mercredi 22 septembre 2021

Retour de l'URSS par André Gide Partie III

 

IV

 

Dans cette usine de raffinerie de pétrole, aux environs de Soukhoum, où tout nous paraît si remarquable: le réfectoire, les logements des ouvriers, leur club (quant à l'usine même, je n'y entends rien et admire de confiance) nous nous approchons du «Journal Mural», affiché selon l'usage dans une salle de club. Nous n'avons pas le temps de lire tous les articles, mais, à la rubrique «Secours rouge» où, en principe, se trouvent les renseignements étrangers, nous nous étonnons de ne voir aucune allusion à l'Espagne dont les nouvelles depuis quelques jours ne laissent pas de nous inquiéter. Nous ne cachons pas notre surprise un peu attristée. Il s'ensuit une légère gêne. On nous remercie de la remarque: il en sera certainement tenu compte.

Le même soir, banquet. Toasts nombreux selon l'usage. Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun des convives, Jef Last se lève et, en russe, propose de vider un verre au triomphe du Front rouge espagnol. On applaudit chaleureusement, encore qu'avec une certaine gêne, nous semble-t-il; et aussitôt, comme en réponse: toast à Staline. A mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d'Allemagne, de Yougoslavie, de Hongrie... On applaudit, avec un enthousiasme franc cette fois; on trinque, on boit. Puis, de nouveau, sitôt après: toast à Staline. C'est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l'on savait quelle attitude avoir. Pour ce qui est des troubles et de la lutte en Espagne, l'opinion générale et particulière attendait les directions de la Pravda qui ne s'était pas encore prononcée. On n'osait pas se risquer avant de savoir ce qu'il fallait penser. Ce n'est que quelques jours plus tard (nous étions arrivés à Sébastopol) qu'une immense vague de sympathie, partie de la Place Rouge, vint déferler dans les journaux, et que, partout, des souscriptions volontaires pour le secours aux gouvernementaux s'organisèrent.

 

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Dans le bureau de cette usine, un grand tableau symbolique nous avait frappés; on y voyait, au centre, Staline en train de parler; répartis à sa droite et à sa gauche, les membres du gouvernement applaudir.

 

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L'effigie de Staline se rencontre partout, son nom est sur toutes les bouches, sa louange revient immanquablement dans tous les discours. Particulièrement en Géorgie, je n'ai pu entrer dans une chambre habitée, fût-ce la plus humble, la plus sordide, sans y remarquer un portrait de Staline accroché au mur, à l'endroit sans doute où se trouvait autrefois l'icone. Adoration, amour ou crainte, je ne sais; toujours et partout il est là.

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Sur la route de Tiflis à Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J'ai pensé qu'il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à l'accueil de l'U.R.S.S. où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés. Je ne trouverai jamais meilleure occasion. Je fais arrêter l'auto devant la poste et tends le texte d'une dépêche. Elle dit à peu près: «En passant à Gori au cours de notre merveilleux voyage, j'éprouve le besoin cordial de vous adresser...» Mais ici, le traducteur s'arrête: Je ne puis point parler ainsi. Le «vous» ne suffit point, lorsque ce «vous», c'est Staline. Cela n'est point décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste certaine stupeur, on se consulte. On me propose: «Vous, chef des travailleurs», ou «maître des peuples» ou... je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde; proteste que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à faire. On n'acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il s'agit d'une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une effroyable, une infranchissable distance. Et comme déjà j'avais pu constater de semblables retouches et «mises au point» dans les traductions de diverses allocutions que j'avais été amené à prononcer en U.R.S.S., je déclarai aussitôt que je ne reconnaîtrais comme mien aucun texte de moi paru en russe durant mon séjour et que je le dirais. Voici qui est fait.

Oh! Parbleu, je ne veux voir dans ces menus travestissements, le plus souvent involontaires, aucune malignité: bien plutôt le désir d'aider quelqu'un qui n'est pas au courant des usages et qui certainement ne peut demander mieux que de s'y plier, d'y conformer ses expressions et sa pensée.

 

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Staline, dans l'établissement du premier et du second plan quinquennal, fait preuve d'une telle sagesse, d'une si intelligente souplesse dans les modifications successives qu'il a cru devoir y apporter, que l'on en vient à se demander si plus de constance était possible; si ce progressif détachement de la première ligne, cet écartement du Léninisme, n'était pas nécessaire; si plus d'entêtement n'exigeait pas du peuple un effort surhumain. De toute manière il y a déboire. Si ce n'est pas Staline, alors c'est l'homme, l'être humain, qui déçoit. Ce qu'on tentait, que l'on voulait, que l'on se croyait tout près d'obtenir, après tant de luttes, tant de sang versé, tant de larmes, c'était donc «au-dessus des forces humaines»? Faut-il attendre encore, résigner, ou reporter à plus loin ses espoirs? Voilà ce qu'en U.R.S.S. on se demande avec angoisse. Et que cette question vous effleure, c'est déjà trop.

