'échelle sociale, éprouve et entretient en lui une aspira tian qui le force
à sortir d'un lâche accommodement à la connexion criminelle liant notre Société
et notre Etat, ou de l'obtuse soumission d'esprit à cet ordre de choses ; une
aspiration qui lui fasse ressentir le dégoût des joies vides de notre
civilisation, ou la haine d’un utilitarisme profitable seulement à ceux qui
n’ont besoin de rien et non ceux qui manquent de tout... Le Peuple est
l'ensemble de tous ceux qui éprouvent une commune détresse... » C'est par l'Art
que les hommes expriment leurs aspirations, leur commune détresse. Au temps des
Grecs l'Art était l’expression de la conscience publique ; aussi était-il l’Art
véritable, l'Art du Peuple. Depuis, il ne l'est plus, il est devenu
l'expression particulière de certaines castes, de certains privilégiés,
l'apanage d’une aristocratie plus ignorante et malveillante qu'éclairée et
généreuse. Il faut que l'Art redevienne populaire, qu'il soit de nouveau
l'expression de la conscience publique et, pour cela, qu'il soit
révolutionnaire. Voilà le schéma très concis, de la théorie d'art, basée sur
ses principes sociaux, que Wagner a développée dans ses écrits : Art et
Révolution (1849), l'Œuvre d'Art de l'Avenir (1850), Opéra et Drame (1851),
Lettre à M. Frédéric Vil par lequel il voulait accomplir l'œuvre d'art
révolutionnaire. Celui de la Grèce antique lui offrait « le modèle et le type
des relations idéales de l'art et de la vie publique », car il voyait dans le
drame tragique grec « l'œuvre d'art noble, parfaite, réunissant toutes les
différentes méthodes d’expression artistique, toutes les branches de l'art
aujourd'hui séparées ». Tous les arts doivent se réunir pour former le Drame, «
fin véritable de l'expression d'art ». Le Drame doit recréer la Vie sous la
forme symbolique et populaire du Mythe, poème primitif et anonyme du Peuple
dans lequel la vie est humaine et non conventionnelle. Pour cette création
nouvelle, la poésie et la musique, la parole et le geste, le décor et le
mouvement de la scène doivent également coopérer. La musique ne saurait
exprimer l'action dramatique sans le concours de tous ces éléments. Si grand que
soit le développement qu'elle a pris depuis l'antiquité où elle n'était que
l'accompagnement de la danse, la symphonie à laquelle elle est arrivée n'est
que « l'idéal réalisé de la mélodie de danse ». Le drame ne peut exister sans
elle, elle ne peut exister sans le drame. Telle est la théorie du drame
wagnérien, complément de la théorie d'art social. Elle n'est qu'une belle
théorie d'un « quarante-huitard » de l'art sur la musique et le théâtre. En
pratique, elle se heurte non seulement à des conditions sociales différentes de
celles de l'antiquité, mais surtout à des difficultés de réalisation encore
plus grandes que celles de l'ordinaire opéra. Heureusement, la musique de
Wagner dépasse ses théories, et l'on peut dire qu'elle s'en évade malgré lui,
pour rejoindre dans les espaces libres la symphonie dramatique de Berlioz.
C'est pourquoi elle leur survivra et de nombreuses générations iront encore,
comme celle de R. Rolland il y a quarante ans, « boire la joie, l'amour, la
force dans les Meistersinger (les Maîtres Chanteurs), dans Tristan, dans
Siegfried ». N'est-ce pas un véritable malaise qu'on éprouve lorsque la voix
humaine, fût-ce celle d'une Litvinne, vient se mêler à l'inexprimable symphonie
de la mort d'Yseult ? Et combien de fois, au cours de la Tétralogie, n'at-on
pas la tentation de crier : « Silence ! » à un Wotan ou à une Fricka,
insupportables bavards qui brisent l'action dramatique autrement claire et
compréhensible à l'orchestre que dans leurs discours incohérents hachés de
coupures!... Combien, pour peu qu'on soit familiarisé avec les leitmotiv
wagnériens et qu'on puisse suivre la marche du drame dans ses développements
harmoniques, le bonheur est plus complet d'écouter Wagner dans quelque coin
obscur d'une galerie ou d'une loge dite « d'aveugle », à l'écart des élégances
qui s'ennuient avec distinction et d’un snobisme qui ne sait « entendre et
comprendre que le côté le plus efféminé de l’œuvre de Wagner ». (R. Rolland.)
