BÂILLONNER LES QUARTIERS
Les quartiers populaires sont ravagés depuis des décennies par un urbanisme au rabais, le chômage de masse et les humiliations policières. Pourtant, ils se révoltent peu. Julien Talpin, sociologue et chercheur au CNRS, met à nu les tactiques répressives et les logique disciplinaires déployées par les pouvoirs publics pour entraver les mobilisations collectives : chantage clientélaire aux subventions, disqualification islamophobe des opposants, piqûre anesthésiante de la démocratie participative, complètent la répression policière et judiciaire et ont un effet décisif dans la démobilisation des classes populaires et la production de la paix sociale. Il souhaite ainsi « contribuer à armer la critique et l’auto-organisation ».
« La diffusion de l'idéologie dominante par les institutions, l'école et les médias joue un rôle central dans la production du consentement. » Comme « les subalternes font néanmoins preuve de micro-tactiques de résistance », la contrainte s'impose mais doit se trouver des justifications : « La répression des opposants oscille entre disqualification symbolique d'un ennemi intérieur (“racailles“, “mouvance anarcho-autonome“, “frères musulmans“…) et contraintes physiques et matérielles. » « Bâillonner les quartiers, c'est d'abord les constituer en problème, en population à risque qu'il faut gérer », en menace pour la République.
« Les vertus dissuasives de la répression policière sont d'autant plus élevées pour les habitants des cités qu'ils sont particulièrement ciblés par les forces de l'ordre au quotidien. Les contrôles au faciès discriminatoires, les insultes racistes et la violence physique entretiennent non seulement une défiance considérable à l’égard de l'institution policière, mais façonnent également le rapport à l’espace – les contrôles policiers exercés notamment en dehors des quartiers n’incitent en effet pas franchement à en sortir – et à l’engagement. » Des procès-bâillons à l’encontre des militants, pour outrage, rébellion et diffamation, les entravent et accroissent le coût de l’engagement, tout en contribuant à le dépolitiser en le convertissant en simple délit de droit commun. Dépénalisé dans de nombreux pays, l'outrage à agent constitue une exception française. Les arrestations pour « outrage et rébellion », ciblant de façon disproportionnée les membres des groupes racisés des quartiers populaires, sont passées de 17 700 en 1996 a 31 500 en 2008. Et les frais d'avocats des policiers sont pris en charge par l’État. De Dammarie-les-Lys à la cité du Petit Bard à Montpellier ou à Aulnay-sous-Bois, Julien Talpin multiplie ensuite les exemples montrant l’usure des militants par le droit, utilisé « comme une arme dans une guerre de basse intensité ». De même, les poursuites pour diffamation contribuent à délégitimer un combat en rendant celui qui le porte sujet à suspicion, tout en représentant un coût en temps et en argent.
Disqualifier des militants permet de les désigner comme des délinquants plutôt que des opposants, de « désarmer symboliquement la critique ». En niant la dimension politique de la contestation, ont dépolitise aussi la répression. La stigmatisation des classes populaires en « classes dangereuses » remonte au XIXe siècle mais n’a cessé de se recomposer. Elle touchait les habitants et leur positionnement idéologique jugé séditieux, et vise désormais leur identité, réelle ou supposée : ainsi, la question des banlieues s'est muée en « problème musulman ». Les organisations antiracistes, par exemple, sont fréquemment confrontées à l'accusation de « communautarisme ». Les associations représentant la tendance progressiste de l’islam, affaiblies par des accusations de prosélytisme et la « répression institutionnelle », ont laissé le champ libre pour le développement d'une version plus conservatrice : le salafisme. Des engagements pro-palestiniens sont rapidement assimilés à de l’antisémitisme et une défense trop affirmée des musulmans peut valoir l’étiquette délégitimante « d’islamo-gauchiste ». De nombreux exemples viennent illustrer ces propos, démontrant le coût parfois très élevé que peut prendre parfois l’engagement.
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