IV
Dans cette usine de raffinerie
de pétrole, aux environs de Soukhoum, où tout nous paraît si remarquable: le
réfectoire, les logements des ouvriers, leur club (quant à l'usine même, je n'y
entends rien et admire de confiance) nous nous approchons du «Journal Mural»,
affiché selon l'usage dans une salle de club. Nous n'avons pas le temps de lire
tous les articles, mais, à la rubrique «Secours rouge» où, en principe, se
trouvent les renseignements étrangers, nous nous étonnons de ne voir aucune
allusion à l'Espagne dont les nouvelles depuis quelques jours ne laissent pas
de nous inquiéter. Nous ne cachons pas notre surprise un peu attristée. Il
s'ensuit une légère gêne. On nous remercie de la remarque: il en sera
certainement tenu compte.
Le même soir, banquet. Toasts
nombreux selon l'usage. Et quand on a bu à la santé de tous et de chacun des
convives, Jef Last se lève et, en russe, propose de vider un verre au triomphe
du Front rouge espagnol. On applaudit chaleureusement, encore qu'avec une
certaine gêne, nous semble-t-il; et aussitôt, comme en réponse: toast à
Staline. A mon tour, je lève mon verre pour les prisonniers politiques d'Allemagne,
de Yougoslavie, de Hongrie... On applaudit, avec un enthousiasme franc cette
fois; on trinque, on boit. Puis, de nouveau, sitôt après: toast à Staline.
C'est aussi que sur les victimes du fascisme, en Allemagne et ailleurs, l'on
savait quelle attitude avoir. Pour ce qui est des troubles et de la lutte en
Espagne, l'opinion générale et particulière attendait les directions de la
Pravda qui ne s'était pas encore prononcée. On n'osait pas se risquer avant de
savoir ce qu'il fallait penser. Ce n'est que quelques jours plus tard (nous
étions arrivés à Sébastopol) qu'une immense vague de sympathie, partie de la
Place Rouge, vint déferler dans les journaux, et que, partout, des
souscriptions volontaires pour le secours aux gouvernementaux s'organisèrent.
* * * * *
Dans le bureau de cette usine,
un grand tableau symbolique nous avait frappés; on y voyait, au centre, Staline
en train de parler; répartis à sa droite et à sa gauche, les membres du
gouvernement applaudir.
* * * * *
L'effigie de Staline se
rencontre partout, son nom est sur toutes les bouches, sa louange revient
immanquablement dans tous les discours. Particulièrement en Géorgie, je n'ai pu
entrer dans une chambre habitée, fût-ce la plus humble, la plus sordide, sans y
remarquer un portrait de Staline accroché au mur, à l'endroit sans doute où se
trouvait autrefois l'icone. Adoration, amour ou crainte, je ne sais; toujours
et partout il est là.
* * * * *
Sur la route de Tiflis à
Batoum, nous traversons Gori, la petite ville où naquit Staline. J'ai pensé
qu'il serait sans doute courtois de lui envoyer un message, en réponse à
l'accueil de l'U.R.S.S. où, partout, nous avons été acclamés, festoyés, choyés.
Je ne trouverai jamais meilleure occasion. Je fais arrêter l'auto devant la
poste et tends le texte d'une dépêche. Elle dit à peu près: «En passant à Gori
au cours de notre merveilleux voyage, j'éprouve le besoin cordial de vous
adresser...» Mais ici, le traducteur s'arrête: Je ne puis point parler ainsi.
Le «vous» ne suffit point, lorsque ce «vous», c'est Staline. Cela n'est point
décent. Il y faut ajouter quelque chose. Et comme je manifeste certaine
stupeur, on se consulte. On me propose: «Vous, chef des travailleurs», ou
«maître des peuples» ou... je ne sais plus quoi. Je trouve cela absurde; proteste
que Staline est au-dessus de ces flagorneries. Je me débats en vain. Rien à
faire. On n'acceptera ma dépêche que si je consens au rajout. Et, comme il
s'agit d'une traduction que je ne suis pas à même de contrôler, je me soumets
de guerre lasse, mais en déclinant toute responsabilité et songeant avec
tristesse que tout cela contribue à mettre entre Staline et le peuple une
effroyable, une infranchissable distance. Et comme déjà j'avais pu constater de
semblables retouches et «mises au point» dans les traductions de diverses
allocutions que j'avais été amené à prononcer en U.R.S.S., je déclarai aussitôt
que je ne reconnaîtrais comme mien aucun texte de moi paru en russe durant mon
séjour et que je le dirais. Voici qui est fait.
