LES BESPRIZORNIS
J'espérais bien ne plus voir de besprizornis (Enfants abandonnés). De quoi vivent les besprizornis: Je ne sais. Mais ce que je sais, c'est que, s'ils ont de quoi s'acheter un morceau de pain, ils le dévorent. La plupart sont joyeux malgré tout; mais certains semblent près de défaillir. Nous causons avec plusieurs d'entre eux; nous gagnons leur confiance. Ils finissent par nous montrer l'endroit où souvent ils dorment quand le temps n'est pas assez beau pour coucher dehors: c'est près de la place où se dresse une statue de Lénine, sous le beau portique qui domine le quai d'embarquement. A gauche, lorsque l'on descend vers la mer, dans une sorte de renfoncement du portique, une petite porte de bois, que l'on ne pousse pas, mais que l'on tire à soi—comme je fais certain matin, alors qu'il ne passe pas trop de monde, car je crains de révéler leur cachette et de les en faire déloger—et je suis devant un réduit, grand comme une alcôve, sans autre ouverture, où, pelotonné comme un chat, sur un sac, je vois un petit être famélique dormir. Je referme la porte sur son sommeil. Un matin, les besprizornis que nous connaissons sont invisibles (d'ordinaire ils rôdent à l'entour du grand jardin public). Puis l'un d'eux, que nous retrouvons pourtant, m'apprend que la police a fait une rafle et que tous les autres sont coffrés. Deux de mes compagnons ont du reste assisté à la rafle. Le milicien qu'ils interrogent leur dit qu'on va les confier à une institution d'Etat. Le lendemain, tous sont de nouveau là. Que s'est-il passé? «On n'a pas voulu de nous», disent les gosses. Ne serait-ce pas plutôt eux qui ne veulent pas se soumettre au peu de discipline imposée? Se sont-ils enfuis de nouveau? Il serait facile à la police de les reprendre. Il semble qu'ils devraient être heureux de se voir tirés de misère. Préfèrent-ils à ce qu'on leur offre, la misère avec la liberté? J'en vis un tout petit, de 8 ans à peine, qu'emmenaient deux agents en civil. Ils s'étaient mis à deux, car le petit se débattait comme un gibier; il sanglotait, hurlait, trépignait, cherchait à mordre... Près d'une heure après, repassant presque au même endroit, j'ai revu le même enfant, calmé. Il était assis sur le trottoir. Un seul des deux agents restait debout près de lui et lui parlait. Le petit ne cherchait plus à fuir. II souriait à l'agent. Un grand camion vint, s'arrêta; l'agent aida l'enfant à y monter, pour l'emmener où? Je ne sais. Et si je raconte ce menu fait, c'est que peu de choses en U.R.S.S. m'ont ému comme le comportement de cet homme envers cet enfant: la douceur persuasive de sa voix (ah! que j'aurais voulu comprendre ce qu'il lui disait) tout ce qu'il savait mettre d'affection dans son sourire, la caressante tendresse de son étreinte lorsqu'il le souleva dans ses bras... Je songeais au Moujik Mareï de Dostoïewski—et qu'il valait la peine de venir en U.R.S.S. pour voir cela
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