Dans un monde d'artistes et de littérateurs indifférents à la musique,
Baudelaire eut, le premier, le sens véritablement moderne de ce qu'elle était,
comme il eut celui de la poésie et de tous les arts. Ce fut avec une
intelligence pénétrante qu’il comprit Wagner. Il le défendit avec le plus beau
courage contre « la badauderie publique qui en avait fait sa proie », contre la
cabale des hommes « qui peuvent se donner le luxe d’une maîtresse parmi les
danseuses de l'Opéra », et des « polissons qui se mouchent avec les doigts à
cette fin de les essuyer sur le dos d'un grand homme qui passe » (Baudelaire :
«l’Art romantique). Les symbolistes, à la suite de Baudelaire, imposèrent au
snobisme la curiosité, sinon la compréhension de Wagner, au point que toutes
les branches de l’art ne furent bientôt plus envisagées que sous un point de
vue wagnérien (Voir Symbolisme). Wagner exerça alors un véritable envoûtement
sur le monde musical. Il n'est pas de musiciens, considérés connue plus ou
moins « réformateurs » du vieil opéra et constructeurs du nouveau drame
musical, qui ne subirent son influence. Gounod, Verdi, Reyer, qui avait
germanisé son nom Rey et fit une véritable bouillabaisse marseillaise de la
Tétralogie dans son Sigurt, Saint Saëns, Massenet, Lalo, Chabrier, V. d'Indy,
Bruneau, Chausson, Déodat de Séverac, Magnard, Fauré, Ropartz, Dukas, et nombre
d'autres, même parmi les plus jeunes sur qui César Franck eut une influence
plus déterminante. Presque seul, Bizet rejoignant Berlioz, sut demeurer
purement français. Il n'en fut pas mieux compris par les Sarcey et autres
fossiles pour qui Gounod avait fait la révolution définitive en musique. Le
wagnérisme eut ce résultat excellent de réveiller le goût musical et de
multiplier l'activité des musiciens : il en sortit une réaction contre lui.
D'abord timide elle se fit plus audacieuse lorsqu'elle eut trouvé en César
Franck l'appui solide qu’il lui fallait. César Franck avait accompli une œuvre
remarquable dans une quasi-solitude remplie par l'art, avec une conscience et
une grandeur d'âme qui ne se démentiront jamais devant la mauvaise fortune et
l’hostilité de son temps. S'il n'avait pas le génie de Berlioz, il avait une
connaissance historique de la musique qui manquait à ce dernier. Il était
nourri de Bach ; il en fut le continuateur dans la symphonie dramatique à
laquelle il donna une sorte de pureté classique, tout en lui apportant une
nouveauté hardie qui souleva contre lui les animosités. César Franck fut le
maître de toute une école de jeunes musiciens pénétrés de sa science et de son
esprit novateur. Ils formèrent les groupes des Chanteurs de Saint-Gervais
(1892) et de la Schola Cantorum (1894), puis l'Ecole Supérieure de Musique,
dirigée par V. d'Indy. Les musiciens continuateurs de l'œuvre de C. Franck
furent en quelque sorte les « chartistes » de la musique en ce qu’ils
étudièrent ses anciens textes et les répandirent. En même temps, ils firent
connaître la musique moderne, la russe en particulier, mais ils travaillèrent
surtout à donner à la nouvelle musique une personnalité française en la
dégageant du joug wagnérien Le mouvement aboutit, en 1902, à Pelléas et
Mélisande, de Debussy. Cette œuvre fut le moment le plus caractéristique de la
réaction antiwagnérienne ; elle rompit d'autant mieux le charme wagnérien
qu'elle s'accordait avec les tendances et les goûts à la fois morbides et
indépendants alors à la mode. Plus voluptueuse que virile, plus délicate que
puissante, l’œuvre de Debussy est la formule d’un aristocratisme de l’esprit.
