"Il se disait qu’une grenade ennemie avait atterri dans sa tranchée et lui avait explosé à la face. Il fallait se contenter de cette version, car il eût été inconvenant de lui demander de raconter pour la énième fois les détails de son martyre. Comme si le seul épisode intéressant de son existence avait été cette cruelle grenade allemande. Comme si, en dehors de cette souffrance, personne n’avait d’autre sujet de conversation à lui proposer. Le regard figé de son œil de verre donnait une sévérité à son expression qui était injuste car il n’était pas cet homme-là. Prisonnier pour le reste de sa vie de ce masque tragique."
"Revenir sur place avait aussi un autre but. Me réapproprier les lieux où nous avions fait notre journal. Ici, nous étions chez nous. On nous en avait délogés par les armes et nous avions dû nous enfuir, dans l’horreur et la peur. Il fallait que je revienne aussi pour cette raison. Je ne partirais pas d’ici sous la contrainte mais seulement après l’avoir décidé moi-même. Il était hors de question que notre destin et celui de notre journal soient dictés par deux terroristes. Passé la tristesse, l’épuisement et l’abattement, il fallait se relever et reprendre le combat. Mon retour dans les locaux de ce qui avait été notre journal serait aussi le point de départ de cette renaissance. Il était impératif de rétablir le lien avec ce qui avait été, afin de poursuivre ce qui devait être. À partir de cet instant, il était possible de tout recommencer."
"Les traces du 7 janvier étaient encore autour de nous, comme pour nous rappeler le destin auquel nous avions échappé. Les mois écoulés depuis janvier 2015 nous donnaient l’illusion que le plus dur était maintenant derrière nous. Mais le 7 janvier n’était ni derrière nous, ni devant nous, ni au-dessus de nous, ni au-dessous de nous. Nous étions à l’intérieur du 7 janvier."
"Tout est mis au même niveau, tout a la même valeur. Car le mot “victime” a envahi notre vocabulaire. “Victime” est un mot qui désigne aussi bien celui frappé par une gastroentérite que celui renversé par une bagnole ou que ceux qui se font massacrer dans leur journal. À l’hôpital où je fus par la suite évacué, un type vint me rendre visite. Il travaillait au ministère des Affaires étrangères, et m’informa que j’allais être pris en charge par un “Fonds d’indemnisation des victimes”. Je n’avais jamais entendu parler de cette institution. C’est à cette occasion qu’on me qualifia pour la première fois de “victime”. Je n’avais jamais pensé me définir ainsi. J’étais blessé, j’étais chanceux, j’étais convalescent, j’étais mal en point, j’étais triste, j’étais honteux, j’étais mélancolique, j’étais déterminé, j’étais en colère, j’étais abattu, j’étais vivant, j’étais mal rasé, j’étais énervé, j’étais dessinateur, j’étais en pyjama, j’étais sous morphine, j’étais seul. J’étais vivant. Mais pas “victime”. Victime est un mot qui vous range aux côtés des chiens battus victimes de leurs maîtres, des enfants martyrs victimes de leurs parents, des licenciés pour causes économiques victimes des lois du marché. Le mot “victime” est un faux ami qui ne vous aide pas mais au contraire vous met la tête sous l’eau et vous noie. “Innocent”, j’étais innocent. Pas victime. “Innocents”, nous l’étions tous. Nous n’avions rien fait pour mériter d’être fusillés. “Innocent” délimite deux mondes impossibles à mélanger. Celui des coupables et celui des non-coupables. “Innocent” est le mot qui nous protégerait des amalgames que tentent les avocats crapuleux dans les prétoires, quand ils prétendent que les assassins qu’ils défendent sont autant “victimes” des injustices de la société que ceux qu’ils ont massacrés gratuitement. “Victime” est un mot qui permet à l’infamie de mettre les innocents dans la même cellule que celle des coupables. “Innocent” et rien d’autre."
"Dans le bus qui la transportait, elle parlait seule, comme ces fous qui errent dans les couloirs du métro et que les voyageurs évitent du regard. Ce que les passagers assis à ses côtés pensaient d’elle, elle s’en foutait. Elle n’était plus de leur monde. Un autre venait de l’aspirer dans un gouffre. Quand elle arriva à destination, son cardiologue vit tout de suite qu’elle n’était pas dans son état normal. Il l’interrogea. Elle fondit en larmes et lui expliqua que son mari travaillait dans le journal qui venait d’être attaqué. Le médecin fut terrassé par cette nouvelle et commença à fulminer contre ceux qui avaient fait ça. Il se ressaisit et reprit son travail de praticien, lui enleva les capteurs et examina les données collectées. “Je peux vous dire exactement à quelle heure vous avez appris la nouvelle. À 11 heures 56 minutes et 06 secondes.” Sur l’électrocardiogramme qu’il venait d’imprimer on voyait à cette seconde précise le trait faire un bond comme s’il avait décelé un tremblement de terre. En une seconde son petit cœur capricieux était passé de 79 à 173 battements par minute. Même si parfois il s’emballait sans raison, son médecin la rassura. Son cœur était en bonne santé."
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