dimanche 5 septembre 2021

L'uniformisation du monde par Stefan Zweig

 





MALGRÉ tout le bonheur que m’a procuré, à titre personnel, chaque voyage entrepris ces dernières années, une impression tenace s’est imprimée dans mon esprit : une horreur silencieuse devant la monotonie du monde. Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. Les coutumes propres à chaque peuple disparaissent, les costumes s’uniformisent, les mœurs prennent un caractère de plus en plus international. Les pays semblent, pour ainsi dire, ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique, tandis que les villes paraissent toutes identiques. Paris est aux trois quarts américanisée, Vienne est budapestisée : l’arôme délicat de ce que les cultures ont de singulier se volatilise de plus en plus, les couleurs s’estompent avec une rapidité sans précédent et, sous la couche de vernis craquelé, affleure le piston couleur acier de l’activité mécanique, la machine du monde moderne. Ce processus est en marche depuis fort longtemps déjà : avant la guerre, Rathenau avait annoncé de manière prophétique cette mécanisation de l’existence, la prépondérance de la technique, comme étant le phénomène le plus important de notre époque. Or, jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée, aussi versatile, que ces dernières années. Soyons clairs ! C’est sans doute le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps.

Symptômes : On pourrait en énumérer des centaines pour illustrer le problème. Je n’en choisis rapidement que quelques-uns parmi les plus courants, les plus familiers à tous, pour montrer à quel point les us et coutumes se sont uniformisés et appauvris au cours de la dernière décennie.

Le plus évident : la danse. Voici deux ou trois décennies, elle était encore reliée à une nation en particulier et à l’inclination personnelle des individus. À Vienne, on dansait la valse, en Hongrie lescsardas et en Espagne le boléro, et ce selon d’innombrables rythmes et mélodies différents, qui ont manifestement façonné le génie d’un artiste tout comme l’esprit d’une nation. Aujourd’hui, des millions de gens, du Cap à Stockholm, de Buenos Aires à Calcutta, dansent de la même manière, sur cinq ou six mélodies identiques, aussi traînantes qu’impersonnelles. Ils commencent à la même heure : tels les muezzins dans les pays orientaux, appelant chaque jour, au coucher du soleil, des dizaines de milliers de fidèles à la prière, toujours identique, comme s’il n’existait là-bas que vingt mots, vingt mesures invitent désormais quotidiennement, à cinq heures de l’après-midi, tous les Occidentaux à poursuivre le même rituel. Jamais, sauf dans certaines formules et formes musicales pratiquées au sein de l’Église, deux cents millions de personnes n’ont connu une telle simultanéité et une telle uniformité d’expression comme la race blanche d’Amérique, d’Europe et de toutes les colonies dans la danse moderne.

Un deuxième exemple : la mode. Il n’y a jamais eu dans tous les pays une similitude aussi flagrante qu’à notre époque. Jadis, on comptait en années le temps nécessaire pour qu’une mode parisienne gagne les autres grandes villes, et plusieurs années encore pour qu’elle se propage dans les campagnes. Mais les peuples respectaient certaines limites et leurs coutumes, ce qui leur permettait de résister aux exigences tyranniques de la mode. Aujourd’hui, sa dictature devient universelle le temps d’un battement de cœur. New York dicte les cheveux courts aux femmes : en un mois, 50 ou 100 millions de crinières féminines tombent, comme fauchées par une seule faux. Aucun empereur, aucun khan dans l’histoire du monde n’avait connu une telle puissance, aucune doctrine morale ne s’était répandue à une telle vitesse. Il a fallu des siècles et des décennies au christianisme et au socialisme pour convertir des adeptes et rendre leurs commandements efficaces sur autant de personnes qu’un tailleur parisien ne les soumet à son influence en huit jours aujourd’hui.

Le troisième exemple est le cinéma, où là encore sévit cette simultanéité sans commune mesure, dans tous les pays et toutes les langues, à travers lequel les mêmes représentations façonnent des centaines de millions de personnes et où les mêmes goûts (ou mauvais goûts) se forment. On célèbre l’abolition complète de toute touche personnelle, même si les producteurs vantent triomphalement leurs films comme étant nationaux : l’Italie acclame les Nibelungen tandis que les districts les plus allemands et populaires ovationnent Max Linder de Paris. Ici aussi, l’instinct de masse est plus fort et plus souverain que la libre pensée. La venue triomphale de Jackie Coogan a été une expérience plus forte pour notre époque que la mort de Tolstoï il y a vingt ans.