Après tant de mois d'efforts, tant d'années, on était en droit de se demander: vont-ils enfin pouvoir relever un peu la tête? —Les fronts n'ont jamais été plus courbés.

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Qu'il y ait divergence de l'idéal premier, voici qui ne peut être mis en doute. Mais devrons-nous mettre en doute, du même coup, que ce que l'on voulait d'abord fût aussitôt possible. Y a-t-il faillite? ou opportune et indiscutable accommodation à d'imprévues difficultés?

Ce passage de la «mystique» à la «politique» entraîne-t-il fatalement une dégradation? Car il ne s'agit plus ici de théorie; on est dans le domaine pratique; il faut compter avec le menschliches, allzumenschliches— et compter avec l'ennemi.

Quantité de résolutions de Staline sont prises, et ces derniers temps presque toutes, en fonction de l'Allemagne et dictées par la peur qu'on en a. Cette restauration progressive de la famille, de la propriété privée, de l'héritage trouvent une valable explication: il importe de donner au citoyen soviétique le sentiment qu'il a quelque bien personnel à défendre. Mais c'est ainsi que, progressivement, l'impulsion première s'engourdit, se perd, que le regard cesse de se diriger à l'avant. Et l'on me dira que cela est nécessaire, urgent, car une attaque de flanc risque de ruiner l'entreprise. Mais d'accommodement en accommodement, l'entreprise se compromet.

Une autre crainte, celle du « trotzkisme» et de ce qu'on appelle aujourd'hui là-bas: l'esprit de contre-révolution. Car certains se refusent à penser que cette transigeance fût nécessaire; tous ces accommodements leur paraissent autant de défaites. Que la déviation des directives premières trouve des explications, des excuses, il se peut: cette déviation seule importe à leurs yeux. Mais, aujourd'hui c'est l'esprit de soumission, le conformisme, qu'on exige. Seront considérés comme «trotzkistes» tous ceux qui ne se déclarent pas satisfaits. De sorte que l'on vient à se demander si Lénine lui-même reviendrait-il sur la terre aujourd'hui?...

 

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Que Staline ait toujours raison, cela revient à dire : que Staline a raison de tout.

 

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Dictature de prolétariat nous promettait-on. Nous sommes loin de compte. Oui: dictature, évidemment; mais celle d'un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe de ne point se leurrer, et force est de reconnaitre tout net: ce n'est point là ce qu'on voulait. Un pas de plus et nous dirons même: c'est exactement ceci que l'on ne voulait pas.

 

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Supprimer l'opposition dans un Etat, ou même simplement l'empêcher de se prononcer, de se produire, c'est chose extrêmement grave: l'invitation au terrorisme. Si tous les citoyens d'un Etat pensaient de même, ce serait sans aucun doute plus commode pour les gouvernants. Mais, devant cet appauvrissement, qui donc oserait encore parler de «culture»? Sans contrepoids, comment l'esprit ne verserait-il pas tout dans un sens? C'est, je pense, une grande sagesse d'écouter les partis adverses; de les soigner même au besoin, tout en les empêchant de nuire: les combattre, mais non les supprimer. Supprimer l'opposition... il est sans doute heureux que Staline y parvienne si mal.

«L'humanité n'est pas simple, il faut en prendre son parti; et toute tentative de simplification, d'unification, de réduction par le dehors sera toujours odieuse, ruineuse et sinistrement bouffonne. Car l'embêtement pour Athalie, c'est que c'est toujours Eliacin, l'embêtant pour Hérode, c'est que c'est toujours la Sainte Famille qui échappe», — écrivais-je en 1910.

 

V

 

J'écrivais avant d'aller en U.R.S.S.:

Je crois que la valeur d'un écrivain est liée à la force révolutionnaire qui l'anime, ou plus exactement (car je ne suis pas si fou que de ne reconnaître de valeur artistique qu'aux écrivains de gauche): à sa force d'opposition. Cette force existe aussi bien chez Bossuet, Chateaubriand, ou, de nos jours, Claudel, que chez Molière, Voltaire, Hugo et tant d'autres. Dans notre forme de société, un grand écrivain, un grand artiste, est essentiellement anticonformiste. Il navigue à contrecourant. Cela était vrai pour Dante, pour Cervantes, pour Ibsen, pour Gogol... Cela cesse d'être vrai, semble-t-il pour Shakespeare et ses contemporains, dont John Addington Symonds dit excellemment: What made the playwrights of that epoch so great... was that they (the authors) lived and wrote in fullest sympathy with the whole people («Ce qui fit que l'art dramatique de cette époque s'éleva si haut... c'est que les auteurs vivaient alors et écrivaient en complète sympathie avec tout le peuple.»)

