De l argent. La ruine de la politique. Partie. 4
"Que voulaient ces foules, en 1989, qui fuyaient : jouir de ce que le capital leur offrirait bientôt, dussent-elles en jouir à la place des foules occidentales qui avaient été payées (et mal) pour savoir combien on en jouissait peu. C'est-à-dire pas beaucoup plus que les foules communistes n'avaient joui du communisme (à l'espérance près).
Le capital vers lequel ces foules furent en effet nombreuses à se mettre en mouvement. inversant soudain par le mouvement qu'elles formaient celui dont on croyait que c'était le sort de l'Histoire qui dépendait, ce capital savait qu'il n'avait plus à craindre qu'on le jugeât à ce qu'il avait été jusqu'alors, pourvu qu'on le jugeât dorénavant à ce qu'en attendaient ceux qui se mettaient en mouvement vers lui.
Il n'avait donc pas entretenu en vain cette guerre qui voulait que le communisme périsse: il ne l'avait pas entretenue en vain dès lors que ce qui périssait avec le communisme c'était la guerre à laquelle il appelait lui-même. On ne mesurera pas avant longtemps ce qu'il en a coûté que toute opposition au capital puisse être réduite à celle que le communisme prétendait qu'il avait incarnée. On aurait dû le savoir: le communisme, dans sa forme soviétique (c'est-à-dire dans toutes les formes dans lesquelles le communisme s'était compromis et, à la fin, abandonné), allait permettre, rendant pitoyablement les armes, qu'il n'y eût plus d'opposition au capital qui n'ait tout un coup tous les torts qu'avait eus le communisme. On n'est pas depuis lors sorti de ce solde de trompeur. Même ceux qui ne croyaient plus que le communisme représentait rien de ce qu'il y a lieu d'opposer à l'ignominie du capital plaident coupable. Ils plaident coupable pour une ignominie qui n'a jamais été la leur, et qui n'est en effet pas moins grande que celle du capital.
Le rêve que le communisme avait incarné avait été criminel sans doute; mais cela suffisait-il pour qu'on dise alors ce qu'on a cesse ce qu'on n'a pas cessé depuis de dire : que tout rêve est criminel? Et pour qu'on ne dise plus que le capital est lui aussi criminel.
Le communisme ne voulut pas ce dont on lui fait aujourd'hui porter la responsabilité; au contraire du capitalisme qui voulut tout ce dont on ne l'accuse pas. De tous les trompe-l'œil dont l'histoire est friande, c'est le plus troublant.
Qu'on juge sans doute puisqu'il n'y a personne qui ne veuille juger, et qui ne croie le pouvoir. On ne jugera que mal cette histoire, cependant, ou faussement, tant qu'on jugera le communisme selon ce qu'il était fait pour réprouver avec le plus de force; et tant qu'on jugera le capitalisme selon des valeurs dont il ne se réclame qu'après les avoir cyniquement récupérés.
Des valeurs dont il voudrait sans doute qu'elles soient celles de l'histoire qui a triomphé, quand elles ne sont que celles de l'histoire qu'il a imposée "
""Dès l'instant où c'est de la transparence qu'il a été question, il a été question, sans qu'on le comprenne assez tôt, de cette égalité à laquelle il fallait que le capital se soumette lui-même, empêchant que quelques-uns, par les méthodes qu'ils avaient toujours eues de l'accumuler, en fassent douter. Plutôt se séparer d'eux, s'est mis à dire le capital (mais le dire ainsi suppose une théâtralité dont on sait que ce cynisme est en même temps incapable), que de laisser le doute s'installer. L'argent avait mis trop de temps à devenir cette croyance qu'il était enfin devenu pour qu'on ne laisse pas longtemps les plus cyniques se former quelque soupçon que ce soit.
Toutes sortes de mesures s'imposaient sans doute. Depuis leur éviction jusqu'à la déclaration d'une charte qui tiendrait lieu de programme: c'est alors qu'on a vu apparaître, sans pourtant faire rire aucun de ceux qui ne l'auraient pour rien au monde crue possible, l'idée d'un "capitalisme propre" et de "fonds de pension éthiques". Un capitalisme propre, ce serait un capitalisme qui ne permettrait pas, c'est bien le moins, que personne ne s'enrichisse indûment, trichant avec les règles qui assurent l'équité de principe de la distribution de l'argent dans le capital. Un capitalisme propre, ce serait aussi que nul ne soit malgré lui aliéné à la production de biens dont le capital pourrait sans doute s'enrichir s'il ne veillait pas à ne pas s'enrichir contre les règles qu'impartit l'éthique à laquelle il dit maintenant que le capital obéit. Et on déclara dès lors qu'un "capitalisme propre" s'abstiendrait ostensiblement de rien commercialiser que pourrait avoir fabriqué qui que ce soit qu'il ne l'aurait pas fabriqué "librement" : des enfants ou des prisonniers politiques, etc. C'était sans doute le comble auquel pouvait prétendre le capital. Il n'y a pourtant eu personne pour vouloir porter le capital à ce comble que sa victoire elle-même appelait. Il y aurait dorénavant des limites à l'exploitation: les enfants, les détenus (au moins "politiques") en seraient exclus.