Un quatrième exemple : la radio. Toutes ces inventions n’ont qu’un seul but : la simultanéité. Le Londonien, le Parisien et le Viennois entendent la même chose dans la même seconde, et cette simultanéité, cette uniformité enivre par son gigantisme. C’est une ivresse, un stimulant pour les masses, mais toutes ces merveilles techniques nouvelles entretiennent en même temps une énorme désillusion pour l’âme et flattent dangereusement la passivité de l’individu. Ici aussi, comme dans la danse, la mode et le cinéma, l’individu se soumet aux mêmes goûts moutonniers ; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l’opinion de tous.

On pourrait énumérer ces symptômes à l’infini, tant ils prolifèrent de jour en jour. Le sentiment de liberté individuelle dans la jouissance submerge l’époque. Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes.

Conséquences : la disparition de toute individualité, jusque dans l’apparence extérieure. Le fait que les gens portent tous les mêmes vêtements, que les femmes revêtent toutes la même robe et le même maquillage n’est pas sans danger : la monotonie doit nécessairement pénétrer à l’intérieur. Les visages finissent par tous se ressembler, parce que soumis aux mêmes désirs, de même que les corps, qui s’exercent aux mêmes pratiques sportives, et les esprits, qui partagent les mêmes centres d’intérêt. Inconsciemment, une âme unique se crée, une âme de masse, mue par le désir accru d’uniformité, qui célèbre la dégénérescence des nerfs en faveur des muscles et la mort de l’individu en faveur d’un type générique. La conversation, cet art de la parole, s’use dans la danse et s’y disperse, le théâtre se galvaude au profit du cinéma, les usages de la mode, marquée par la rapidité, le “succès saisonnier”, imprègnent la littérature. Déjà, comme en Angleterre, la littérature populaire disparaît devant le phénomène qui va s’amplifiant du “livre de la saison”, de même que la forme éclair du succès se propage à la radio, diffusée simultanément sur toutes les stations européennes avant de s’évaporer dans la seconde qui suit. Et comme tout est orienté vers le court terme, la consommation augmente : ainsi, l’éducation, qui se poursuivait de manière patiente et rationnelle, et prédominait tout au long d’une vie, devient un phénomène très rare à notre époque, comme tout ce qui s’acquiert grâce à un effort personnel.

Source : d’où provient cette terrible vague qui menace d’emporter avec elle tout ce qui est coloré, tout ce qui est particulier dans nos vies ? Quiconque y est allé le sait : d’Amérique. Sur la page qui suit la Grande Guerre, les historiens du futur inscriront notre époque, qui marque le début de la conquête de l’Europe par l’Amérique. Ou pis encore, cette conquête bat déjà son plein, et on ne le remarque même pas (tous les vaincus sont toujours trop lents d’esprit). Chaque pays, avec tous ses journaux et ses hommes d’État, jubile lorsqu’il obtient un prêt en dollars américains. Nous nous berçons encore d’illusions quant aux objectifs philanthropiques et économiques de l’Amérique : en réalité, nous devenons les colonies de sa vie, de son mode de vie, les esclaves d’une idée qui nous est, à nous Européens, profondément étrangère : la mécanisation de l’existence.

Mais cet asservissement économique me semble encore peu de chose en comparaison du danger qu’encourt l’esprit. Une colonisation de l’Europe ne serait pas le plus à craindre sur le plan politique ; pour les âmes serviles, tout asservissement paraît doux, et l’homme libre sait préserver sa liberté en tous lieux. Le vrai danger pour l’Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain, cet ennui horrible, très spécifique, qui se dégage là-bas de chaque pierre et de chaque maison des rues numérotées, cet ennui qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe, soit une perte de temps paresseuse mais inoffensive : l’ennui américain, lui, est instable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations. L’ennui n’a plus rien de ludique, mais court avec une obsession enragée, dans une fuite perpétuelle du temps : il invente des médiums artistiques toujours nouveaux, comme le cinéma et la radio, nourriture de masse dont il appâte les sens affamés et transforme ce faisant la communauté des amateurs de plaisirs en corporations gigantesques, à l’image de ses banques et de ses trusts. De l’Amérique vient cette terrible vague d’uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, qui leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains, le même stylo plume entre les doigts, la même conversation sur les lèvres et la même automobile en place des pieds. Fatalement, de l’autre côté de notre monde, en Russie, sévit la même volonté de monotonie, mais sous une forme différente : la volonté de morceler l’homme et d’uniformiser la vision du monde, elle-même terrible volonté de monotonie. L’Europe est encore le dernier rempart de l’individualisme, et peut-être que les soubresauts survoltés des peuples, ce nationalisme exacerbé, malgré toute sa violence, est une sorte de rébellion inconsciente et fiévreuse, une dernière tentative désespérée de résister à l’égalitarisme. Mais c’est précisément cette forme de défense convulsive qui trahit notre faiblesse. Déjà le génie de la sobriété est à l’œuvre pour effacer l’Europe des livres d’histoire, la dernière Grèce de l’histoire.