Pelléas et Mélisande a de plus la faiblesse, malgré ses novations aux formules
antérieures, de ne pouvoir se passer de la scène ; elle est par-dessus tout du
théâtre. Elle a ouvert cependant des voies nouvelles nécessaires. Plus que dans
le drame lyrique, le théâtre musical s'est renouvelé dans la danse. Autant la
collaboration de la poésie et de la musique est arbitraire et contradictoire,
autant celle de la danse et de la musique est complémentaire et nécessaire. Le
rythme commun scelle leur union. Il n'est pas une danse sans musique, il n'est
pas une musique qui ne puisse être dansée, même la plus grave, la plus solennelle.
La musique est 1'âme de la danse ; la danse est la réalisation plastique de la
musique. La révélation que furent les ballets russes détermina un
bouleversement complet dans les conceptions de la mise en scène et de
l'interprétation dramatique musicale. Celle-ci prit alors sa véritable
expression et toute son importance. Commencée pur Debussy, et on peut dire en
marge du monde musical par Erik Satie, vrai novateur toujours
incompréhensiblement écarté des concerts, bien qu’il soit compréhensiblement écarté
des concerts, bien qu’il soit mort, l'œuvre de renouvellement musical est
continuée pur les Dukas, Ravel, Florent Schmitt, Roussel,. Honegger, Darius
Milhaud, Poulenc, les russes Stravinsky et Prokofiev, l'espagnol De Falla, qui
sont les plus notoires parmi les vivants actuels, et d'autres plus jeunes. Elle
s'étend à toute la musique dramatique et symphonique et à tous les genres, depuis
le drame lyrique (opéra), le ballet, l'oratorio, jusqu'à la symphonie et la
musique de chambre. Mentionnons, en regrettant de ne pouvoir nous y arrêter
davantage, les musiciens russes dont l'œuvre a eu une part si considérable
d’influence dans la nouveauté du mouvement musical actuel, les Glinka,
Dargomisky, Tchaïkovski, Balakireff, Borodine, Rimski-Korsakov, Moussorgski.
C'est dans le folklore russe dans son inépuisable source populaire
d'inspiration, que la musique russe a pris l'originalité et l'intensité de vie
qui la caractérisent. En Allemagne, formant la transition entre Liszt-Wagner et
les jeunes musiciens actuels, Brahms, le plus opposé aux novateurs, Bruckner,
le plus hardi parmi ceux-ci et son disciple Hugo Wolf, véritable génie musical
mort trop jeune, à qui R. Rolland a consacré un article plein d'émotion,
Richard Strauss, Mahler, Humperdinck.
LA MUSIQUE ART SOCIAL. - R.
Rolland a écrit, en parlant de la portée sociale des œuvres de Berlioz : «
Comment de pareilles œuvres sont-elles négligées par notre démocratie, comment
n'ont-elles pas leur place dans notre vie publique, comment ne sont-elles pas
associées à nos grandes cérémonies? - C'est ce qu’on se demanderait avec
stupéfaction, si l'on n'était habitué, depuis un siècle, à l'indifférence de
l'Etat à l'égard de l’art. Que n'aurait pu faire Berlioz, si les moyens lui en
avaient été offerts, ou si une telle force avait trouvé son emploi dans les
fêtes de la Révolution! » L’indifférence de l'Etat à l'égard de l'art est celle
de la démocratie qu'il représente. Pour qu'il réalisât cette œuvre populaire
que R. Rolland voudrait lui voir accomplir, il faudrait d’abord qu'une
véritable démocratie ne continuât pas « la sale et stupide République » que
Berlioz voyait déjà dans celle de 1848. Berlioz ne se dressait pas contre la
révolution et la démocratie, mais lorsqu’il invectivait « l'infâme racaille
humaine », il avait, comme Renan, comme Flaubert, l'intuition de ce qu'elle
ferait de cette révolution et de cette démocratie (voir Muflisme). L'Etat suivant
la platitude de son élite gouvernante, « ne peut permettre qu'un certain degré
d’art » (M. Leygues, ministre des Beaux-arts). Le fait qu’un Berlioz peut faire
partie de l'Institut ne change rien à ce principe pas plus que celui d'un César
Franck égaré dans le professorat du Conservatoire où il scandalisait les Massé
les Reber les Bazin, producteurs de rogatons musicaux, parce qu'il avait «
l’audace de voir dans l'art autre chose qu'un métier lucratif » (R. Rolland).
