dimanche 20 mars 2022

Les vies d'Alexandre Jacob par Bernard Thomas

 

Quelques punitions absurdes de Cayenne :

« Dire bonjour à un camarade en traitement à l’hôpital ou à l’infirmerie : huit jours de prison

Procurer du pain ou du tabac à un malade : huit jours de cellule

Fournir du pain à un homme puni : trente jours de cellule

Correspondre clandestinement avec l’administration judiciaire ou avec un ministre : de soixante à cent vingt-cinq jours de cachot

Réclamer contre l’insuffisance ou la mauvaise qualité des aliments : de trente à soixante jours de cachots

Réclamation non fondée au commandant du pénitencier : de trente à soixante jours de cachot

Réclamation ayant entrainé quelque inconvénient ou réprimande à un administrateur : tortures de toutes sortes jusqu’à ce que mort s’ensuive

Se présenter malade à la visite (alors que l’administration n’a pas distribué de chaussures depuis dix-huit mois) quinze jours de cellule

Tailler dans sa couverture de couchage une ceinture afin de se préserver de la dysenterie (Quand l’administration vous a confisqué pour le vendre un colis postal contenant une ceinture de flanelle) : soixante jours de cellule

Avoir une tête qui ne revient pas à un garde-chiourme : tracasseries jusqu’à ce qu’il trouve une occasion de vous envoyer une balle dans le dos. »

 

Lettres d’Alexandre Marius Jacob à sa mère :

« Ma chère maman, si je devais rester en réclusion, surtout pour cinq ans, alors, c’est une mort certaine, lente et douloureuse, sans remède. Certes, je ne regrette pas d’avoir discuté la loi dans cette affaire, contrairement à nos idées, car le but excuse le moyen. Si je ne vois plus d’issue, je laisserai les arguments de côté, et je me révolterai ouvertement plutôt que de souffrir en résigné. J’attendrai que tu me dises ton idée à ce sujet. Je ne veux pas te faire de la peine. Je sais que je suis, et ai été, le but de toute ta pauvre vie, de sorte qu’il y aurait de l’ingratitude et de la cruauté de ma part en te causant la moindre peine. C’est sans le vouloir, crois-le bien, que je me suis empêtré dans cette affaire. J’ai agi sans réflexion, impulsivement pour ainsi dire, tant j’étais indigné. Pour ne pas changer, j’ai été la dupe d’ignobles scélérats…

Depuis quatre ans, le bagne a changé de la nuit au jour. Autant c’était facile, possible, quand je suis arrivé, autant c’est difficile et pour ainsi dire impossible maintenant. Je parle des trois roses (les trois îles), bien sûr. On a élevé des murs de ronde, on a triplé les gardes, mis des chiens partout. C’est une véritable forteresse. Le moyen serait le microbe…Tu pourras sans doute te le procurer auprès des amis de l’hôpital saint Louis.

Bessolo est un traître…Je fais tout cela pour me donner tout entier à la révolte, et pour venger tout ce qu’on me fait souffrir ici…Va trouver M° Laffont… »

 

« Chère maman, je crois t’avoir déjà dit que je ne voulais pas entendre parler de faveurs. Il est fort regrettable que tu ne t’en sois pas souvenue. Il y a des souplesses, des gymnastiques pour lesquelles je n’ai ni goût ni aptitudes…En principe, vois-tu, cela ne vaut rien de compter sur la protection de celui-ci, sur l’influence de celui-là. Il est préférable de ne compter que sur soi-même. En outre, il est également préférable de ne pas ennuyer les gens heureux par des sollicitations. Même en cas d’insuccès, cela engage à de la reconnaissance, et ce sentiment est bien souvent une chaine pénible à supporter. Pour ma part, j’aime trop ma liberté pour m’enliser dans ces sortes de compromissions ».

 

« Chère maman, je me doutais bien que ta santé ne devait pas être des meilleurs ; certes, après tout ce que tu as souffert, cela ne se pouvait guère ; mais cependant, je ne te croyais pas aussi malade que l’as été. Que te dirai-je ? Que tu as eu tort de me l’avoir caché, car si je l’avais su, je ne t’aurais pas chargée d’un tas de commissions, de démarches qui ont été la cause peut-être de ta rechute. Enfin, s’il est vrai, comme tu me l’assures, que tu es en pleine convalescence, que tu es, pour ainsi dire, guérie, tant mieux. Je ne demande qu’à te croire, et souhaite meilleure santé à l’avenir. Quant à moi, je suis heureux de pouvoir te renouveler ce que je t’ai dit dans ma dernière lettre. Je me porte bien, très bien. J’ai reçu un flacon de poudre Rocher et, sans lui attribuer tout le mérite de mon amélioration, je crois qu’il y a un peu contribué. Pour le moment, je n’en ai plus besoin. A moins que je ne t’en fasse la demande, ne m’adresse plus rien : on me le confisquerait.

