samedi 26 mars 2022

Fragments. 1933 - 1938

 Fragment 1


"La situation où nous nous trouvons est d'une gravité sans précédent. Le prolétariat le plus avancé, le mieux organisé du monde a non seulement été vaincu, mais a capitulé sans résistance. C'est la seconde fois en vingt ans. Pendant la guerre, nos aînés ont encore pu espérer que le prolétariat russe, par son magnifique soulèvement, allait réveiller les ouvriers européens. Pour nous, rien ne nous permet de former un espoir analogue ; aucun signe n'annonce nulle part une victoire susceptible de compenser l'écrasement sans combat des ouvriers allemands. Jamais peut-être, depuis qu'un mouvement ouvrier existe, le rapport des forces n'a été aussi défavorable au prolétariat qu'aujourd'hui, cinquante ans après la mort de Marx. Que nous reste-t-il de Marx, cinquante ans après sa mort ? Sa doctrine n'est pas destructible ; chacun peut la chercher dans ses œuvres et se l'assimiler en la pensant à nouveau ; et bien que l'on répande de nos jours, sous le nom de marxisme, quelques formules desséchées et dépourvues de signification réelle, quelques militants remontent aux sources. Mais, bien que les analyses de Marx aient une valeur qui ne peut périr, l'objet de ces analyses, à savoir la société contemporaine de Marx, n'est plus. Le marxisme  ne peut vivre qu'à une condition, c'est que le précieux outil que Constitue la méthode marxiste passe de génération en génération sans se rouiller, chaque génération s'en servant pour définir le monde où elle vit. C'est ce qu'a compris la génération d'avant-guerre, comme  en témoignent la brochure de Lénine sur l'impérialisme et  plusieurs ouvrages allemands. Tout cela est malheureusement bien sommaire. Mais nous, depuis la guerre, qu'avons-nous fait à cet égard ?  On dirait, à lire la littérature du mouvement ouvrier, qu'il n'y a rien de nouveau depuis Marx et Lénine. Il y a cependant, « sur un sixième du globe », un régime  économique tel qu'on n'en a jamais connu ni suppose un semblable ; dans le reste du monde, la monnaie-papier, l'inflation, la part croissante de l'État dans l'économie, la rationalisation et bien d'autres changements sont venus modifier, et peut-être transformer, les rapports économiques ; nous vivons, depuis plus de quatre ans, une crise telle qu'il n'y en a  jamais eu de semblable. Que savons-nous sur tout cela ?  Pour moi, je ne  puis énumérer ces questions sans prendre conscience, avec un amer sentiment de honte, de ma  propre ignorance ; et par malheur il n'y a, à ma  connaissance, dans  la littérature du mouvement ouvrier, rien qui permette de croire qu'il y a, actuellement, des marxistes capables de résoudre ou même  de formuler clairement les questions essentielles que pose l'état présent de l'économie. Aussi ne faut-il pas s'étonner que, cinquante ans après la mort de Marx, les marxistes eux-mêmes traitent en fait la politique comme si c'était un domaine à part, à peu près séparé du domaine des faits économiques. Dans la presse communiste quotidienne, la division en classes, destinée chez Marx à expliquer les phénomènes politiques par les rapports de production, est devenue la source d'une mythologie nouvelle ; la bourgeoisie, notamment, y est une divinité mystérieuse et  maléfique, qui suscite les phénomènes dont elle a besoin, et dont les désirs et les ruses expliquent à peu près tout ce qui se passe. La littérature communiste plus sérieuse n'échappe pas entièrement à  ce ridicule, et cela même dans les groupements d'opposition, même dans certaines analyses de Trotsky. Et bien entendu, les  conceptions politiques, n'étant pas  appuyées sur l'économie et ne pouvant pas plus avancer dans le vide qu'un oiseau ne pourrait voler sans la résistance de  l'air, sont celles que nous ont léguées l'avant-guerre et la guerre. Le réformisme  reste ce qu'il a toujours été ; l'idéologie anarchiste aussi ; les syndicalistes révolutionnaires rêvent à la vieille C.G.T. ; les communistes orthodoxes et oppositionnels se disputent pour savoir qui imite le mieux le parti bolchévik d'avant-guerre. Tous traversent en inconscients cette période si neuve où nous sommes, période qu'aucune des analyses précédemment faites ne permet de définir, et où il semble que les corps soient seuls a vivre, alors que les esprits se meuvent encore dans le monde disparu de l'avant-guerre. "

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