Voilà ce que je me demandais avant d'aller en U.R.S.S..

 

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—«Vous comprenez, m'expliqua X..., ce n'était plus du tout cela que le public réclamait; plus du tout cela que nous voulons aujourd'hui. Il avait donné précédemment un ballet très remarquable et très remarqué. («Il», c'était Chestakovitch, dont certains me parlaient avec cette sorte d'éloges que l'on n'accorde qu'aux génies.) Mais que voulez-vous que le peuple fasse d'un opéra dont, en sortant, il ne peut fredonner aucun air?» (Quoi! c'est donc là qu'ils en étaient! Et pourtant X..., artiste lui-même, et fort cultivé, ne m'avait tenu jusqu'alors que des propos intelligents.)

»Ce qu'il nous faut aujourd'hui, ce sont des oeuvres que tout le monde puisse comprendre, et tout de suite. Si Chestakovitch ne le sent pas de lui-même, on le lui fera bien sentir en ne l'écoutant même plus.»

Je protestai que les oeuvres parfois les plus belles, et même celles qui sont appelées à devenir les plus populaires, ont pu n'être goûtées d'abord que par un très petit nombre de gens; que Beethoven lui-même... Et, lui tendant un livre que précisément j'avais sur moi: Tenez, lisez ceci:

«In Berlin gab ich auch (c'est Beethoven qui parle), vor mehreren Jahren ein Konzert, ich grif mich an und glaubte, was Reicht's zu leisten, und hof te auf einen tüchtigen Beifall; aber siehe da, als ich meine höchste Begeisterung ausgesprochen hatte, kein geringstes Zeichen des Beifalls ertönte.» (Moi aussi, il y a plusieurs années, j'ai donné un concert à Berlin. Je m'y suis livré tout entier, et je pensais être arrivé vraiment à quelque chose ; j'escomptais donc un réel succès. Mais voyez: lorsque j'avais réalisé le meilleur de mon inspiration—pas le plus léger signe d'approbation.

X... m'accorda qu'en U.R.S.S. un Beethoven aurait eu bien du mal à se relever d'un tel insuccès. «Voyez-vous, continua-t-il, un artiste, chez nous, a d'abord à être dans la ligne. Les plus beaux dons, sinon, seront considérés comme du «formalisme». Oui, c'est le mot que nous avons trouvé pour désigner tout ce que nous ne nous soucions pas de voir ou d'entendre. Nous voulons créer un art nouveau, digne du grand peuple que nous sommes. L'art, aujourd'hui, doit être populaire, ou n'être pas.»

—Vous contraindrez tous vos artistes au conformisme, lui dis-je, et les meilleurs, ceux qui ne consentiront pas à avilir leur art ou seulement à le courber, vous les réduirez au silence. La culture que vous prétendez servir, illustrer, défendre, vous honnira.

Alors, il protesta que je raisonnais en bourgeois. Que, pour sa part, il était bien convaincu que le marxisme qui, dans tant d'autres domaines, avait déjà produit de si grandes choses, saurait aussi produire des oeuvres d'art. Il ajouta que ce qui retenait ces nouvelles oeuvres de surgir, c'est l'importance qu'on accordait encore aux oeuvres d'un passé révolu.

Il parlait à voix de plus en plus haute; il semblait faire un cours ou réciter une leçon. Ceci se passait dans le hall de l'hôtel de Sotchi. Je le quittai sans plus lui répondre. Mais, quelques instants plus tard, il vint me retrouver dans ma chambre et, à voix basse cette fois: -

Oh! Parbleu! Je sais bien... Mais on nous écoutait tout à l'heure et... mon exposition doit ouvrir bientôt.

X... est peintre, et devait présenter au public ses dernières toiles.