Dans les premiers jours du mois prochain, je m’attends à être transféré dans les locaux de la réclusion cellulaire de l’île Saint-Joseph, pour y purger le reste de ma condamnation que je subirai intégralement, à moins que tes démarches ne soient couronnées de succès, ce qui est probable du reste si tu as procédé comme je te l’ai recommandé. Au fond, ça ne me plait pas beaucoup, mais puisque cela te fait plaisir, puisque, en quelque sorte, tu t’es engagée à l’endroit de personnes qui ont été bonnes  pour toi, fais comme tu l’entendras : venant de toi, ce sera toujours bien.(…)Ne confonds pas surtout : il ne s’agit pas de ma peine des travaux forcés à perpétuité ; il s’agit de celle de deux ans de réclusion cellulaire, prononcée par le tribunal maritime spécial pour coups et blessures volontaires ayant occasionné la mort sans intention de la donner, avec admission d’excuse légale et de circonstances atténuantes.

C’est par erreur que mon dossier porte la mention : meurtre – ou, pour mieux dire, c’est l’accusation que soutenait cette version ; mais le tribunal ne l’a pas admise, sans quoi j’aurai été condamné à mort. D’ailleurs, si, comme je l’espère, M° Justal a compulsé le dossier au greffe de la cour suprême, il doit déjà t’avoir informée de cela.

Attendons donc. Quelle que soit la décision, je ne saurais trop te recommander de ne pas te chagriner pour moi. Je te le répète, je me porte bien et, ma foi, avec la santé, on fait et on supporte bien des choses.

En attendant de tes chères nouvelles, reçois, ma bien bonne, mes plus tendres et affectueuses caresses ».

 

« Chère maman, me voilà encore déçu dans mon attente…Quoi qu’il en soit, cela n’a pas grande importance. Ce qui en a le plus, c’est que ta santé soit réellement satisfaisante. Après tout ce que tu as souffert, ma bien bonne, il est temps que tu sois un peu mieux. Si cela pouvait durer…

N’oublie pas d’adresser mes sincères remerciements aux personnes qui t’ont assistée de leurs bons soins : à Jeanne, à tante, à ta bonne voisine surtout, ainsi qu’à celle que je ne connais pas. De même que je hairais quiconque te ferait du mal, je ne puis qu’aimer ceux qui te font du bien, cela se conçoit…

Si au lieu de t’aimer comme je t’aime, plus que tout au monde, je désirais ta mort, oh !, alors, à la bonne heure ! Je te dirais : viens au plus vite. Mais comme je ne veux pas être un matricide, comme je désire que tu vives le plus longtemps possible, bien sincèrement, du fond du cœur, je te supplie de n’en rien faire. Car ce n’est pas à ton âge, ma bien bonne, avec tous les assauts que les maladies t’ont livrés, que tu pourrais impunément affronter un tel climat, un tel milieu social, un tel genre de vie : tu n’y résisterais pas six mois.

Voilà ce qu’on a sans doute oublié de te dire, c’est pourquoi je crois bon de t’en informer…

Cependant, il ne faut pas se désespérer…L’écueil, pour mon cas, est la crainte de mon évasion, crainte motivée du reste, il faut l’avouer, par ma conduite passée.

De sorte que si tu sollicitais pour moi une concession, on ne manquerait pas de penser, sinon de répondre, que le désir de ce bénéfice est plutôt pour moi un moyen qu’un but.

Aurais-je la plus exemplaire des conduites, la plus soumise des attitudes, que rien n’y ferait. Invariablement, la réponse serait négative. C’est pour cela que je ne serai jamais désinterné, c’est-à-dire que je ne quitterai jamais les îles du Salut.

Si jusqu’ici j’ai cherché à briser mes chaines, ce n’a été que pour pouvoir vivre auprès de toi…Que m’importe de vivre à Rome ou à Pékin ? le lieu m’indiffère : ce que j’ai toujours désiré, ce que je désirerai toujours, c’est de vivre à tes côtés, paisiblement, en travaillant de mon mieux. »



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