Oh! Parbleu, je ne veux voir dans
ces menus travestissements, le plus souvent involontaires, aucune malignité:
bien plutôt le désir d'aider quelqu'un qui n'est pas au courant des usages et
qui certainement ne peut demander mieux que de s'y plier, d'y conformer ses
expressions et sa pensée.
* * * * *
Staline, dans l'établissement
du premier et du second plan quinquennal, fait preuve d'une telle sagesse,
d'une si intelligente souplesse dans les modifications successives qu'il a cru
devoir y apporter, que l'on en vient à se demander si plus de constance était
possible; si ce progressif détachement de la première ligne, cet écartement du
Léninisme, n'était pas nécessaire; si plus d'entêtement n'exigeait pas du
peuple un effort surhumain. De toute manière il y a déboire. Si ce n'est pas Staline,
alors c'est l'homme, l'être humain, qui déçoit. Ce qu'on tentait, que l'on
voulait, que l'on se croyait tout près d'obtenir, après tant de luttes, tant de
sang versé, tant de larmes, c'était donc «au-dessus des forces humaines»?
Faut-il attendre encore, résigner, ou reporter à plus loin ses espoirs? Voilà
ce qu'en U.R.S.S. on se demande avec angoisse. Et que cette question vous
effleure, c'est déjà trop.
Après tant de mois d'efforts,
tant d'années, on était en droit de se demander: vont-ils enfin pouvoir relever
un peu la tête? —Les fronts n'ont jamais été plus courbés.
* * * * *
Qu'il y ait divergence de
l'idéal premier, voici qui ne peut être mis en doute. Mais devrons-nous mettre
en doute, du même coup, que ce que l'on voulait d'abord fût aussitôt possible.
Y a-t-il faillite? ou opportune et indiscutable accommodation à d'imprévues
difficultés?
Ce passage de la «mystique» à
la «politique» entraîne-t-il fatalement une dégradation? Car il ne s'agit plus
ici de théorie; on est dans le domaine pratique; il faut compter avec le
menschliches, allzumenschliches— et compter avec l'ennemi.
Quantité de résolutions de
Staline sont prises, et ces derniers temps presque toutes, en fonction de
l'Allemagne et dictées par la peur qu'on en a. Cette restauration progressive
de la famille, de la propriété privée, de l'héritage trouvent une valable
explication: il importe de donner au citoyen soviétique le sentiment qu'il a
quelque bien personnel à défendre. Mais c'est ainsi que, progressivement,
l'impulsion première s'engourdit, se perd, que le regard cesse de se diriger à
l'avant. Et l'on me dira que cela est nécessaire, urgent, car une attaque de
flanc risque de ruiner l'entreprise. Mais d'accommodement en accommodement,
l'entreprise se compromet.
Une autre crainte, celle du «
trotzkisme» et de ce qu'on appelle aujourd'hui là-bas: l'esprit de
contre-révolution. Car certains se refusent à penser que cette transigeance fût
nécessaire; tous ces accommodements leur paraissent autant de défaites. Que la
déviation des directives premières trouve des explications, des excuses, il se
peut: cette déviation seule importe à leurs yeux. Mais, aujourd'hui c'est
l'esprit de soumission, le conformisme, qu'on exige. Seront considérés comme
«trotzkistes» tous ceux qui ne se déclarent pas satisfaits. De sorte que l'on
vient à se demander si Lénine lui-même reviendrait-il sur la terre
aujourd'hui?...
* * * * *
Que Staline ait toujours
raison, cela revient à dire : que Staline a raison de tout.