Depuis un siècle et demi que l'Académie des Beaux Arts a fait une place à la
musique dans l’aréopage en y admettant six musiciens, on se demande quelle
espèce de services elle lui a rendus. Si, en Chine, depuis des milliers
d'années, il y a au gouvernement un ministère de la musique, en France on n'a
jamais eu un ministre que la musique ait intéressé, sauf en dilettante et comme
protecteur de certaines de ses vestales. Malgré l'importance de la musique, la
pédagogie officielle l'ignore ou ne s'en occupe que suivant des méthodes
absolument incohérentes. L'organisation de son enseignement est d’une
lamentable pauvreté, abandonnée à des initiatives parfois généreuses, trop
souvent fantaisistes, sans programme sérieux qui la mettrait à sa vraie place
dans la culture générale. L'enseignement démocratique, de plus en plus
préoccupé de préparation guerrière et patriotique, aurait probablement banni la
musique des écoles primaires si elle ne servait à apprendre aux enfants les
exercices militaires en chantant : « Petits enfants, petits soldats, Qui
marchez comme de vieux braves... » On a vu, dans les premiers jours de la
guerre de 1914 ces défilés d’écoliers, conduits dans les rues par leurs
instituteurs en « service commandé », piaillant une Marseillaise qu'ils
n'avaient jamais appris à chanter ensemble et en mesure. L'éducation musicale
populaire est le dernier souci de la démocratie. Elle estime faire tout son
devoir quand elle subventionne quelque orphéon ou quelque musique de pompiers,
et encore ne le fait-elle pas pour la musique. Quand l'orphéon a bien chanté,
quand les pompiers ont bien soufflé dans leurs embouchures, ils ont soif et ils
vont boire ; cela fait marcher le commerce des bistrots, « remparts de la
dignité nationale ». En 1927, dans les nouveaux programmes de l'enseignement
secondaire, on oublia tout simplement d’inscrire la musique. On ne l'ignore pas
moins dans les ouvrages en usage dans cet enseignement. Après avoir longuement
raconté des niaiseries sur les faits et gestes des rois et de leur séquelle,
exalté leurs victoires, dissimulé leurs crimes, « plutarquisé » effrontément
l'histoire, on fait une petite place à la science, aux lettres, aux arts. On
cite quelques noms de ces savants, de ces poètes, de ces artistes qui purifient
le passé de toutes ses infamies, mais on ne fait aucune mention des musiciens.