 

* * * * *

 

Quand nous arrivâmes en U.R.S.S., l'opinion était mal ressuyée de la grande querelle du Formalisme. Je cherchai à comprendre ce que l'on entendait par ce mot et voici ce qu'il me sembla: tombait sous l'accusation de formalisme, tout artiste coupable d'accorder moins d'intérêt au fond qu'à la forme. Ajoutons aussitôt que n'est jugé digne d'intérêt (ou plus exactement n'est toléré) le fond que lorsque incliné dans un certain sens. L'oeuvre d'art sera jugée formaliste, dès que pas inclinée du tout et n'ayant par conséquent plus de «sens» (et je joue ici sur le mot). Je ne puis, je l'avoue, écrire ces mots «forme» et «fond» sans sourire. Mais il sied plutôt de pleurer lorsqu'on voit que cette absurde distinction va déterminer la critique. Que cela fût politiquement utile, il se peut; mais ne parlez plus ici de culture. Celle-ci se trouve en péril dès que la critique n'est plus librement exercée.

En U.R.S.S., pour belle que puisse être une oeuvre, si elle n'est pas dans la ligne, elle est honnie. La beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être un artiste, s'il ne travaille pas dans la ligne l'attention se détourne, est détournée de lui: ce que l'on demande à l'artiste, à l'écrivain, c'est d'être conforme; et tout le reste lui sera donné par-dessus.

 

* * * * *

J'ai pu voir à Tiflis une exposition de peintures modernes, dont il serait peut-être charitable de ne point parler. Mais, après tout, ces artistes avaient atteint leur but, qui est d'édifier (ici par l'image), de convaincre, de rallier (des épisodes de la vie de Staline servant de thème à ces illustrations). Ah! Certes, ceux-là n'étaient pas des «formalistes»! Le malheur, c'est qu'ils n'étaient pas des peintres non plus. Ils me faisaient souvenir qu'Apollon, pour servir Admète, avait dû éteindre tous ses rayons, et du coup n'avait plus rien fait qui vaille— ou du moins qui nous importât. Mais, comme l'U.R.S.S., non plus avant qu'après la révolution, n'a jamais excellé dans les arts plastiques, mieux vaut s'en tenir à la littérature.

«Dans le temps de ma jeunesse, me disait X..., l'on nous recommandait tels livres, l'on nous déconseillait tels autres; et naturellement c'est vers ces derniers que notre attention se portait. La grande différence, aujourd'hui, c'est que les jeunes ne lisent plus que ce qu'on leur recommande de lire, qu'ils ne désirent même plus lire autre chose.»

C'est ainsi que Dostoïewski, par exemple, ne trouve guère plus de lecteurs, sans qu'on puisse exactement dire si la jeunesse se détourne de lui, ou si l'on a détourné de lui la jeunesse—tant les cerveaux sont façonnés.

S'il doit répondre à un mot d'ordre, l'esprit peut bien sentir du moins qu'il n'est pas libre. Mais s'il est ainsi préformé qu'il n'attende même plus le mot d'ordre pour y répondre, l'esprit perd jusqu'à la conscience de son asservissement. Je crois que l'on étonnerait beaucoup de jeunes soviétiques, et qu'ils protesteraient, si l'on venait leur dire qu'ils ne pensent pas librement.

Et comme il advient toujours que nous ne reconnaissons qu'après les avoir perdus, la valeur de certains avantages, rien de tel qu'un séjour en U.R.S.S. (ou en Allemagne, il va sans dire) pour nous aider à apprécier l'inappréciable liberté de pensée dont nous jouissons encore en France, et dont nous abusons parfois.

A Léningrad, l'on m'avait demandé de préparer un petit discours à l'usage d'une assemblée de littérateurs et d'étudiants. Je n'étais en U.R.S.S. que depuis huit jours et cherchais à prendre le la. Je soumis donc à X... et à Y... mon texte. L'on me fit aussitôt comprendre que ce texte n'était ni dans la ligne, ni dans la note et que ce que je m'apprêtais à dire paraîtrait fort malséant. Eh parbleu! je m'en rendis nettement compte moi-même, par la suite. Du reste, ce discours, je n'eus pas l'occasion de le prononcer. Le voici :

«L'on m'a souvent demandé mon opinion sur la littérature actuelle de l'U.R.S.S. Je voudrais expliquer pourquoi j'ai refusé de me prononcer. Cela me permettra, du même coup, de préciser certain point du discours que j'ai lu sur la Place Rouge, au jour solennel des funérailles de Gorki. J'y parlais de «nouveaux problèmes» soulevés par le triomphe même des républiques soviétiques, problèmes dont je disais que ce ne serait pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. de les avoir fait naître à l'histoire et proposés à notre méditation. Comme l'avenir de la culture me semble étroitement lié à la solution qui pourra leur être donnée, il ne me parait pas inutile d'y revenir et d'apporter ici quelques précisions.