* * * * *
Dictature de prolétariat nous
promettait-on. Nous sommes loin de compte. Oui: dictature, évidemment; mais
celle d'un homme, non plus celle des prolétaires unis, des Soviets. Il importe
de ne point se leurrer, et force est de reconnaitre tout net: ce n'est point là
ce qu'on voulait. Un pas de plus et nous dirons même: c'est exactement ceci que
l'on ne voulait pas.
* * * * *
Supprimer l'opposition dans un
Etat, ou même simplement l'empêcher de se prononcer, de se produire, c'est
chose extrêmement grave: l'invitation au terrorisme. Si tous les citoyens d'un
Etat pensaient de même, ce serait sans aucun doute plus commode pour les
gouvernants. Mais, devant cet appauvrissement, qui donc oserait encore parler
de «culture»? Sans contrepoids, comment l'esprit ne verserait-il pas tout dans
un sens? C'est, je pense, une grande sagesse d'écouter les partis adverses; de
les soigner même au besoin, tout en les empêchant de nuire: les combattre, mais
non les supprimer. Supprimer l'opposition... il est sans doute heureux que
Staline y parvienne si mal.
«L'humanité n'est pas simple,
il faut en prendre son parti; et toute tentative de simplification,
d'unification, de réduction par le dehors sera toujours odieuse, ruineuse et
sinistrement bouffonne. Car l'embêtement pour Athalie, c'est que c'est toujours
Eliacin, l'embêtant pour Hérode, c'est que c'est toujours la Sainte Famille qui
échappe», — écrivais-je en 1910.
V
J'écrivais avant d'aller en
U.R.S.S.:
Je crois que la valeur d'un
écrivain est liée à la force révolutionnaire qui l'anime, ou plus exactement
(car je ne suis pas si fou que de ne reconnaître de valeur artistique qu'aux
écrivains de gauche): à sa force d'opposition. Cette force existe aussi bien
chez Bossuet, Chateaubriand, ou, de nos jours, Claudel, que chez Molière,
Voltaire, Hugo et tant d'autres. Dans notre forme de société, un grand
écrivain, un grand artiste, est essentiellement anticonformiste. Il navigue à contrecourant.
Cela était vrai pour Dante, pour Cervantes, pour Ibsen, pour Gogol... Cela
cesse d'être vrai, semble-t-il pour Shakespeare et ses contemporains, dont John
Addington Symonds dit excellemment: What made the playwrights of that epoch so
great... was that they (the authors) lived and wrote in fullest sympathy with
the whole people («Ce qui fit que l'art dramatique de cette époque s'éleva si
haut... c'est que les auteurs vivaient alors et écrivaient en complète
sympathie avec tout le peuple.»)
Voilà ce que je me demandais
avant d'aller en U.R.S.S..
* * * * *
—«Vous comprenez, m'expliqua
X..., ce n'était plus du tout cela que le public réclamait; plus du tout cela
que nous voulons aujourd'hui. Il avait donné précédemment un ballet très
remarquable et très remarqué. («Il», c'était Chestakovitch, dont certains me
parlaient avec cette sorte d'éloges que l'on n'accorde qu'aux génies.) Mais que
voulez-vous que le peuple fasse d'un opéra dont, en sortant, il ne peut
fredonner aucun air?» (Quoi! c'est donc là qu'ils en étaient! Et pourtant X...,
artiste lui-même, et fort cultivé, ne m'avait tenu jusqu'alors que des propos
intelligents.)
»Ce qu'il nous faut
aujourd'hui, ce sont des oeuvres que tout le monde puisse comprendre, et tout
de suite. Si Chestakovitch ne le sent pas de lui-même, on le lui fera bien
sentir en ne l'écoutant même plus.»
