mercredi 22 septembre 2021

Retour de l'URSS par André Gide Appendice I

 DISCOURS PRONONCÉ SUR LA PLACE ROUGE A MOSCOU POUR LES FUNÉRAILLES DE MAXIME GORKI (20 juin 1936) 

La mort de Maxime Gorki n'assombrit pas seulement les Etats Soviétiques, mais le monde entier. Cette grande voix du peuple russe, que Gorki nous faisait entendre, a trouvé des échos dans les pays les plus lointains. Aussi n'ai-je pas à exprimer ici seulement ma douleur personnelle, mais celle des lettres françaises, celle de la culture européenne, de la culture de tout l'univers. La culture est demeurée longtemps l'apanage d'une classe privilégiée. Pour être cultivé, il fallait des loisirs: une classe de gens peinait pour permettre à un très petit nombre de jouir de la vie, de s'instruire, et le jardin de la culture, des belles-lettres et des arts, restait une propriété privée où seuls pouvaient avoir accès non les plus intelligents, les plus aptes, mais ceux qui, depuis leur enfance, s'étaient trouvés à l'abri du besoin. Sans doute pouvait-on constater que l'intelligence n'accompagnait pas nécessairement la richesse: dans la littérature française, un Molière, un Diderot, un Rousseau sortaient du peuple; mais leurs lecteurs restaient des gens de loisir. Lorsque la Grande Révolution d'Octobre a soulevé les masses profondes des peuples russes, on a dit en Occident, on a répété, et même l'on a cru que cette grande vague de fond allait submerger la culture. Dès qu'elle cessait d'être un privilège, la culture n'était-elle pas en danger? C'est en réponse à cette question que des écrivains de tous les pays se sont groupés dans le sentiment très net d'un devoir urgent: oui la culture est menacée; mais le péril pour elle n'est nullement du côté des forces révolutionnaires et libératrices; il vient au contraire des partis qui tentent de subjuguer ces forces, de les briser, de mettre l'esprit même sous le boisseau. Ce qui menace la culture ce sont les fascismes, les nationalismes étroits et artificiels qui n'ont rien de commun avec le vrai patriotisme, l'amour profond de son pays. Ce qui menace la culture c'est la guerre à laquelle fatalement, nécessairement, ces nationalismes haineux conduisent. Je devais présider la conférence internationale pour la défense de la culture qui se tient présentement à Londres. Les fâcheuses nouvelles de la santé de Maxime Gorki m'ont appelé précipitamment à Moscou. Sur cette Place Rouge qui déjà put voir tant d'événements glorieux et tragiques, devant ce mausolée de Lénine vers qui tant de regards sont fixés, je tiens à déclarer hautement, au nom des écrivains assemblés à Londres et en mon nom: c'est aux grandes forces internationales révolutionnaires qu'incombent le soin, le devoir de défendre, de protéger et d'illustrer à neuf la culture. Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'U.R.S.S.. Nous la défendrons. De même que, par-dessus les intérêts particuliers de chaque peuple, un grand besoin commun fait communier entre elles les classes prolétariennes de tous les pays, par-dessus chaque littérature nationale s'épanouit une culture faite de ce qu'il y a de vraiment vivant et d'humain dans les littératures particulières de chaque pays: «Nationale dans la forme, socialiste dans le fond» ainsi que le disait Staline. J'ai souvent écrit que c'est en étant le plus particulier qu'un écrivain atteint l'intérêt le plus général, parce que c'est en se montrant le plus personnel qu'il se révèle, par là même, le plus humain. Aucun écrivain russe n'a été plus russe que Maxime Gorki. Aucun écrivain russe n'a été plus universellement écouté. J'ai assisté hier au défilé du peuple devant le catafalque de Gorki. Je ne pouvais me lasser de contempler cette quantité de femmes, d'enfants, de travailleurs de toute sorte, dont Maxime Gorki avait été le porte-parole et l'ami. Je songeais avec tristesse que ces mêmes gens, dans tout autre pays que l'U.R.S.S., étaient de ceux à qui l'on aurait interdit l'accès de cette salle; ceux qui précisément, devant les jardins de la culture, se heurtent à un terrible: «Défense d'entrer, propriété privée.» Et les larmes me montaient aux yeux en songeant que ce qui leur paraissait, à eux, si naturel déjà, me paraissait, à moi l'Occidental, encore si extraordinaire. Et je pensais qu'il y avait là, en U.R.S.S., une nouveauté très surprenante: jusqu'à présent, dans tous les pays du monde, l'écrivain de valeur a presque toujours été, plus ou moins, un révolutionnaire, un combattant. D'une manière plus ou moins consciente et plus ou moins voilée, il pensait, il écrivait, à l'encontre de quelque chose. Il se refusait d'approuver. Il apportait dans les esprits et dans lescoeurs un ferment d'insubordination, de révolte. Les gens assis, les pouvoirs, les autorités, la tradition, s'ils eussent été plus clairvoyants, n'auraient pas hésité à le désigner comme l'ennemi. Aujourd'hui, en U.R.S.S., pour la première fois, la question se pose d'une façon très différente: en étant révolutionnaire l'écrivain n'est plus un opposant. Tout au contraire, il répond au voeu du grand nombre, du peuple entier, et, ce qui est le plus admirable: de ses dirigeants. De sorte qu'il y a comme un évanouissement de ce problème, ou plutôt une transposition si nouvelle que l'esprit en reste d'abord déconcerté. Et ce ne sera pas une des moindres gloires de l'U.R.S.S. et de ces journées prodigieuses qui continuent d'ébranler notre vieux monde—que d'avoir, dans un ciel neuf, fait lever, avec des étoiles nouvelles, de nouveaux problèmes, jusqu'à ce jour insoupçonnés. Maxime Gorki aura eu cette destinée singulière et glorieuse de rattacher au passé ce nouveau monde et de le lier à l'avenir. Il a connu l'oppression d'avant-hier, la lutte tragique d'hier; il a puissamment aidé au triomphe calme et rayonnant d'aujourd'hui. Il a prêté sa voix à ceux qui n'avaient pas encore pu se faire entendre; à ceux qui, grâce à lui, seront désormais écoutés. Désormais Maxime Gorki appartient à l'histoire. Il prend sa place auprès des plus grands.

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