Résistance : que faire désormais ? Prenant d’assaut le Capitole, le peuple s’écrie : “En haut des redoutes, les barbares sont là, ils détruisent notre monde !” Il profère encore une fois les paroles de César mais, dorénavant, dans un sens plus sérieux : “Peuples d’Europe, préservez vos biens les plus sacrés !” Non, nous ne sommes plus aussi crédules et aveugles au point de croire qu’on puisse encore inventer des associations, des livres et des proclamations contre ce monstrueux mouvement mondial et mettre fin à cet appétit pour la monotonie. Tout ce que l’on écrivait restait un bout de papier, lancé contre un ouragan. Ce que nous avons écrit n’a pas atteint les joueurs de football et les danseurs de shimmy, et si cela les atteignait, ils ne nous comprendraient plus.

Toutes ces choses, que j’ai seulement évoquées, le cinéma, la radio, la danse, tous ces nouveaux moyens de mécanisation de l’humanité, exercent un pouvoir énorme qui ne peut être dépassé. Toutes répondent en effet à l’idéal le plus élevé de la moyenne : offrir du plaisir sans exiger d’effort. Et leur force imbattable réside en cela : elles sont incroyablement confortables. La nouvelle danse peut être apprise en trois heures par la femme de ménage la plus maladroite, le cinéma ravit les analphabètes, desquels on n’exige pas une grande éducation pour profiter de la radio ; il suffit de mettre les écouteurs sur la tête, pour déjà l’entendre rouler dans l’oreille – même les dieux luttent en vain contre un tel confort. Ce qui n’exige que le minimum d’effort, mental et physique, et le minimum de force morale doit nécessairement l’emporter auprès des masses, dans la mesure où cela suscite la passion de la majorité. Et ce qui aujourd’hui encore réclame l’indépendance, l’autodétermination ou la personnalité dans le plaisir paraît dérisoire face à un pouvoir aussi surdimensionné. À vrai dire, au moment où l’humanité s’ennuie toujours davantage et devient de plus en plus monotone, il ne lui arrive rien d’autre que ce qu’elle désire au plus profond d’elle-même. L’indépendance dans le mode de vie et même dans la jouissance de la vie ne constitue plus, désormais, un objectif, tant la plupart des gens ne s’aperçoivent pas à quel point ils sont devenus des particules, des atomes d’une violence gigantesque. Ils se laissent ainsi entraînés par le courant qui les happe vers le vide ; comme le disait Tacite : “ruere in servitium”, ils se jettent dans l’esclavage ; cette passion pour l’autodissolution a détruit toutes les nations. Maintenant, c’est au tour de l’Europe : la guerre mondiale a été la première phase, l’américanisation est la seconde.