Je protestai que les oeuvres
parfois les plus belles, et même celles qui sont appelées à devenir les plus
populaires, ont pu n'être goûtées d'abord que par un très petit nombre de gens;
que Beethoven lui-même... Et, lui tendant un livre que précisément j'avais sur
moi: Tenez, lisez ceci:
«In Berlin gab ich auch (c'est
Beethoven qui parle), vor mehreren Jahren ein Konzert, ich grif mich an und
glaubte, was Reicht's zu leisten, und hof te auf einen tüchtigen Beifall; aber
siehe da, als ich meine höchste Begeisterung ausgesprochen hatte, kein
geringstes Zeichen des Beifalls ertönte.» (Moi aussi, il y a plusieurs années,
j'ai donné un concert à Berlin. Je m'y suis livré tout entier, et je pensais
être arrivé vraiment à quelque chose ; j'escomptais donc un réel succès. Mais
voyez: lorsque j'avais réalisé le meilleur de mon inspiration—pas le plus léger
signe d'approbation.
X... m'accorda qu'en U.R.S.S.
un Beethoven aurait eu bien du mal à se relever d'un tel insuccès. «Voyez-vous,
continua-t-il, un artiste, chez nous, a d'abord à être dans la ligne. Les plus
beaux dons, sinon, seront considérés comme du «formalisme». Oui, c'est le mot
que nous avons trouvé pour désigner tout ce que nous ne nous soucions pas de
voir ou d'entendre. Nous voulons créer un art nouveau, digne du grand peuple
que nous sommes. L'art, aujourd'hui, doit être populaire, ou n'être pas.»
—Vous contraindrez tous vos
artistes au conformisme, lui dis-je, et les meilleurs, ceux qui ne consentiront
pas à avilir leur art ou seulement à le courber, vous les réduirez au silence.
La culture que vous prétendez servir, illustrer, défendre, vous honnira.
Alors, il protesta que je
raisonnais en bourgeois. Que, pour sa part, il était bien convaincu que le
marxisme qui, dans tant d'autres domaines, avait déjà produit de si grandes
choses, saurait aussi produire des oeuvres d'art. Il ajouta que ce qui retenait
ces nouvelles oeuvres de surgir, c'est l'importance qu'on accordait encore aux
oeuvres d'un passé révolu.
Il parlait à voix de plus en
plus haute; il semblait faire un cours ou réciter une leçon. Ceci se passait dans
le hall de l'hôtel de Sotchi. Je le quittai sans plus lui répondre. Mais,
quelques instants plus tard, il vint me retrouver dans ma chambre et, à voix
basse cette fois: -
Oh! Parbleu! Je sais bien...
Mais on nous écoutait tout à l'heure et... mon exposition doit ouvrir bientôt.
X... est peintre, et devait
présenter au public ses dernières toiles.
* * * * *
Quand nous arrivâmes en
U.R.S.S., l'opinion était mal ressuyée de la grande querelle du Formalisme. Je
cherchai à comprendre ce que l'on entendait par ce mot et voici ce qu'il me
sembla: tombait sous l'accusation de formalisme, tout artiste coupable
d'accorder moins d'intérêt au fond qu'à la forme. Ajoutons aussitôt que n'est
jugé digne d'intérêt (ou plus exactement n'est toléré) le fond que lorsque incliné
dans un certain sens. L'oeuvre d'art sera jugée formaliste, dès que pas
inclinée du tout et n'ayant par conséquent plus de «sens» (et je joue ici sur
le mot). Je ne puis, je l'avoue, écrire ces mots «forme» et «fond» sans
sourire. Mais il sied plutôt de pleurer lorsqu'on voit que cette absurde
distinction va déterminer la critique. Que cela fût politiquement utile, il se
peut; mais ne parlez plus ici de culture. Celle-ci se trouve en péril dès que
la critique n'est plus librement exercée.
En U.R.S.S., pour belle que
puisse être une oeuvre, si elle n'est pas dans la ligne, elle est honnie. La
beauté est considérée comme une valeur bourgeoise. Pour génial que puisse être
un artiste, s'il ne travaille pas dans la ligne l'attention se détourne, est
détournée de lui: ce que l'on demande à l'artiste, à l'écrivain, c'est d'être
conforme; et tout le reste lui sera donné par-dessus.