L'histoire officielle n’a jamais connu que le tambour, et elle met une sorte de
pudeur à dire que les vainqueurs de Valmy chantaient la Marseillaise. Dans les
lycées, les cours de musique sont le plus souvent des séances d'épouvantable «
chahut » où le malheureux professeur, qui n'a rien d'un Orphée, est impuissant
à charmer les jeunes fauves déchaînés contre lui. La musique, « art d'agrément
», n'est pas une matière du baccalauréat, et la jeunesse qui se prépare dans
des voies « réalistes » n'a pas à s'embarrasser la cervelle de cette « futilité
». Dans un état social où la civilisation ne serait pas le triomphe de la
flibusterie financière et de la barbarie guerrière, on ne comprendrait pas que
dans les établissements d'enseignement il n'existât pas des chœurs capables
d'apporter leur concours à des fêtes musicales, et que ces chœurs n'existassent
pas au moins dans les conservatoires, avec obligation pour tous les élèves de
chant d'en faire partie. Mais les conservatoires ne sont que des écoles de
vanité cabotine où tous professeurs et élèves, sauf quelques honorables
exceptions qui n’influencent aucunement l'ensemble, ne cherchent qu'à se faire
une situation personnelle aux dépens de leurs camarades et surtout de la
musique. Quelle autre besogne pourraiton demander à ces conservatoires lorsqu'
on voit les conditions matérielles de leur existence? Il y en avait trente-six
en 1914, il y en a actuellement quarante-quatre appelés pompeusement «
nationaux ». En 1914 la subvention que l'Etat leur accordait était de 121.675
francs ; elle n'est, en 1930, que de 138.000 francs avec huit établissements en
plus et le franc à quatre sous!... Certains de ces conservatoires, qui comptent
plus de quatre cents élèves, reçoivent une subvention de 100 frs! Aucun crédit
n'est prévu pour le l'emplacement du matériel, l'achat de partitions, celui de
pianos qui coûtent aujourd'hui 10 à 18.000 francs, etc... Des professeurs ont
des traitements inférieurs à 1.200 francs par an. (Rapport de M. Bousquet,
président de t'Association des directeurs des conservatoires nationaux).
L'enseignement supérieur n'est pas mieux partagé que le primaire et le
secondaire. Nous avons vu qu'au moyen âge il y avait des chaires d'enseignement
musical dans les Universités. La seule chaire de ce genre qui existait en
France, avant 1914, état celle de la Sorbonne où avait enseigné R. Rolland. Il
y en a une seconde, héritée de l'Allemagne, depuis que Strasbourg est redevenue
une ville française. En Allemagne, il n'est pas une Université où la musique ne
soit enseignée. Celle de Berlin compte sept professeurs et cinq cents étudiants
suivent leurs cours. En une semaine, il se fait horairement, à l'Université de
Berlin, autant de travail pour la musique que dans toute une année à la
Sorbonne! On voit que la France est de plus en plus « le pays des arts », comme
disait ironiquement Daumier. On assiste parfois, il la Chambre des Députés, à
des joutes oratoires au sujet des « humanités », les classes dominantes ayant
un intérêt majeur à maintenir un enseignement classique qui entretient leur
séparation d'avec les prolétaires, à la faveur d'Aristote tripatouillé par
Thomas d'Aquin. Mais on n’y parle jamais de la musique, art populaire par
excellence qui fait les hommes égaux par les sentiments qu'elle inspire et qui
serait la plus souveraine inspiratrice de la véritable société future comme
elle le fut du communisme de Platon et de l' l'Utopie de Thomas More. Le seul
et véritable progrès musical de notre époque se fait en dehors des institutions
officielles, grâce à des entreprises privées d’enseignement et de concerts.
Seules des entreprises particulières, aussi modestes que désintéressées, sont
parvenues à entretenir dans l’âme populaire la faible flamme musicale qui y
brûle encore. Ce n'est pas à l'Etat, c'est à Bocquillon-Wilhelmm, professeur de
musique dans les écoles de Paris, dont la méthode d’enseignement mutuel donnait
des résultats remarquables, qu'on dut, en 1836, la fondation du premier
orphéon. Méthode et institution se répandirent dans toute la France, grâce aux
efforts d'un disciple de Wilhelm, Eugène Delaporte. C'est ainsi qu'une œuvre
d'éducation musicale pour le peuple, admirable dans ses intentions sinon dans
ses résultats, fut fondée il y a un siècle. Elle continue de vivre, mais dans
des conditions déplorables, abandonnée aux bonnes volontés qui, si nombreuses
et si ardentes qu'elles soient, ne peuvent suffire à l'élever au niveau qui
devrait être le sien. Béranger écrivait à son ami Wilhelm : « Les cœurs sont
bien près de s'entendre Quand les voix ont fraternisé ! » Mais les pouvoirs
publics ont autre chose à faire qu'à encourager la fraternisation des voix et
l'entente des cœurs. C'est toujours par les seules initiatives privées que des
groupes de travailleurs sont arrivés à des résultats bien supérieurs à ceux des
orphéons ordinaires, telle la phalange qui groupe deux cents exécutants
instrumentistes et choristes des Forges et Aciéries d'Unieux (Loire), et
interprète avec une intelligence et une précision remarquables un répertoire
qui va des œuvres de Roland de Lassus à celles de Bach et de Wagner.
