lundi 13 septembre 2021

1 minute 49. Par Riss

 "Debout, j’eus la possibilité de voir la totalité de ce qui m’entourait. Pour la première fois, le dessinateur que j’étais ne parvenait pas à faire ce qu’il avait mis des années à apprendre : regarder. J’aurais pu, mais je ne le fis pas. Je m’interdis de parcourir les lieux pour constater l’horreur. Je ne voulais pas que mes yeux m’infligent ce que mes oreilles m’avaient déjà fait comprendre. Je ne voulais pas voir mes amis dans la même situation que le mari allongé sur le tiroir de la morgue, des années plus tôt. Car je savais à quoi ils ressembleraient. Disloqués et débraillés. J’essayais désespérément de concentrer mon attention sur ce qu’il y avait devant moi et seulement sur ce qu’il y avait devant moi. Je ne voulais pas regarder sur ma droite ni sur ma gauche et affronter les traces du carnage. En face de moi, il y avait la porte. Celle par laquelle était entré l’homme en noir. Celle par laquelle je devais m’enfuir au plus vite de cet endroit infernal. Même si vous fixez votre attention sur ce qu’il y a devant vous, vos neurones devinent ce qui vous entoure. Alors que je ne lui demandais rien, mon cerveau, ce rusé compagnon, m’envoyait des images, vagues mais explicites. Malgré tous mes subterfuges pour épargner à mes yeux de croiser les victimes, je ne pus éviter l’une d’entre elles. Elle était à ma gauche, allongée sur le sol, me barrant le chemin vers la porte. C’était un copain de vingt-cinq ans. Pour atteindre la sortie, je n’avais pas d’autre solution que de l’enjamber. Aidé par le pompier, je me résolus à ce geste qui me fit honte. Je te demande mille fois pardon mon vieux, mais je ne pouvais pas faire autrement."

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