Cinquième volet de la série : "De la domination" de Michel Surya "Les singes de leur idéal : sur l'usage récent du mot "changement". Partie II
14/ Parce que la politique s'est tout entière spectralisée. Spectralisation (autre mot pour qualifier, mais sombrement, le divertissement) à peu près identique à celle de Dieu, après que Nietzsche en eut pourtant constaté la mort; dont il annonçait - annonce aussitôt ignorée - qu'on ne cesserait pas pour autant d'en montrer partout les spectres, devant lesquels on ne se prosternerait pas moins que devant Dieu lui-même vivant.
C'est ce qui est fascinant, en somme: qu'on ne cesse pas de croire à ce à quoi il ne devrait plus y avoir personne à pouvoir réellement croire. Que la croyance se soit elle-même entre-temps spectralisée (spectralisation à la puissance deux). Se prosternant devant elle-même, faute de disposer de la puissance de former quelque figurer nouvelle que ce soit. Se prosternant à défaut devant ses figures perdues, seulement pourque ne cesse pas sa prosternation.
La prosternation : état dans lequel la croyance doit se maintenir pour continuer d'espérer que quelque figure éventuellement en résultera - qui la justifie et, à fortiori, la sauve.
16/ L'assujettissement : ce dont chacun est invité à jouir, et jouit. de quoi a-t-il peur quand il a peur? Que sa liberté soit subitement sans emploi. La liberté: autrement, dit, ce dont la politique s'est justement affranchie, quand celle-ci consistait en son principe en l'affranchissement de toute sujétion. Dont elle s'est affranchie au bénéfice des marchés qui l'ont reçue en héritage.
les marchés où l'assujettissement se donne nûment comme jouissance.
18/ Les bourses, les agences de notation, le Fonds monétaire international, la banque centrale européenne, le fonds européen de stabilité financière, etc tiennent la politique en laisse qui l'ont parfaitement domestiquée. La politologie, science aussi loquace qu'exacte de cette domestication, dispose d'un syntagme pour mesurer la longueur de cette laisse : "les marges de manœuvres" ( la dette, les déficits, la récession, etc.). Lesquelles sont nécessairement "étroites" ou "restreintes" (euphémisation en usage pour qualifier la nouvelle vassalité). La politique s'en plaindra-t-elle? C'est douteux. Somme toute, il ne déplait pas que, faute de pouvoir tout promettre, elle soit sûre qu'il ne dépendra pas d'elle de ne pas pouvoir rien tenir.
23/ C'est par là que la politique va d'abord revenir ( revient) - autrement dit, par cette tromperie : tous ne jouiront pas auxquels on l'avait pourtant promis. Cette tromperie fera que la politique reviendra par son versant violent (fasciste). Par le ressentiment (fascisant) détrompant cette promesse à laquelle tout le monde a cru. Variante moderne du ressentiment (du fascisme) : tous ceux qui voulaient croire et qui sont maintenant avertis que "jouir" ne leur sera pas autant ni pareillement donné qu'on le leur avait promis. Ceux-ci ne se désassujettiront qu'au moyen d'un assujettissement plus puissant encore. Ironie délétère de l'histoire ( toujours la même en son principe!) Ou l'histoire comme retour délétère du ressentiment ( laquelle ne revient jamais "d'abord", quand elle revient, sur son versant égalitaire)!
24/ Autrement dit, c'est cette inégalité essentielle qui va en produire une plus grande encore. Qui va produire le désir d'une inégalité plus grande encore, mais cette fois revendiquée. Où la liberté trouvera à se satisfaire. Et la jouissance aussi (on sait laquelle). Nul ne doutant que la liberté est en effet possible, mais tous doutant que l'égalité le soit, on se mettra à opposer à l'égalité en son principe des égalités encore, mais restreintes, de plus en plus restreintes: raciales, nationales, régionales, etc. Donc plus violentes. l'assujettissement régionaliste, nationaliste, racialiste : tout ce qu'il restera du principe d'égalité après que celui de la liberté en aura réduit les possibilités prétendument illimitées.
26/ Personne pour reprendre la politique à partir d'eux. Autrement dit, depuis le point le plus bas auquel la politique est régulièrement réduite dans l'histoire. Et depuis lequel c'est l'histoire qui, régulièrement, recommence. Qui recommence sur son versant ressentimental.
Que fait un pauvre qu'on prive soudain de son instrument de travail ( soudain délocalisé)? Il en accuse celui au profit de qui on l'en a privé. D'abord. Ensuite seulement, celui qui aura ainsi arbitré à son détriment entre deux pauvretés - qui les aura opposées l'une à l'autre, et pour les aggraver.
Pas un syndicat pour reconstituer l'évidence de cette universalité substitutive, effective celle-là, du profit ( de ce point de vue-là, et depuis des décennies, pas un syndicat qui soit substantiellement marxiste).Les travailleurs ne votent plus pour les partis communistes, mais pour les partis nationalistes. Et il n'y a personne qui s'en étonne. Qui ne s'étonne qu'il n'y ait qu'eux à ne s'être pas encore rendus ou réduits aux lois du marché, les seules "internationalistes" aujourd'hui.
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