L'initiative de M. Roger Ducasse a créé, parmi les élèves des écoles primaires
de Paris, un groupe choral assez instruit pour interpréter dans de bonnes
conditions de belles œuvres. M. Ducasse a fondé aussi la Chorale des
professeurs et instituteurs de la Ville de Paris, dévouée avec ferveur à la
musique. D'autres éléments non moins intéressants sont dispersés à travers la
France, qui pourraient faire une œuvre considérable mais manquent de moyens,
restant abandonnés des pouvoirs publics et de la foule livrée par ces pouvoirs
à des joies musicales dégradantes. Aussi, la France est-elle largement
distancée par l'étranger, l'Allemagne, en particulier, et même la « barbare »
Russie où la musique populaire est d'une extraordinaire vitalité. Tout l'effort
de l'Etat, pour l'art musical, se concentre sur l'Opéra et l'Opéra-comique. Le
premier, établissement somptuaire, pompeux et inutile, coûte très cher et rend
de moins en moins de services à l'art musical. Mais il continue à faire partie
du décor officiel, comme au temps des rois. Il est « de plus en plus un
fastueux salon, un peu défraîchi, où le public s'intéresse plus à lui-même
qu'au spectacle » (R. Rolland). Sa faillite artistique serait définitive si,
depuis trente ans, le répertoire wagnérien, bien qu'il y soit fort mal chemine
cahin-caha, perpétuant la gloire fanée des Rigoletto et des Faust
anachroniques, incapable de donner une interprétation simplement correcte des
chefs-d'œuvre du passé : Armi sous l’ennui mortel que fait peser son atmosphère
les œuvres nouvelles, même les plus vivantes. Déjà, il y a deux cents ans, une
nouvelliste écrivait : « J'ai trouvé l'Opéra en assez mauvais état, à la danse
près qui est plus parfaite que jamais ». Seule encore aujourd'hui, la danse
réussit parfois à mettre de la gaieté dans cet hypogée de la musique, comme
elle met son sourire sur sa morne façade par l’admirable groupe de Carpeaux, Le
véritable théâtre musical est, à Paris, l'Opéra-comique, depuis qu'il a rompu
avec les traditions du temps de Louis Philippe et que don José y a poignardé
Carmen en 1875. Les œuvres les plus caractéristiques, à des degrés de valeur
divers, de la musique française moderne, y ont été jouées : Carmen, de Bizet,
Manon, de Massenet, le Roi d’Ys, de Lalo, Louise, de Charpen Debussy, Ariane et
Barbe Bleue, de Dukas, Bérénice, d'A. Magnard, Pénélope, de Fauré, la Lépreuse,
de S. Lazzari, l'Heure Espagnole, de Ravel, etc... Il est fâcheux que l'art
inférieur du véris des Habanera et autres, y tienne tant de place. Par contre,
les chefs-d'œuvre anciens y ont une interprétation plus exacte qu'à l'Opéra.
Des représentations d’Iphigénie en Tauride, avec Mme Caron, d'Orphée, avec Mme
Delna, de Fidelio, avec Mme Raunay, y ont été remarquables. Il est à regretter
que l'orchestre et les chanteurs de l'Opéra-comique, pas plus que ceux de
l'Opéra, n'arrivent à prendre le ton et le mouvement que réclament les œuvres
de Mozart. Et ceci suffit à démontrer que le véritable rythme musical n'est pas
dans le hourvari moderne où cet orchestre et ces chanteurs se trouvent plus à
leur aise, sans doute parce qu'il s'y fait généralement plus de bruit que de
musique. Parlerons-nous du théâtre musical en province? Sauf de très rares
exceptions, il y coûte aussi cher qu’à Paris et il est au-dessous de tout, son
exploitation échappant à tout contrôle sérieux des municipalités et à toute
critique, soit du public, soit de la presse qui prétend « éduquer » ce public.