Ainsi, aucune résistance ! Ce serait une présomption scandaleuse que d’essayer d’éloigner les gens de ces petits plaisirs (intérieurement vides). Parce que nous – pour être honnêtes – qu’avons-nous d’autre à leur donner ? Nos livres ne les touchent plus, car ils ont cessé depuis longtemps de procurer les sueurs froides ou les excitations fébriles, que le sport et le cinéma prodiguent à foison. Ils ont même l’impudence d’exiger au préalable de nos livres, de notre effort mental et de notre éducation, une coopération des sentiments et une tension de l’âme. Nous sommes devenus – admettons-le – terriblement étrangers à tous ces plaisirs et passions de masse et donc à l’esprit de l’époque, nous, dont la culture spirituelle est une passion pour la vie, nous, qui ne nous ennuyons jamais, pour qui chaque jour est trop court de six heures, nous, qui n’avons besoin ni de dispositifs pour tuer le temps ni de machines d’arcade, ni de danse, ni de cinéma, ni de radio, ni de bridge, ni de défilés de mode. Il nous suffit de passer devant un panneau d’affichage dans une grande ville ou de lire un journal qui décrit en détail les batailles homériques des matchs de football pour sentir que nous sommes déjà devenus des outsiders, tels les derniers encyclopédistes pendant la Révolution française, une espèce aussi rare et menacée d’extinction aujourd’hui en Europe que les chamois et les edelweiss. Peut-être qu’un jour un parc naturel sera créé pour nous, derniers spécimens d’une espèce rare, pour nous préserver et nous conserver respectueusement en tant que curiosités de l’époque, mais nous devons avoir conscience que nous manquons depuis longtemps d’un quelconque pouvoir pour tenter la moindre chose contre cette uniformité croissante du monde. Devant cette lumière éblouissante de fête foraine, nous ne pouvons que demeurer dans l’ombre et, tels les moines des monastères pendant les grandes guerres et les grands bouleversements, consigner dans des chroniques et des descriptions un état de choses que, comme eux, nous tenons pour une déroute de l’esprit. Mais il n’y a rien que nous puissions faire, rien que nous puissions empêcher et rien que nous puissions changer : tout appel à l’individualisme auprès des masses, auprès de l’humanité serait de l’arrogance et de la prétention.

Le dernier recours ; il ne nous en reste qu’un seul, puisque nous considérons la lutte vaine : la fuite, la fuite en nous-mêmes. On ne peut pas sauver l’individu dans le monde, on ne peut que défendre l’individu en soi. La plus haute réalisation de l’homme spirituel reste la liberté, la liberté par rapport à autrui, aux opinions, aux choses, la liberté pour soi-même. Et c’est notre tâche : devenir toujours plus libre, à mesure que les autres s’assujettissent volontairement ! Plus les intérêts se diversifient et s’étendent dans tous les cieux de l’esprit, plus l’inclination d’autrui devient monotone, à sens unique, mécanique ! Et tout cela sans ostentation ! Ne vous en vantez pas : nous sommes différents ! N’affichez pas votre mépris pour toutes ces choses, qui ont peut-être un sens supérieur que nous ne comprenons pas. Séparons-nous à l’intérieur, mais pas à l’extérieur : portons les mêmes vêtements, adoptons tout le confort de la technologie, ne nous consumons pas dans une distanciation méprisante, dans une résistance stupide et impuissante au monde. Vivons tranquillement mais librement, intégrons-nous silencieusement et discrètement dans le mécanisme extérieur de la société, mais vivons en suivant notre seule inclination, celle qui nous est la plus personnelle, gardons notre propre rythme de vie ! Ne détournons pas le regard par orgueil, ne nous éloignons pas effrontément, mais regardons, cherchons à reconnaître puis à rejeter sciemment ce qui ne nous appartient pas, et maintenons sciemment ce qui nous semble nécessaire. Car si nous refusons en notre âme l’uniformité croissante de ce monde, nous restons reconnaissants et dévoués à ce que celui-ci a d’indestructible, à ce qui demeure au-delà de tout changement. Des forces sont encore à l’œuvre, qui ignorent toute fragmentation et tout nivellement. La nature est toujours changeante dans ses formes et, au fil des saisons, façonne de façon éternellement nouvelle la montagne et la mer. Éros joue encore son jeu perpétuellement varié, l’art survit dans l’invention d’êtres continuellement pluriels, la musique jaillit de sources sonores de plus en plus hétéroclites, provenant de personnes ouvertes d’esprit, et d’innombrables phénomènes et chocs émanent encore des livres et des images. Si tout ce que l’on appelle notre culture, avec un mot regrettable et artificiel, devient de plus en plus morcelé et désillusionné, le “bien premier de l’humanité”, comme Emil Lucka désigne les éléments de l’esprit et de la nature dans son merveilleux livre, ne peut être monnayable auprès des masses, tant il gît au plus profond des puits de l’esprit, dans les galeries souterraines des sentiments, il se tient trop loin des rues, trop loin du confort. Ici, dans l’élément éternellement transformé et toujours prompt au renouvellement, une infinie variété attend les volontaires : voici notre atelier, notre monde à nous, qui ne sera jamais monotone.

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