mercredi 22 septembre 2021

Retour de l'URSS par André Gide Appendice II

 II 

DISCOURS AUX ÉTUDIANTS DE MOSCOU (27 juin 1936) 


Camarades, — représentants de la jeunesse soviétique je voudrais que vous compreniez pourquoi mon émotion est si vive de me trouver aujourd'hui parmi vous. Il est nécessaire pour cela, que je vous parle un peu de moi. La sympathie que vous me témoignez m'y engage. Cette sympathie, je crois que je la mérite un peu; et je crois qu'il n'est pas trop outrecuidant de le penser et de le dire. Mon mérite est d'avoir su vous attendre. J'ai attendu longtemps, mais avec confiance, avec cette certitude que vous viendriez un jour. A présent vous êtes là et votre accueil compense amplement le long silence, la solitude et l'incompréhension parmi laquelle j'ai vécu d'abord. Oui, vraiment, je considère votre sympathie comme la vraie récompense. Lorsque, à Paris, prit naissance la Revue Commune sous la direction et grâce à l'initiative hardie du camarade Louis Aragon, celui-ci eut l'idée d'ouvrir une enquête. Il demandait à chaque écrivain de France: Pour qui écrivez-vous? Je n'ai pas répondu à cette enquête et j'ai expliqué à Aragon pourquoi je n'y répondais pas. C'est que je ne pouvais, sans quelque apparence de prétention, dire, ce qui pourtant était la vérité: j'ai toujours écrit pour ceux qui viendront. Les applaudissements, je ne m'en souciais guère; ils n'eussent pu me venir que de cette classe bourgeoise dont j'étais sorti moi-même et dont, il est vrai, je faisais encore partie, mais que je tenais en grand mépris, précisément parce que je la connaissais bien, et contre laquelle tout ce que je sentais en moi de meilleur se soulevait. Comme j'étais de mauvaise santé et ne pouvais espérer vivre longtemps, j'acceptais de quitter cette terre sans avoir connu le succès. Je me considérais volontiers comme un auteur posthume, un de ceux dont j'enviais la pure gloire, qui sont morts à peu près ignorés, qui n'ont écrit que pour l'avenir, comme avaient fait Stendhal, Baudelaire, Keats, ou Rimbaud. J'allais me répétant: ceux à qui mes livres s'adressent ne sont pas encore nés, et j'avais cette impression douloureuse mais exaltante de parler dans le désert. On parle fort bien dans le désert, alors qu'aucun écho ne risque de déformer le son de la voix; alors qu'on n'a pas à se préoccuper du retentissement de ses paroles et que rien d'autre ne les incline qu'un souci de sincérité. Et il est à remarquer que, lorsque le goût du public est faussé, lorsque la convention a pris le pas sur la vérité, cette sincérité même passe pour de l'affectation. Oui, je passais pour un auteur affecté. On me le faisait sentir en ne me lisant pas. L'exemple des grands écrivains que j'ai cités, que j'admirais entre tous, me rassurait. J'acceptais de n'avoir de mon vivant aucun succès, fermement convaincu que l'avenir me réservait une revanche. J'ai conservé, comme d'autres gardent un palmarès, la feuille de vente de mes Nourritures Terrestres. En vingt ans, (1897-1917), il y avait eu exactement cinq cents acheteurs. Le livre avait passé inaperçu du public et de la critique. On n'avait écrit sur lui aucun article; ou, plus exactement, il n'avait paru rien que deux articles d'amis. Ce que j'en dis n'a du reste de l'intérêt qu'en raison de l'extraordinaire succès que devait connaître ce livre plus tard et de l'influence qu'il exerce sur la jeune génération d'aujourd'hui. Et ce ne fut pas seulement là l'histoire de mes Nourritures Terrestres. En général, l'insuccès premier de chacun de mes livres fut en raison directe de sa valeur et de sa nouveauté. Je ne veux point tirer de ceci cette conclusion qui serait nettement paradoxale: que seuls des livres médiocres peuvent espérer un triomphe immédiat. Non; là n'est certes pas ma pensée. Je veux simplement dire que la valeur profonde d'un livre, d'une oeuvre d'art, n'est pas toujours aussitôt reconnue. Aussi bien, l'oeuvre d'art ne s'adresse-t-elle pas seulement au présent. Les seules oeuvres vraiment valeureuses sont des messages qui souvent ne sont bien compris que plus tard, et l'oeuvre qui répond uniquement et trop parfaitement à un besoin immédiat risque de paraître bientôt totalement insignifiante. Jeunes gens de la Russie nouvelle, vous comprenez maintenant pourquoi je vous adressais si joyeusement mes Nouvelles Nourritures; c'est que vous portez en vous l'avenir. L'avenir ne viendra pas du dehors; l'avenir est en vous. Et non point seulement l'avenir de l'U.R.S.S., car de l'avenir de l'U.R.S.S. dépendront les destins du reste du monde. L'avenir, c'est vous qui le ferez. Prenez garde. Restez vigilants. Sur vous pèsent des responsabilités redoutables. Ne vous reposez pas sur les triomphes que vos camarades aînés ont généreusement payé de leurs efforts et de leur sang. Le ciel a été débarrassé par eux d'un amoncellement de nuées qui assombrissent encore bien des pays de ce monde. Ne demeurez pas inactifs. N'oubliez pas que nos regards, du fond de l'Occident, restent fixés sur vous, pleins d'amour, d'attente et d'immense espoir.

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