* * * * *
J'ai pu voir à Tiflis une
exposition de peintures modernes, dont il serait peut-être charitable de ne
point parler. Mais, après tout, ces artistes avaient atteint leur but, qui est
d'édifier (ici par l'image), de convaincre, de rallier (des épisodes de la vie
de Staline servant de thème à ces illustrations). Ah! Certes, ceux-là n'étaient
pas des «formalistes»! Le malheur, c'est qu'ils n'étaient pas des peintres non
plus. Ils me faisaient souvenir qu'Apollon, pour servir Admète, avait dû
éteindre tous ses rayons, et du coup n'avait plus rien fait qui vaille— ou du
moins qui nous importât. Mais, comme l'U.R.S.S., non plus avant qu'après la
révolution, n'a jamais excellé dans les arts plastiques, mieux vaut s'en tenir
à la littérature.
«Dans le temps de ma jeunesse,
me disait X..., l'on nous recommandait tels livres, l'on nous déconseillait
tels autres; et naturellement c'est vers ces derniers que notre attention se
portait. La grande différence, aujourd'hui, c'est que les jeunes ne lisent plus
que ce qu'on leur recommande de lire, qu'ils ne désirent même plus lire autre
chose.»
C'est ainsi que Dostoïewski,
par exemple, ne trouve guère plus de lecteurs, sans qu'on puisse exactement
dire si la jeunesse se détourne de lui, ou si l'on a détourné de lui la
jeunesse—tant les cerveaux sont façonnés.
S'il doit répondre à un mot
d'ordre, l'esprit peut bien sentir du moins qu'il n'est pas libre. Mais s'il
est ainsi préformé qu'il n'attende même plus le mot d'ordre pour y répondre,
l'esprit perd jusqu'à la conscience de son asservissement. Je crois que l'on
étonnerait beaucoup de jeunes soviétiques, et qu'ils protesteraient, si l'on
venait leur dire qu'ils ne pensent pas librement.
Et comme il advient toujours
que nous ne reconnaissons qu'après les avoir perdus, la valeur de certains
avantages, rien de tel qu'un séjour en U.R.S.S. (ou en Allemagne, il va sans
dire) pour nous aider à apprécier l'inappréciable liberté de pensée dont nous
jouissons encore en France, et dont nous abusons parfois.
A Léningrad, l'on m'avait
demandé de préparer un petit discours à l'usage d'une assemblée de littérateurs
et d'étudiants. Je n'étais en U.R.S.S. que depuis huit jours et cherchais à
prendre le la. Je soumis donc à X... et à Y... mon texte. L'on me fit aussitôt
comprendre que ce texte n'était ni dans la ligne, ni dans la note et que ce que
je m'apprêtais à dire paraîtrait fort malséant. Eh parbleu! je m'en rendis
nettement compte moi-même, par la suite. Du reste, ce discours, je n'eus pas
l'occasion de le prononcer. Le voici :
«L'on m'a souvent demandé mon
opinion sur la littérature actuelle de l'U.R.S.S. Je voudrais expliquer
pourquoi j'ai refusé de me prononcer. Cela me permettra, du même coup, de
préciser certain point du discours que j'ai lu sur la Place Rouge, au jour
solennel des funérailles de Gorki. J'y parlais de «nouveaux problèmes» soulevés
par le triomphe même des républiques soviétiques, problèmes dont je disais que
ce ne serait pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. de les avoir fait
naître à l'histoire et proposés à notre méditation. Comme l'avenir de la
culture me semble étroitement lié à la solution qui pourra leur être donnée, il
ne me parait pas inutile d'y revenir et d'apporter ici quelques précisions.
** ** ** ** **
»Le grand nombre, et même
composé des éléments les meilleurs, n'applaudit jamais à ce qu'il y a de neuf,
de virtuel, de déconcerté et de déconcertant, dans une oeuvre; mais seulement à
ce qu'il y peut déjà reconnaître, c'est-à-dire la banalité. Tout comme il y
avait des banalités bourgeoises, il y a des banalités révolutionnaires; il
importe de s'en convaincre. Il importe de se persuader que ce qu'elle apporte
de conforme à une doctrine, fût-elle la plus saine et la mieux établie, n'est
jamais ce qui fait la valeur profonde d'une oeuvre d'art, ni ce qui lui
permettra de durer; mais bien ce qu'elle apportera d'interrogations nouvelles,
prévenant celles de l'avenir; et de réponses à des questions non encore posées.