Mais ce serait pour qu'on ne doute pas, ou qu'on ne nous doute plus si on n'en avait jamais douté, que c'est librement que tous ceux qui ne sont ni des enfants ni des détenus travaillent à la prospérité à laquelle le capital des attache par le même mouvement qu'il s'y attache lui-même. Y seraient-ils attachés au mépris de tous les seuils de pauvreté calculable, même selon les normes des pays industrialisés.
C'était une opération d'un cynisme nouveau et sans doute jamais encore atteint. Mais ce fut aussi une opération elle-même nouvelle de plusieurs autres façons, dont toutes ne devaient pas au cynisme."
""On n'a pas vu que le capital se convertissait sans doute; mais on a vu que ceux qui l'avaient combattu se convertissaient au capital. Non pas au capital tel qu'il était et tel qu'il restait, mais tel qu'ils imaginaient qu'il devait être. Entre toutes les formes d'échange du pouvoir qui ont eu lieu il y a peu, et dont dépendent les formes de la domination elle-même, c'est la plus singulière. C'est à dire qu'il faut entendre que ceux qui ont tout à coup vanté les mérites du capital les ont vantés pour les mêmes raisons qu'ils les avaient combattus. Et c'est ce qui est précisément sans pouvoir être pris en défaut. Au moins apparemment. Autrement dit, c'est du point de vue d'un révolutionnarisme pas entièrement démenti que s'est affirmé une valorisation du capital à laquelle même le capital n'eût pas prétendu. Bien sûr, il n'y a rien qu'on oppose au pouvoir pour faire qu'il s'amende qu'il ne l'amende en effet ni ne l'autorise. Veut-on que le capital ne triche pas? Mais c'est vouloir qu'on croie que peut exister un capital qui ne triche pas."
""C'est le retournement avec lequel il nous faut compter: il était suspect jusqu'alors de posséder du pouvoir; nul ne possédait même un pouvoir qui ne dut être soupçonné; soupçonnées aussi les conditions dans lesquelles il l'avait obtenu, comme ce qu'il en faisait. Et c'est le contraire qui est devenu la règle: il n'y a personne qui n'ait du pouvoir qui ne veuille qu'on le voie l'avoir. Parce que c'est ce qui a eu lieu entre-temps et auquel on n'a pas prêté attention: rien n'est plus désirable que d'avoir du pouvoir, dès lors qu'il n'y a rien qui ne soit désirable comme la pureté que le pouvoir s'est conquise.
Autrement dit, c'est du pouvoir que dépend désormais la pureté que la révolution avait jusqu'alors prétendu détenir partout en propre, sans pouvoir l'etablir nulle part. Et c'est la raison pour laquelle on voit que le pouvoir est pour l'instant tout entier attelé à cette tâche sans bornes: démontrer qu'il est pur pour démontrer qu'il est ce qu'il faut que soit tout pouvoir (partant, qu'il est "tout le pouvoir" dès lors que lui seul est pur). Il n'y a rien que tous aient plus à cœur: démontré qu'il n'est pas impossible et de disposer de tout le pouvoir et d'être innocent. On dira avec raison que tous cherchent à se sauver eux-mêmes. Mais on ne dira pas assez que tout se cherche à sauver la politique qu'ils ont encore en commun quand il y en a (presque) plus nulle part.
Le capital, qui savait pouvoir jouir de la défense que les forces conservatrices lui avaient jusque-là assurée avec une fidélité sans faille, a su, le jour même où effondrait toute alternative historique au pouvoir qu'il détenait, qu'il n'y avait rien qui sauverait les " forces progressistes" comme la défense à laquelle celles-ci s'emploieraient à leur tour: la défense du capital lui-même, dussent-elles le défendre y compris contre les forces conservatrices. Il ne serait pas dit qu'elle n'y excelleraient pas autant. Et c'est ce qu'on a vu sans conteste: celles-ci vouloir défendre le capital mieux que celles-là ne l'avaient jamais défendu; non pas, sans doute, parce qu'elles l'auraient aimé plus, mais parce que c'était le moyen pour elles de survivre à la disparition de l'espérance qu'avait formée pour elles le communisme.
L'étrange arrangement sur lequel on a vu peu à peu tout le monde s'accorder a consisté à dire: convenons que la domination est sans parade, pourvu qu'on convienne que la politique existe encore. Si possible, que c'est à la politique qu'elle le doit.
Or c'est l'évidence: il n'y a plus rien qui soit qui doive à la politique. Parce qu'il n'y a plus rien qui soit qui ne dépende de l'Organisation Mondial du Commerce. Le jour où le mur de Berlin est tombé, quelque pitoyable que fût devenu le monde qui l'ensevelissait, c'est le commerce qui a su alors qu'il disposait d'un espace que rien ne limitait plus. Qu'au contraire rien ne l'empêcherait plus de régenter tout entier. L'organisation mondiale du commerce s'est mise à décider des conditions des échanges comme on avait jusqu'alors décidé des conditions des souverainetés. Les souverainetés dont on décidait jusqu'alors au moyen de la politique étaient absurdes, sans doute, ou révolues; celles dans lesquelles on déciderait désormais de ce qui tiendrait lieu de politique (c'est-à-dire le commerce) seraient cyniques. Et violentes."
 
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