Rousseau, nouveau médecin des iles:
"Les bagnes de la Guyane sont essentiellement des charniers où, s'alliant à la syphilis et à la tuberculose, tous les parasites tropicaux - hématozoaires du paludisme, ankylostomes, amibes de dysenterie, bacilles de Hansen etc- deviennent les auxiliaires les plus sûrs d'une administration dont le rôle est de regarder fondre les effectifs qui lui sont confiés. les plus farouches théoriciens de l'"élimination" peuvent être satisfaits...
En fait, le condamné n'a qu'un droit, celui de se taire. Frustré dans tous les domaines, vêtements, habitation, hygiène corporelle, aussi bien que la nourriture, il ne se plaint pas, pour éviter les rigueurs d'une commission disciplinaire devant laquelle le plaignant est obligatoirement convoqué et qui, par système, refuse toute créance à sa parole.
Pour nos voisins hollandais, anglais et vénézuéliens, c'est un scandale de voir échouer plusieurs fois par an sur leur littoral ces radeaux de fortune chargés d'évadés affamés qui, bravant les risques de la mer, ont tout tenté pour échapper à la mort lente, fatale au pénitencier.
Quant aux méthodes de relèvement, c'est ici chose inconnue. Et que dire du traitement des récidivistes, pour la plupart psychopathes, sous le soleil des tropiques? En vérité, les bagnes de la Guyane sont la négation de la prophylaxie criminelle, des méthodes de rééducation médicale et pédagogique, de la psychiatrie, de la biocriminologie - en un mot, du bon sens".
"Quant à l'anarchie, elle a été réduite en poudre par octobre 1917. En Russie, les bolcheviks ont déporté les dernières hordes de babouniniens en Sibérie; ils en ont exécuté d'autres, ils ont massacré en Ukraine les partisans de Makhno - qui les avaient pourtant sauvés des troupes du général Wrangel. Ils ont maté la révolte de Cronstadt. Dans le monde entiers, "les autoritaires" ont conquis le prestige absolu chez les intellectuels et dans les masses. En France même, les bandits tragiques de la "bande à Bonnot" ont provoqué une confusion fâcheuse dans les esprits entre le gangstérisme et l'anarchisme. Les modes d'action collective l'ont emporté sur l'individualisme. les syndicats ont pénétré le prolétariat et la C.G.T. s'est débarassée de ses derniers relents libertaires pour passer sous la coupe marxiste.
beaucoup d'anciens compagnons se sont laissé prendre, comme Pierre Monatte (qui en est revenu en 1924), à la fascination de la victoire de Lénine. Aux yeux des rarissimes purs, ce sont des renégats. La cassure définitive a eu lieu lors d'un meeting à la Grange-aux-belles, en janvier 1924, quand les bolcheviks ont tiré sur les libertaires et tué deux d'entre eux.
May Picqueray, haute comme trois pépins de pomme, l'éternelle collaboratrice de Louis Lecoin avant de devenir conscience du Réfractaire et correctrice au canard enchainé, racontait souvent la scène. Elle la relate dans ses souvenirs.
Du podium, les balles partent et nous sifflent aux oreilles.
Dans la salle, c'est la panique, les gens fuient vers la sortie, ou se piétinent, les sièges sont brisés, les vitres aussi. Ce n'est pas beau à voir...
Dans notre coin, nous nous comptons. Une quinzaine environ. Certains copains sont allongés sur le sol. Tout à coup, Poucet, que nous appelions "le plombier", s'écroule près de moi, le long du mur. Je lui tapote la joue, croyant à un malaise.
-Mais May, je suis touché...
Je ne vois rien. J'ouvre sa veste; au dessous de la ceinture, le sang coule...Il a deux balles dans le ventre. Puis il tombe sur le côté...
"Clot, ce grand garçon à casquette, qui se trouvait près de moi pendant la bagarre, s'était élancé vers la tribune, d'où partaient les coups de feu. Arrivé au pied de celle-ci, il s'écroule à son tour, tué d'une balle tirée de haut en bas qui lui traverse la casquette et le crâne...D'autres camarades sont blessés...
Les bolchéviks n'assassinent pas qu'en Russie..."
"Au début de 1929, je me trouvais au siège du libertaire, quand un homme trapu, sans âge, se présenta comme étant Marius Jacob, condamné au bagne à perpétuité en 1905, pour une centaine de cambriolages.
Ses yeux noirs, expressifs, plongeaient dans les vôtres comme au fond du coeur; son visage était buriné: trace des souffrances qu'il avait subies pendant les vingt-trois ans d'enfer qu'il venait de "vivre".
Je connaissais l'histoire de cet artiste de la cambriole qui avait inspiré le personnage d'Arsène Lupin et tout ce que je savais sur lui me le rendait sympathique. je le serrai dans mes bras et l'embrassai très fort. Nous lui fîmes fête; il était comme un enfant , ébahi par les changements survenus pendant sa longue absence: le métro, les tramways au lieu des voitures à chevaux. La plupart de ses camarades de jeunesse avaient disparu. La répression policière était passée par là...
Avec deux ou trois copains, nous l'emmenâmes déjeuner et, peu prolixe - on le comprend- il nous dit combien il était heureux d'en être sorti et de retrouver sa mère qui l'avait défendu et soutenu pendant son séjour en enfer".
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