Je crains fort que quantité d'oeuvres, toutes imprégnées d'un pur esprit
marxiste, à quoi elles doivent leur succès d'aujourd'hui, ne dégagent bientôt,
au nez de ceux qui viendront, une insupportable odeur de clinique; et je crois
que les oeuvres les plus valeureuses seront celles seules qui auront su se
délivrer dé ces préoccupations-là.
»Du moment que la révolution
triomphe, et s'instaure, et s'établit, l'art court un terrible danger, un
danger presque aussi grand que celui que lui font courir les pires oppressions
des fascismes: celui d'une orthodoxie. L'art qui se soumet à une orthodoxie,
fût-elle celle de la plus saine des doctrines, est perdu. Il sombre dans le
conformisme. Ce que la révolution triomphante peut et doit offrir à l'artiste,
c'est avant tout la liberté. Sans elle, l'art perd signification et valeur.
»Walt Whitman à l'occasion de
la mort du président Lincoln, écrivit un de ses plus beaux chants. Mais si ce
libre chant eût été contraint, si Whitman avait été forcé de l'écrire par ordre
et conformément à un canon admis, ce thrène aurait perdu sa vertu, sa beauté;
ou plutôt Whitman n'aurait pas pu l'écrire.
»Et comme, tout naturellement,
l'assentiment du plus grand nombre, les applaudissements, le succès, les
faveurs, vont à ce que le public peut aussitôt reconnaître et approuver,
c'est-à-dire au conformisme, je me demande avec inquiétude si, peut-être, dans
l'U.R.S.S. glorieuse d'aujourd'hui, ne végète pas, ignoré de la foule, quelque
Baudelaire, quelque Keats ou quelque Rimbaud qui, en raison même de sa valeur,
a du mal à se faire entendre. Et c'est pourtant celui-là entre tous qui
m'importe, car ce sont les dédaignés de d'abord, les Rimbaud, les Keats, les
Baudelaire les Stendhal même, qui paraîtront demain les plus grands.
VI
Sébastopol, dernière étape de
notre voyage. Sans doute, il est en U.R.S.S. des villes plus intéressantes ou
plus belles, mais nulle part encore je n'avais aussi bien senti combien je
resterais épris. Je retrouvais à Sébastopol, moins préservée, moins choisie
qu'à Soukhoum ou Sotchi, la société, la vie russe entière, avec ses manques,
ses défauts, ses souffrances, hélas! à côté de ses triomphes, de ses réussites
qui permettent ou promettent à l'homme plus de bonheur. Et, suivant les jours,
la lumière adoucissait l'ombre, ou au contraire l'épaississait. Mais, autant
que le plus lumineux, ce que je pouvais voir ici de plus sombre, tout
m'attachait, et douloureusement parfois, à cette terre, à ces peuples unis, à
ce climat nouveau qui favorisait l'avenir et où l'inespéré pouvait éclore...
C'est tout cela que je devais quitter.
Et déjà commençait à
m'étreindre une angoisse encore inconnue: de retour à Paris que saurais-je
dire? Comment répondre aux questions que je pressentais ? L'on attendait de moi
certainement des jugements tout d'une pièce. Comment expliquer que, tour à
tour, en U.R.S.S., j'avais eu (moralement) si chaud, et si froid? En déclarant
à nouveau mon amour allais-je devoir cacher mes réserves et mentir en
approuvant tout? Non; je sens trop qu'en agissant ainsi je desservirais à la
fois l'U.R.S.S. même et la cause qu'elle représente à nos yeux. Mais ce serait
une très grave erreur d'attacher l'une à l'autre trop étroitement de sorte que
la cause puisse être tenue pour responsable de ce qu'en U.R.S.S. nous
déplorons.
* * * * *
L'aide que l'U.R.S.S. vient
d'apporter à l'Espagne nous montre de quels heureux rétablissements elle
demeure capable. L'U.R.S.S. n'a pas fini de nous instruire et de nous étonner.
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