"Ce qu'on nomme de nos jours, par un terme qui appellerait bien des éclaircissements, la lutte des classes est, de tous les conflits qui opposent des groupements humains, le plus concret, celui dont l'objectif est le plus sérieux. Pourtant la aussi interviennent parfois des entités purement imaginaires qui empêchent toute action dirigée, qui amènent presque tous les efforts à porter dans le vide, et qui presque seules suscitent le danger de haines inexpiables, de destructions inutiles, peut-être de tueries sans limites. La lutte de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent, lorsque le mode de commandement entraîne l'écrasement de la dignité humaine chez ceux d'en bas, est ce qu'il y a au monde de plus légitime, de plus motivé, de plus authentique. Cette lutte a toujours existé, parce que ceux qui commandent tendent toujours, qu'ils le sachent ou non, à fouler aux pieds la dignité humaine au-dessous d'eux ; la fonction de commandement, pour autant qu’elle s'exerce, ne peut pas, sauf cas exceptionnels, respecter l'humanité dans la personne des agents d'exécution. Si elle s'exerce sans aucune résistance, elle en arrive inévitablement 1s'exercer comme si les hommes étaient des choses, et encore des choses exceptionnellement souples et maniables ; car l'homme soumis a la menace de mort, qui est en dernière analyse la sanction suprême de toute autorité, peut devenir beaucoup plus maniable que la matière inerte. Aussi longtemps qu'il y aura une hiérarchie sociale, quelle que puisse être d'ailleurs cette hiérarchie, ceux d'en bas devront lutter et lutteront pour ne pas perdre tous les droits d'un être humain. D'autre part, la résistance de ceux d'en haut aux efforts surgis d'en bas, si elle est naturellement moins sympathique, repose du moins sur des motifs concrets. D'abord, sauf le cas d'une générosité assez rare, les privilégiés préfèrent nécessairement garder intacts leurs privilèges matériels et moraux. Et surtout ceux qui sont investis des fonctions de commandement ont pour mission de défendre l'ordre indispensable à toute vie sociale, et le seul ordre possible à leurs yeux est celui qui existe. Ils ont raison dans une certaine mesure, car jusqu'à ce qu'un nouvel ordre soit établi en fait, personne ne peut affirmer qu'il sera possible ; c'est précisément pourquoi un progrès social petit ou grand n'est possible que si la pression d'en bas est assez forte pour imposer en fait des conditions nouvelles aux rapports sociaux. Il s'établit ainsi continuellement, entre la pression d'en bas et la résistance d'en haut, un équilibre instable qui définit à chaque instant la structure d'une société. Mais la rencontre de ces deux efforts opposés n'est pas une guerre, même s'il arrive que çà ou là il coule un peu de sang. Les colères y sont inévitables, mais non la haine. Elle peut d'un côté ou de l'autre, ou des deux côtés, tourner en extermination ; mais alors c'est qu'elle change de nature, et que les objectifs véritables de la lutte s'effacent de la pensée des hommes, soit qu’un désir aveugle de vengeance paralyse la pensée soit que l'intervention d'entités vides de sens donne l’illusion, toujours erronée, qu'un équilibre est impossible. Il y a alors catastrophe ; mais de telles catastrophes sont évitables. L'antiquité ne nous a pas seulement légué l'histoire des massacres interminables et inutiles autour de Troie, elle nous a légué aussi l'histoire de l'action énergique et pacifique par laquelle les plébéiens de Rome, sans verser une goutte de sang, sont sortis d'une situation qui touchait à l'esclavage et ont obtenu, comme garantie de leurs droits nouveaux, l'institution des tribuns. C'est exactement de la même manière que les ouvriers français, par l'occupation pacifique des usines, ont imposé les congés payes, les salaires garantis et les délégués ouvriers. On ne peut pas énumérer toutes les abstractions vides qui faussent aujourd'hui la lutte sociale, et dont certaines risquent de la faire dégénérer en une guerre civile funeste pour les deux camps. Il y en a trop. On ne peut que prendre un exemple. Ainsi que peuvent avoir dans l'esprit ceux pour qui le mot « capitalisme» représente le mal absolu ? Nous vivons sous un régime qui comporte des formes de contraintes et d'oppression parfois écrasantes ; des inégalités très douloureuses ; des masses de souffrances inutiles. D'autre part, ce régime est économiquement caractérisé par un certain rapport entre la production et la circulation des marchandises, entre la circulation des marchandises et la monnaie. Dans quelle mesure exacte est-ce que ces deux rapports conditionnent les souffrances en question ? Dans quelle mesure ont-elles d'autres causes ? Dans quelle mesure l'établissement de tel ou tel autre système les allégerait-il ou les aggraverait-il ? Si on étudiait le problème ainsi posé, on pourrait peut-être apercevoir approximativement dans quelle mesure le capitalisme est un mal. Comme on reste dans l'ignorance, on rapporte toutes les souffrances qu'on subit ou qu'on constate autour de soi à quelques phénomènes économiques d'ailleurs perpétuellement changeants, et qu'on cristallise arbitrairement en une abstraction impossible à définir. De la même manière, un ouvrier rapporte arbitrairement au patron toutes les souffrances qu'il subit dans l'usine, sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de l'entreprise ne lui infligerait pas encore une partie de ces souffrances ou même n'en aggraverait pas certaines ; pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de l'être humain accablé par des conditions de vie trop dures. Dans l'autre camp, une ignorance identique fait assimiler à des fauteurs de désordre tous ceux qui envisagent la fin du capitalisme, parce qu'on ignore dans quelle mesure et à quelle condition les rapports économiques qui constituent actuellement le capitalisme peuvent être légitimement considérés comme nécessaires à l'ordre. Ainsi la lutte entre adversaires et défenseurs du capitalisme est une lutte d'aveugles ; les efforts des lutteurs, d'un côté comme de l'autre, n'embrassent que le vide ; et c'est pourquoi cette lutte risque de devenir impitoyable. La chasse aux entités dans tous les domaines de la vie politique et sociale apparaît ainsi comme une oeuvre de salubrité publique. L'effort d'éclaircissement pour dégonfler les causes des conflits imaginaires n'a rien de commun avec celui des endormeurs qui tentent d'étouffer les conflits sérieux. C'est même exactement le contraire. Les beaux parleurs qui, en prêchant la paix internationale, comprennent par cette expression le maintien indéfini du statu quo au profit exclusif de l'État français, ceux qui, en recommandant la paix sociale, entendent conserver les privilèges intacts ou du moins subordonner toute modification à la bonne volonté des privilégiés, ceux-là sont les pires ennemis de la paix internationale et civile. Discriminer les oppositions imaginaires et les oppositions réelles, discréditer les abstractions vides et analyser les problèmes concrets, ce serait, si nos contemporains consentaient a un pareil effort intellectuel, diminuer les risques de guerre sans renoncer à la lutte, dont Héraclite disait qu'elle est la condition de la vie."
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