samedi 22 juillet 2017

"Comité Invisible"



L'insurrection qui vient

« La vérité, c’est que nous avons été arrachés en masse à toute appartenance, que nous ne sommes plus de nulle part, et qu’il résulte de cela, en même temps qu’une inédite disposition au tourisme, une indéniable souffrance. Notre histoire est celle des colonisations, des migrations, des guerres, des exils, de la destruction de tous les enracinements. C’est l’histoire de tout ce qui a fait de nous des étrangers dans ce monde, des invités dans notre propre famille. Nous avons été expropriés de notre langue par l’enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de notre ville par la police, de nos amis par le salariat. À cela s’ajoute, en France, le travail féroce et séculaire d’individualisation par un pouvoir d’État qui note, compare, discipline et sépare ses sujets dès le plus jeune âge, qui broie par instinct les solidarités qui lui échappent afin que ne reste que la citoyenneté, la pure appartenance, fantasmatique, à la République. »

«Le Français est plus que tout autre le dépossédé, le misérable. Sa haine de l’étranger se fond avec sa haine de soi comme étranger. »

« Sa jalousie mêlée d’effroi pour les «cités» ne dit que son ressentiment pour tout ce qu’il a perdu. Il ne peut s’empêcher d’envier ces quartiers dits de «relégation» où persistent encore un peu d’une vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation qui ne s’est pas encore détachée de ceux qui s’organisent. Nous en sommes arrivés à ce point de privation où la seule façon de se sentir Français est de pester contre les immigrés, contre ceux qui sont plus visiblement des étrangers comme moi. Les immigrés tiennent dans ce pays une curieuse position de souveraineté: s’ils n’étaient pas là, les Français n’existeraient peut-être plus. »

« Quant à nous, lorsque nous voyons des profs issus d’on ne sait quel «comité de vigilance citoyen» venir pleurnicher au 20-Heures qu’on leur a brûlé leur école, nous nous souvenons combien de fois, enfants, nous en avions rêvé. Lorsque nous entendons un intellectuel de gauche éructer sur la barbarie des bandes de jeunes qui hèlent les passants dans la rue, volent à l’étalage, incendient des voitures et jouent au chat et à la souris avec les CRS, nous nous rappelons ce qui se disait des blousons noirs dans les années 1960 ou, mieux, des apaches à la «Belle Époque»: «Sous le nom générique d’apaches–écrit un juge au tribunal de la Seine en 1907 –, il est de mode de désigner depuis quelques années tous les individus dangereux, ramassis de la récidive, ennemis de la société, sans patrie ni famille, déserteurs de tous les devoirs, prêts aux plus audacieux coups de mains, à tous les attentats contre les personnes ou les propriétés.» Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nom de leur quartier et affrontent la police sont le cauchemar du bon citoyen individualisé à la française: ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute la joie possible et à laquelle il n’accédera jamais. »

« L’incendie de novembre 2005 ne naît pas de l’extrême dépossession, comme on l’a tant glosé, mais au contraire de la pleine possession d’un territoire. On peut brûler des voitures parce qu’on s’emmerde, mais pour propager l’émeute un mois durant et maintenir durablement la police en échec, il faut savoir s’organiser, il faut disposer de complicités, connaître le terrain à la perfection, partager un langage et un ennemi commun. Les kilomètres et les semaines n’ont pas empêché la propagation du feu. Aux premiers brasiers en ont répondu d’autres, là où on les attendait le moins. La rumeur ne se met pas sur écoute. »

« Petits commerçants, petits patrons, petits fonctionnaires, cadres, professeurs, journalistes, intermédiaires de toutes sortes forment en France cette non-classe, cette gélatine sociale composée de la masse de ceux qui voudraient simplement passer leur petite vie privée à l’écart de l’Histoire et de ses tumultes. Ce marais est par prédisposition le champion de la fausse conscience, prêt à tout pour garder, dans son demi-sommeil, les yeux fermés sur la guerre qui fait rage alentour. Chaque éclaircissement du front est ainsi marqué en France par l’invention d’une nouvelle lubie. Durant les dix dernières années, ce fut ATTAC et son invraisemblable taxe Tobin – dont l’instauration aurait réclamé rien moins que la création d’un gouvernement mondial –, son apologie de l’«économie réelle» contre les marchés financiers et sa touchante nostalgie de l’État. »

