"En quoi l'homme primitif est-il esclave ? C'est qu'il ne dispose presque pas de sa propre activité ; il est le jouet du besoin, qui lui dicte chacun de ses gestes, ou peu s'en faut, et le harcèle de son aiguillon impitoyable ; et ses actions sont réglées non pas par sa propre pensée, mais par les coutumes et les caprices également incompréhensibles d'une nature qu'il ne peut qu'adorer avec une aveugle soumission. "
"Ainsi, en dépit du progrès, l'homme n'est pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent l'univers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société qu'il forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux."
"Nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il s'accomplit. La vie primitive est quelque chose d'aisément compréhensible ; l'homme est piqué par la faim, ou tout au moins par la pensée ellemême lancinante qu'il sera bientôt saisi par la faim, et il part en quête de nourriture ; il frissonne sous l'emprise du froid, ou du moins sous l'emprise de la pensée qu'il aura bientôt froid, et il cherche des choses bonnes à créer ou à conserver la chaleur ; et ainsi de suite. Quant à la manière de s'y prendre, elle lui est donnée tout d'abord par le pli, pris dès l'enfance, d'imiter les anciens, et aussi par les habitudes qu'il s'est lui-même données, au cours de multiples tâtonnements, en répétant les procédés qui ont réussi ; lorsqu'il est pris au dépourvu, il tâtonne encore, pousse qu'il est a agir par un aiguillon qui ne lui laisse point de répit. En tout cela, l'homme n'a qu'à céder a sa propre nature, et non à la vaincre. Au contraire, dès qu'on passe à un stade plus avancé de la civilisation, tout devient miraculeux. On voit alors les hommes mettre de côté des choses bonnes à consommer, désirables, et dont cependant ils se privent. On les voit abandonner dans une large mesure la recherche de la nourriture, de la chaleur et du reste, et consacrer le meilleur de leurs forces à des travaux en apparence stériles. A vrai dire ces travaux, pour la plupart, loin d'être stériles, sont infiniment plus productifs que les efforts de l'homme primitif, car ils ont pour effet un aménagement de la nature extérieure dans un sens favorable a la vie humaine ; mais cette efficacité est indirecte, et souvent séparée de l'effort par tant d'intermédiaires que l'esprit a peine a les parcourir ; elle est à longue échéance, souvent à si longue échéance que seules les générations futures en profiteront ; alors qu'au contraire la fatigue exténuante, les douleurs, les dangers liés à ces travaux se font immédiatement et perpétuellement ressentir. Or chacun sait bien par sa propre expérience combien il est rare que l‘idée abstraite d'une utilité lointaine l'emporte sur les douleurs, les besoins, les désirs présents. Il faut pourtant qu'elle l'emporte dans l'existence sociale, sous peine de retour à la vie primitive."
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