 

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»Le grand nombre, et même composé des éléments les meilleurs, n'applaudit jamais à ce qu'il y a de neuf, de virtuel, de déconcerté et de déconcertant, dans une oeuvre; mais seulement à ce qu'il y peut déjà reconnaître, c'est-à-dire la banalité. Tout comme il y avait des banalités bourgeoises, il y a des banalités révolutionnaires; il importe de s'en convaincre. Il importe de se persuader que ce qu'elle apporte de conforme à une doctrine, fût-elle la plus saine et la mieux établie, n'est jamais ce qui fait la valeur profonde d'une oeuvre d'art, ni ce qui lui permettra de durer; mais bien ce qu'elle apportera d'interrogations nouvelles, prévenant celles de l'avenir; et de réponses à des questions non encore posées. Je crains fort que quantité d'oeuvres, toutes imprégnées d'un pur esprit marxiste, à quoi elles doivent leur succès d'aujourd'hui, ne dégagent bientôt, au nez de ceux qui viendront, une insupportable odeur de clinique; et je crois que les oeuvres les plus valeureuses seront celles seules qui auront su se délivrer dé ces préoccupations-là.

»Du moment que la révolution triomphe, et s'instaure, et s'établit, l'art court un terrible danger, un danger presque aussi grand que celui que lui font courir les pires oppressions des fascismes: celui d'une orthodoxie. L'art qui se soumet à une orthodoxie, fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le conformisme. Ce que la révolution triomphante peut et doit offrir à l'artiste, c'est avant tout la liberté. Sans elle, l'art perd signification et valeur.

»Walt Whitman à l'occasion de la mort du président Lincoln, écrivit un de ses plus beaux chants. Mais si ce libre chant eût été contraint, si Whitman avait été forcé de l'écrire par ordre et conformément à un canon admis, ce thrène aurait perdu sa vertu, sa beauté; ou plutôt Whitman n'aurait pas pu l'écrire.

»Et comme, tout naturellement, l'assentiment du plus grand nombre, les applaudissements, le succès, les faveurs, vont à ce que le public peut aussitôt reconnaître et approuver, c'est-à-dire au conformisme, je me demande avec inquiétude si, peut-être, dans l'U.R.S.S. glorieuse d'aujourd'hui, ne végète pas, ignoré de la foule, quelque Baudelaire, quelque Keats ou quelque Rimbaud qui, en raison même de sa valeur, a du mal à se faire entendre. Et c'est pourtant celui-là entre tous qui m'importe, car ce sont les dédaignés de d'abord, les Rimbaud, les Keats, les Baudelaire les Stendhal même, qui paraîtront demain les plus grands.

 

VI

 

Sébastopol, dernière étape de notre voyage. Sans doute, il est en U.R.S.S. des villes plus intéressantes ou plus belles, mais nulle part encore je n'avais aussi bien senti combien je resterais épris. Je retrouvais à Sébastopol, moins préservée, moins choisie qu'à Soukhoum ou Sotchi, la société, la vie russe entière, avec ses manques, ses défauts, ses souffrances, hélas! à côté de ses triomphes, de ses réussites qui permettent ou promettent à l'homme plus de bonheur. Et, suivant les jours, la lumière adoucissait l'ombre, ou au contraire l'épaississait. Mais, autant que le plus lumineux, ce que je pouvais voir ici de plus sombre, tout m'attachait, et douloureusement parfois, à cette terre, à ces peuples unis, à ce climat nouveau qui favorisait l'avenir et où l'inespéré pouvait éclore... C'est tout cela que je devais quitter.

Et déjà commençait à m'étreindre une angoisse encore inconnue: de retour à Paris que saurais-je dire? Comment répondre aux questions que je pressentais ? L'on attendait de moi certainement des jugements tout d'une pièce. Comment expliquer que, tour à tour, en U.R.S.S., j'avais eu (moralement) si chaud, et si froid? En déclarant à nouveau mon amour allais-je devoir cacher mes réserves et mentir en approuvant tout? Non; je sens trop qu'en agissant ainsi je desservirais à la fois l'U.R.S.S. même et la cause qu'elle représente à nos yeux. Mais ce serait une très grave erreur d'attacher l'une à l'autre trop étroitement de sorte que la cause puisse être tenue pour responsable de ce qu'en U.R.S.S. nous déplorons.

 

* * * * *

 

L'aide que l'U.R.S.S. vient d'apporter à l'Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle demeure capable. L'U.R.S.S. n'a pas fini de nous instruire et de nous étonner.

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