Il n'y a que cent ans que la musique de concert a commencé à se répandre en
France pour atteindre le grand public. Depuis cinquante ans, les entreprises se
sont multipliées, et trop multipliées depuis trente ans, pour n’être bien
souvent que des « affaires » où 1a musique à plus à perdre qu'à gagner, livrée
qu'elle est à tous les procédés du banquisme. Les premiers grands concerts
furent ceux de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris, fondée en
1828, sous la direction d’Habeneck. Bien que souvent retenue par la routine
académique, cette société fit beaucoup pour le progrès musical. Elle commença
la vulgarisation des symphonies de Beethoven dont le lumineux sillon ouvrit la
voie à la musique symphonique quasi-ignorée en France. Elle admit Berlioz à ses
programmes avant qu'il fût membre de l'Institut. Ce ne fut que vingt ans après,
en 1848, qu’on vit le premier essai d'une entreprise de concerts indépendante.
Seghers la créa sous le titre de Société de Sainte-Cécile. Elle dura jusqu'en
1854. En 1861, Pasdeloup fonda les premiers concerts populaires de musique
classique. L'intention était remarquable et, si les résultats artistiques
furent assez médiocres, l'entreprise n'en favorisa pas moins le goût musical
qui s'éveillait dans les milieux intellectuels. L'intérêt soulevé par ces
concerts provoqua la formation de la Société Nationale, en 1871, puis des
Concerts Colonne, en 1871, et des Concerts Lamoureux en 1882. La Société
Nationale répandit véritablement la connaissance de la musique symphonique et
celle surtout des nouveaux musiciens français. Colonne s'appliqua à faire
connaître Berlioz ; Lamoureux se voua à Wagner. Le vrai concert populaire où la
musique, consciencieusement interprétée fut offerte au peuple, fut chez
Colonne. Ses concerts ont fait une œuvre admirable pour la jeunesse studieuse et
laborieuse que « l'ouvriérisme » ne détournait pas de la recherche
intellectuelle et de la joie spirituelle. Les concerts Lamoureux avaient une
clientèle plus aristocratique, mais pas plus intelligente ni plus vibrante d’un
pur enthousiasme. Depuis, diverses sociétés de concerts se sont formées, se
faisant une concurrence souvent plus boutiquière qu'artistique et dont les
destinées n’ont pas toujours été heureuses. C'est que la musique ne trouve,
parmi l’immense population parisienne, qu'un public assez restreint ; il serait
insuffisant à faire vivre les entreprises musicales sans l'appoint important
des étrangers de passage. En province se fondèrent aussi des sociétés de
concerts qui plus ou moins prospérèrent et suivirent généralement les
programmes des concerts parisiens. Le public populaire qui ne s'abandonne pas
aux basses productions de la musique théâtrale, du café-concert et du cinéma
plus ou moins « sonorisé », fréquente quelque peu ces concerts, lorsqu'ils ne
lui sont pas fermés par le snobisme. Il y met même une bonne volonté qui
mériterait les encouragements sérieux d'un état social moins appliqué à
l'abrutir. Mais tout se tient. On ne peut vouloir embellir l'existence
intellectuelle et morale d’hommes qu'on veut tenir économiquement dans l'esclavage
; au travail-machine correspond la distraction machine, au travail qui épuise
le corps correspond le plaisir qui stérilise l'esprit. Plutôt que d’embellir la
vie du travailleur, ses maîtres et leurs domestiques trouvent toujours que sont
assez bons pour lui les ersatz, des sous-produits que des entrepreneurs
d’ignominies fabriquent à son usage, estimant que la bonne musique n'est pas plus
faite pour lui qu'une nourriture saine ou un bon pardessus. Si, «
démocratiquement », on lui fait la faveur de lui offrir de la bonne musique, il