«  Il faut consommer peu pour pouvoir encore consommer. Produire bio pour pouvoir encore produire. Il faut s’autocontraindre pour pouvoir encore contraindre. »

« S’attacher à ce que l’on éprouve comme vrai. Partir de là. »

« Les milieux militants étendent leur maillage diffus sur la totalité du territoire français, se trouvent sur le chemin de tout devenir révolutionnaire. Ils ne sont porteurs que du nombre de leurs échecs, et de l’amertume qu’ils en conçoivent. Leur usure, comme l’excès de leur impuissance, les ont rendus inaptes à saisir les possibilités du présent. On y parle bien trop, au reste, afin de meubler une passivité malheureuse; et cela les rend peu sûrs policièrement. Comme il est vain d’espérer d’eux quelque chose, il est stupide d’être déçu de leur sclérose. Il suffit de les laisser à leur crevaison. Tous les milieux sont contre-révolutionnaires, parce que leur unique affaire est de préserver leur mauvais confort. »

« Une commune se forme chaque fois que quelques-uns, affranchis de la camisole individuelle, se prennent à ne compter que sur eux-mêmes et à mesurer leur force à la réalité. Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée collectivement sur des bases nettes est une commune, les comités d’action de 68 étaient des communes comme l’étaient les villages d’esclaves marrons aux États-Unis, ou bien encore radio Alice, à Bologne, en 1977. Toute commune veut être à elle-même sa propre base. Elle veut dissoudre la question des besoins. Elle veut briser,en même temps que toute dépendance économique, toute sujétion politique, et dégénère en milieu dès qu’elle perd le contact avec les vérités qui la fondent. Il y a toutes sortes de communes, qui n’attendent ni le nombre, ni les moyens, encore moins le «bon moment» qui ne vient jamais, pour s’organiser. »

« Le territoire actuel est le produit de plusieurs siècles d’opérations de police. On a refoulé le peuple hors de ses campagnes, puis hors de ses rues, puis hors de ses quartiers et finalement hors de ses halls d’immeuble, dans l’espoir dément de contenir toute vie entre les quatre murs suintants du privé. La question du territoire ne se pose pas pour nous comme pour l’État. Il ne s’agit pas de le tenir. Ce dont il s’agit, c’est de densifier localement les communes, les circulations et les solidarités à tel point que le territoire devienne illisible, opaque à toute autorité. Il n’est pas question d’occuper, mais d’être le territoire. »

«  En fait, on n’aurait jamais dû délier rage et politique. Sans la première, la seconde se perd en discours; et sans la seconde, la première s’épuise en hurlements. Ce n’est jamais sans coups de semonce que des mots comme «enragés» ou «exaltés» refont surface en politique. »

« Pour la méthode, retenons du sabotage le principe suivant: un minimum de risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages. »

«  La circulation du savoir annule la hiérarchie, elle égalise par le haut. Communication horizontale, proliférante, c’est aussi la meilleure forme de coordination des différentes communes, pour en finir avec l’hégémonie. »

« L’important n’est pas tant d’être le mieux armé que d’avoir l’initiative. Le courage n’est rien, la confiance dans son propre courage est tout. Avoir l’initiative y contribue. »


« La question, pour une insurrection, est de se rendre irréversible. L’irréversibilité est atteinte lorsque l’on a vaincu, en même temps que les autorités le besoin d’autorité, en même temps que la propriété le goût de s’approprier, en même temps que toute hégémonie le désir d’hégémonie. C’est pourquoi le processus insurrectionnel contient en lui-même la forme de sa victoire, ou celle de son échec. En fait d’irréversibilité, la destruction n’a jamais suffi. Tout est dans la manière. Il y a des façons de détruire qui provoquent immanquablement le retour de ce que l’on a anéanti. Qui s’acharne sur le cadavre d’un ordre s’assure de susciter la vocation de le venger.Aussi, partout où l’économie est bloquée, où la police est neutralisée, il importe de mettre le moins de pathos possible dans le renversement des autorités. Elles sont à déposer avec une désinvolture et une dérision scrupuleuses. »

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