mercredi 30 mars 2022

Oppression et liberté. Par Simone Weil

 Fragments IV"

Le marxisme est la plus haute expression spirituelle de la société bourgeoise. Par lui elle  est arrivée à prendre conscience d'elle-même, en lui elle s'est niée ellemême. Mais cette négation à son tour ne  pouvait être exprimée que sous une forme  déterminée par l'ordre existant, sous une forme de  pensée bourgeoise. C'est ainsi que chaque formule de la doctrine marxiste  dévoile les caractéristiques de la société bourgeoise, mais en même  temps les légitime. À force de développer la critique de l'économie capitaliste, le marxisme  a fini par donner de larges fondements aux lois de cette même économie ; l'opposition contre la politique bourgeoise a abouti à revendiquer la possibilité d'accomplir le vieil idéal de la bourgeoisie, cet idéal qu'elle n'a réalisé que d'une manière ambiguë, formelle, purement juridique, mais de l'accomplir en luttant contre elle, d'une manière  plus conséquente qu'elle et vraiment concrète ; la doctrine qui devait à l'origine servir à anéantir toutes les  idéologies en démasquant les intérêts qu'elles recouvrent s'est transformée elle-même en  une idéologie, dont on devait par la suite abuser pour diviniser les intérêts d'une certaine classe de la société bourgeoise. Ainsi s'est répété le même  phénomène qu'au temps où la jeune bourgeoisie avait commencé sa lutte contre la société féodale et ecclésiastique.  Elle dût d'abord revêtir son opposition des formes religieuses de cette société elle-même, et, pour combattre l'Église, se réclamer du christianisme primitif. Au cours de sa lutte contre les deux autres ordres, la bourgeoisie prit conscience de former un ordre distinct, et montra ainsi que malgré  son opposition contre le régime  féodal, elle avait conscience d'en constituer une  partie intégrante (exactement comme la conscience de classe du prolétariat d'aujourd'hui, qui  s'est développée pour compenser une tendance non satisfaite à la propriété,  manifeste seulement l'état d'esprit bourgeois des prolétaires ; car le fait de penser par classes est précisément propre à la société bourgeoise). La bourgeoisie ne pût se libérer de cette idéologie religieuse, ecclésiastique et  féodale qu'à mesure  que la société féodale tomba en décadence.  Mais elle ne fit que purifier la représentation de Dieu des scories  qui s'y attachaient depuis le temps de l'économie  naturelle ; elle se fit un Dieu sublimé qui n'était plus qu'une Raison transcendante,  devançant tous les événements et en déterminant l'orientation. Dans la  philosophie de Hegel, Dieu apparaît encore, sous le nom d’« esprit du monde », comme moteur de l'histoire et législateur de la nature. Ce ne fut qu'après avoir accompli sa révolution que la bourgeoisie reconnut en  ce Dieu une création de  l'homme lui-même, et que l'histoire est l'œuvre propre de l'homme. C'est Ludwig Feuerbach  qui formula clairement cette idée ; mais comment « l'homme » arrive à  faire l'histoire,  c'est ce qu'il fut incapable d'expliquer. Car d'une juxtaposition d'hommes considérés seulement comme des êtres naturels ne peut sortir qu'un mélange d'actions, mais non pas un développement régulier et ascendant de l'humanité. La découverte première et décisive de Marx consista seulement en ce qu'il s'éleva au-dessus de l'homme  abstrait de Feuerbach et commença à chercher l'explication du processus historique dans la coopération des individus, dans l'union et la lutte, dans les « rapports » multiples qui existent entre eux. Cependant ce progrès de la pensée est encore à présent acheté, d'un autre point de vue, au prix d'un recul inconscient. Karl Marx n'a pu surmonter  l'« être humain » isolé de Feuerbach qu'en ramenant  dans l'histoire, sous le nom de « société », le Dieu que Feuerbach en avait éliminé. À vrai dire, Marx commence par nous présenter la nouvelle divinité sous une forme inoffensive, comme  « ensemble des rapports sociaux », c'est-à-dire comme réunion de toutes les relations individuelles  entre hommes concrets et actifs. Il souligne plus d'une fois que ces « rapports » sont bien entendu des produits empiriques de l'activité humaine, que leur « ensemble », si l'on tient absolument à donner un nom  spécial aux relations changeantes qui unissent  entre eux les hommes actifs, doit être regardé seulement comme un terme abrége désignant le résultat du processus historique. Mais  plus Marx analyse profondément le cours de l'histoire et les lois économiques, plus il modifie son point de vue, jusqu'à ce que, d'une manière imprévue, la « collectivité »devienne une hypostase, la condition des actions individuelles, une « essence » qui  « apparaît »dans l'action et la pensée des hommes  et « se réalise » dans leur activité. Elle constitue, à côté du  domaine « privé » de l'individualisme bourgeois, un domaine à part, celui du « général », et, en qualité de substance indépendante, est le fondement du premier ; par exemple la valeur d'un produit est déjà déterminée par elle, avant de se  « réaliser » dans le prix concret, empirique du marché. Et en  régime socialiste aussi, il y aura encore une certaine séparation entre les deux domaines. Qu'on réfléchisse seulement a la formule : « propriété individuelle sur la base d'une  possession collective de la terre et des moyens de pro- duction », formule qui définit l'ordre économique futur dans un passage connu du Capital. La distinction d'une sphère générale et d'une sphère individuelle est ici expressément formulée ; mais la représentation d'une « possession collective » n'est possible que  si l’on considère la « collectivité » comme  une substance particulière, planant au-dessus des individus, et agissant à travers eux. Si l'on conteste tout cela, qu'on examine de près la formule marxiste : l'existence sociale détermine la conscience. Elle contient plus de contradictions que de mots. Étant donné que ce qui est « social » ne peut trouver une existence que dans les esprits humains, « l'existence sociale »  est par elle-même déjà  conscience, elle ne peut déterminer en outre une conscience qu'il resterait d'ailleurs à définir. Poser ainsi une « existence sociale » comme un facteur de détermination particulier, sépare de notre conscience, caché on ne sait où, c'est en faire une hypostase ; et c'est en plus un bel exemple de l'inclination de Marx au dualisme. Mais si l'on veut considérer cette énigmatique « existence » comme un élément des rapports entre les  hommes, et qui dépend  de  certaines institutions, telles  que l'argent, on verra tout de suite clairement que  cet élément ne joue que comme résultat d'actes conscients accomplis par des individus, et par suite dépend de la conscience, loin de la déterminer. De plus, si Marx, contrairement a tous  les penseurs qui l'ont précédé, juge nécessaire de mettre à part une forme particulière de l'existence, qu'il nomme sociale, c'est donc qu'il l'oppose tacitement au reste de l'existence, à savoir la nature. "






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