ne faut pas qu'il soit trop difficile sur la qualité. C'est ainsi qu'on lit
dans des journaux même socialistes, des opinions de ce genre : « Pour attirer
le public au concert, il n'est pas indispensable de lui donner des exécutions
parfaites, mais simplement de lui présenter des œuvres dont il comprend la
valeur et dont il goûte la beauté, même à travers les imperfections qui
résultent surtout d’une trop hâtive préparation ». Eh bien, nous disons
énergiquement : Non!... Pas d'art du tout, plutôt qu'un art « socialisé » de
cette façon. C'est là une manière de faire « l'éducation musicale » du peuple,
aussi pernicieuse que celle dont on fait son « éducation politique » ; la
première lui fait perdre le sens du beau comme la seconde lui enlève toute
vertu civique. Les démocrates-éducateurs suivent ainsi le courant général qui
fait la contusion des classes dans le marais intellectuel du muflisme où il
n’est plus rien que de bas. On s’habitue à des approximations, en musique comme
en toutes choses, parce que l'utilitarisme tue le goût et que la mécanisation
asservit l'intelligence et détruit le sentiment. Il faudrait que les
travailleurs comprissent bien toute la puissance éducative et émancipatrice de
la musique. Elle rend l'individu plus fort, elle enrichit sa valeur collective,
elle élargit sa puissance d'association et d'action. L'exemple le plus
caractéristique de ce que peut faire la volonté populaire associée à une noble
idée nous est donné aujourd'hui par les Fêtes du Peuple qui offrent aux
travailleurs parisiens les plus magnifiques concerts qu’ils aient jamais eus.
Ces fêtes sont nées de l'effort d'Albert Doyen, grand musicien et véritable
artiste pour qui l’art n'a de signification que s'il est social. Après avoir
commencé, il y a douze ans, en groupant pour chanter une centaine de
travailleurs de toutes les professions, il a peu à peu élargi son œuvre, adjoint
à son chœur un orchestre, et il est arrivé à offrir au public populaire qu'il
convie dans les faubourgs, des fêtes musicales et poétiques qu'aucun grand
concert ne lui offre. Aucun snobisme ne se mêle à l'élan spontané des
prolétaires qui y participent, exécutants et auditeurs. Ils réalisent ainsi la
grande pensée que Wagner a fait exprimer à Hans Sachs dans ses Maîtres
Chanteurs de Nuremberg : « Le Peuple et l'Art sont solidaires ; ensemble ils
fleurissent et prospèrent ». Ils poursuivent ainsi le but non moins magnifique
de Berlioz qui voulait la liberté de la musique par la liberté humaine. Ils
montrent la voie de la véritable émancipation au prolétariat tout entier,
lorsqu’ils chantent l’hymne sublime de Beethoven : « Que la liberté descende De
son radieux palais, Que sur nous elle répande La concorde avec la paix...
...Plus de haines, plus de
guerres, Grâce à son pouvoir vainqueur : Tous les hommes sont des frères Et
n’ont plus qu’un même cœur ».
- Edouard ROTHEN.
NOTA. - Nous nous sommes
tenus, dans cet article, pour ne pas lu i donner des développements hors de
proportion avec le cadre de l'E.A. à parler de l'histoire de la musique, de ses
transformations et de son importance sociale. Nous n'avons pu parler que
superficiellement de l'usage qui en est fait, d'abord par les trafiquants qui
l'exploitent en faisant servir habilement les instincts et les sentiments
humains au négoce qui est le leur, ensuite comme moyen d'abrutissement social
et de démoralisation humaine. Tout cela se tient avec le système de médiocratie
avilissante auquel est tombée la société actuelle et que nous avons dénoncé
dans différents articles, notamment dans Art, Beauté, Lettres, Littérature,
Muflisme. - E. R.