Lignes : collection dirigée par Michel Surya
Un pouvoir dérobé Par Alain Hobé & Cécile Canut
« Devant l’outrepassement de presque tout par le
pouvoir, la tentation est grande du retrait. De la biffure et du repli. Du
trait tiré sur ce qu’on en a dit, de l’abandon de soi-même aux aléas du silence
et de la torpeur. Aux vicissitudes et vanités de l’immobilisme. On pourrait n’avoir
rien écrit, jamais, comme on pourrait n’avoir jamais pensé. Jusqu’à pouvoir
imaginer qu’on en viendra peut-être à regretter d’avoir autant écrit, autant
pensé, sans avoir su penser l’inanité de ses gestes et ses mots. Car le
sentiment vient qu’on pourrait n’avoir rien écrit, rien pensé ni fait non plus,
que le monde n’en serait pas changé, ni heurté, ni dérangé non plus. Qu’il
serait tel qu’il est, inchangé, tel qu’il atterre à le voir perdurer. C’est ce
qui vient à la pensée lorsqu’il s’agit de coucher par écrit son sentiment. Devant
l’impassibilité d’un pouvoir inflexible, opiniâtre, inébranlable. Inébranlé,
vraiment. On pourrait n’avoir rien écrit depuis le premier jour. N’avoir rien
écrit n’aurait probablement pas changé la donne. C’est ce qu’on pense, et c’est
ce qu’on écrit. Quand bien même on ne peut rien concevoir comme négligeable
parmi tout ce qui s’écrit, se dit aussi, se lit pareillement. Nul ne sait jusqu’où
ce qui s’écrit se lit, jusqu’où ce qui se lit se dit, ce qui se dit, se pense.
Nul ne sait jusqu’où ce qui se pense, et peut interférer dans les débats, dans
les esprits, dans ce qui se passe autour de lui. Autour du monde autour de lui.
Autour de soi. Mais l’impression est là, qui ne se dément pas.
Car l’impression demeure, elle domine. Il n’y a rien de ce qui s’écrit pour ébranler les évènements, rien qui s’y oppose avec assez de conviction pour en déranger la venue. Rien pour en perturber l’ordre et en changer la teneur. Peut-être même n’est-ce pas qu’une affaire de conviction, de convictions. Peut-être est-ce trop tard, ou trop tôt. Rien ne viendrait à temps. C’est la pensée fataliste qui vient sitôt qu’on voit pointer une impuissance. Il est trop tard pour déplorer. Déplorer quoi, d’ailleurs, sinon tout ou presque tout de ce que ce monde aujourd’hui donne à voir, qui n’est pas fait pour susciter la joie. Il est trop tard parce qu’il était déjà trop tard plus tôt, depuis le commencement. Depuis le commencement, rien n’est assez puissant. Rien ‘est assez massif, tangible et pénétrant. C’est à se voir velléitaire. Aller de sursaut en sursaut, s’enfler de brèves bouffées d’espoir, si brèves. Interrompues non sous l’action des zélateurs du nouvel ordre, ou pas directement. Bien plutôt ramenées à rien de ne pas voir de quel espoir il peut être question. De quel espoir pourrait se nourrir la volonté de dire, écrire, penser. De quelle grandeur, de quelle promesse immense, immense nécessairement.
C'est que l'impression vient aussi qu'il n'y a plus grand-chose à dire, rien à penser qui ne l'ait été, par d'autres, auparavant. Cent fois, mille fois. Même ça: même le dire revient à s'ajouter au nombre des compilateurs. Tout ça s'épuise en sa surabondance. Surabondance de discours, surabondance d'écrits, surabondance d'images. Et tout se passe comme si ce qui occupait l'éesprit n'était plus l'objet d'une pensée mais finalement sa saturation qui, par définition, l'occupe en sa totalité: l'entendement n'est plus assez disponible pour ce qui lui parvient de tous côtés. Ce qui est une autre pensée, ultime en quelque sorte, dont l'entendement parait pouvoir in extremis se charger.»
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire