L'insurrection
qui vient
« La vérité, c’est que nous avons été
arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne sommes plus de
nulle part, et qu’il résulte de cela, en même temps qu’une
inédite disposition au tourisme, une indéniable souffrance. Notre
histoire est celle des colonisations, des migrations, des guerres,
des exils, de la destruction de tous les enracinements. C’est
l’histoire de tout ce qui a fait de nous des étrangers dans ce
monde, des invités dans notre propre famille. Nous avons été
expropriés de notre langue par l’enseignement, de nos chansons par
la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de notre
ville par la police, de nos amis par le salariat. À cela s’ajoute,
en France, le travail féroce et séculaire d’individualisation par
un pouvoir d’État qui note, compare, discipline et sépare ses
sujets dès le plus jeune âge, qui broie par instinct les
solidarités qui lui échappent afin que ne reste que la
citoyenneté, la pure appartenance, fantasmatique, à la
République. »
«Le Français est plus que tout autre le dépossédé,
le misérable. Sa haine de l’étranger se fond avec sa haine de soi
comme étranger. »
« Sa jalousie mêlée d’effroi pour les «cités»
ne dit que son ressentiment pour tout ce qu’il a perdu. Il ne peut
s’empêcher d’envier ces quartiers dits de «relégation» où
persistent encore un peu d’une vie commune, quelques liens entre
les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie
informelle, une organisation qui ne s’est pas encore détachée de
ceux qui s’organisent. Nous en sommes arrivés à ce point de
privation où la seule façon de se sentir Français est de pester
contre les immigrés, contre ceux qui sont plus visiblement des
étrangers comme moi. Les immigrés tiennent dans ce pays une
curieuse position de souveraineté: s’ils n’étaient pas là, les
Français n’existeraient peut-être plus. »
« Quant à nous, lorsque nous voyons des profs
issus d’on ne sait quel «comité de vigilance citoyen» venir
pleurnicher au 20-Heures qu’on leur a brûlé leur école, nous
nous souvenons combien de fois, enfants, nous en avions rêvé.
Lorsque nous entendons un intellectuel de gauche éructer sur la
barbarie des bandes de jeunes qui hèlent les passants dans la rue,
volent à l’étalage, incendient des voitures et jouent au chat et
à la souris avec les CRS, nous nous rappelons ce qui se disait des
blousons noirs dans les années 1960 ou, mieux, des apaches à la
«Belle Époque»: «Sous le nom générique d’apaches–écrit un
juge au tribunal de la Seine en 1907 –, il est de mode de désigner
depuis quelques années tous les individus dangereux, ramassis de la
récidive, ennemis de la société, sans patrie ni famille,
déserteurs de tous les devoirs, prêts aux plus audacieux coups de
mains, à tous les attentats contre les personnes ou les propriétés.»
Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nom de leur quartier et
affrontent la police sont le cauchemar du bon citoyen individualisé
à la française: ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute
la joie possible et à laquelle il n’accédera jamais. »
« L’incendie de novembre 2005 ne naît pas de
l’extrême dépossession, comme on l’a tant glosé, mais au
contraire de la pleine possession d’un territoire. On peut brûler
des voitures parce qu’on s’emmerde, mais pour propager l’émeute
un mois durant et maintenir durablement la police en échec, il faut
savoir s’organiser, il faut disposer de complicités, connaître le
terrain à la perfection, partager un langage et un ennemi commun.
Les kilomètres et les semaines n’ont pas empêché la propagation
du feu. Aux premiers brasiers en ont répondu d’autres, là où on
les attendait le moins. La rumeur ne se met pas sur écoute. »
« Petits commerçants, petits patrons, petits
fonctionnaires, cadres, professeurs, journalistes, intermédiaires de
toutes sortes forment en France cette non-classe, cette gélatine
sociale composée de la masse de ceux qui voudraient simplement
passer leur petite vie privée à l’écart de l’Histoire et de
ses tumultes. Ce marais est par prédisposition le champion de la
fausse conscience, prêt à tout pour garder, dans son demi-sommeil,
les yeux fermés sur la guerre qui fait rage alentour. Chaque
éclaircissement du front est ainsi marqué en France par l’invention
d’une nouvelle lubie. Durant les dix dernières années, ce fut
ATTAC et son invraisemblable taxe Tobin – dont l’instauration
aurait réclamé rien moins que la création d’un gouvernement
mondial –, son apologie de l’«économie réelle» contre les
marchés financiers et sa touchante nostalgie de l’État. »
« Il faut consommer peu pour pouvoir encore
consommer. Produire bio pour pouvoir encore produire. Il faut
s’autocontraindre pour pouvoir encore contraindre. »
« S’attacher à ce que l’on éprouve comme
vrai. Partir de là. »
« Les milieux militants étendent leur maillage
diffus sur la totalité du territoire français, se trouvent sur le
chemin de tout devenir révolutionnaire. Ils ne sont porteurs que du
nombre de leurs échecs, et de l’amertume qu’ils en conçoivent.
Leur usure, comme l’excès de leur impuissance, les ont rendus
inaptes à saisir les possibilités du présent. On y parle bien
trop, au reste, afin de meubler une passivité malheureuse; et cela
les rend peu sûrs policièrement. Comme il est vain d’espérer
d’eux quelque chose, il est stupide d’être déçu de leur
sclérose. Il suffit de les laisser à leur crevaison. Tous les
milieux sont contre-révolutionnaires, parce que leur unique affaire
est de préserver leur mauvais confort. »
« Une commune se forme chaque fois que
quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle, se prennent à
ne compter que sur eux-mêmes et à mesurer leur force à la réalité.
Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée
collectivement sur des bases nettes est une commune, les comités
d’action de 68 étaient des communes comme l’étaient les
villages d’esclaves marrons aux États-Unis, ou bien encore radio
Alice, à Bologne, en 1977. Toute commune veut être à elle-même sa
propre base. Elle veut dissoudre la question des besoins. Elle veut
briser,en même temps que toute dépendance économique, toute
sujétion politique, et dégénère en milieu dès qu’elle perd le
contact avec les vérités qui la fondent. Il y a toutes sortes de
communes, qui n’attendent ni le nombre, ni les moyens, encore moins
le «bon moment» qui ne vient jamais, pour s’organiser. »
« Le territoire actuel est le produit de plusieurs
siècles d’opérations de police. On a refoulé le peuple hors de
ses campagnes, puis hors de ses rues, puis hors de ses quartiers et
finalement hors de ses halls d’immeuble, dans l’espoir dément
de contenir toute vie entre les quatre murs suintants du privé. La
question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l’État.
Il ne s’agit pas de le tenir. Ce dont il s’agit, c’est de
densifier localement les communes, les circulations et les
solidarités à tel point que le territoire devienne illisible,
opaque à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper, mais
d’être le territoire. »
« En fait, on n’aurait jamais dû délier rage
et politique. Sans la première, la seconde se perd en discours; et
sans la seconde, la première s’épuise en hurlements. Ce n’est
jamais sans coups de semonce que des mots comme «enragés» ou
«exaltés» refont surface en politique. »
« Pour la méthode, retenons du sabotage le
principe suivant: un minimum de risque dans l’action, un minimum de
temps, un maximum de dommages. »
« La circulation du savoir annule la hiérarchie,
elle égalise par le haut. Communication horizontale, proliférante,
c’est aussi la meilleure forme de coordination des différentes
communes, pour en finir avec l’hégémonie. »
« L’important n’est pas tant d’être le
mieux armé que d’avoir l’initiative. Le courage n’est rien, la
confiance dans son propre courage est tout. Avoir l’initiative y
contribue. »
« La question, pour une insurrection, est de se
rendre irréversible. L’irréversibilité est atteinte lorsque l’on
a vaincu, en même temps que les autorités le besoin d’autorité,
en même temps que la propriété le goût de s’approprier, en même
temps que toute hégémonie le désir d’hégémonie. C’est
pourquoi le processus insurrectionnel contient en lui-même la forme
de sa victoire, ou celle de son échec. En fait d’irréversibilité,
la destruction n’a jamais suffi. Tout est dans la manière. Il y a
des façons de détruire qui provoquent immanquablement le retour de
ce que l’on a anéanti. Qui s’acharne sur le cadavre d’un ordre
s’assure de susciter la vocation de le venger.Aussi, partout où
l’économie est bloquée, où la police est neutralisée, il
importe de mettre le moins de pathos possible dans le renversement
des autorités. Elles sont à déposer avec une désinvolture et une
dérision scrupuleuses. »
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