mercredi 22 septembre 2021

Retour de l'URSS par André Gide

 

« L'hymne homérique à Déméter raconte que la grande déesse, dans sa course errante à la recherche de sa fille, vint à la Cour de Kéléos. Là, nul ne reconnaissait, sous les traits empruntés d'une niania, la déesse; la garde d'un enfant dernier-né lui fut confiée par la reine Métaneire, du petit Démophoôn qui devint plus tard Triptolème, l'initiateur des travaux des champs. Toutes portes closes, le soir et tandis que la maison dormait, Déméter prenait Démophoôn, l'enlevait de son berceau douillet et, avec une apparente cruauté, mais en réalité guidée par un immense amour et désireuse d'amener jusqu'à la divinité l'enfant, l'étendait nu sur un ardent lit de braises. J'imagine la grande Déméter penchée, comme sur l'humanité future, sur ce nourrisson radieux. Il supporte l'ardeur des charbons, et cette épreuve le fortifie. En lui, je ne sais quoi de surhumain se prépare, de robuste et d'inespérément glorieux. Ah! Que ne put Démeter poursuivre jusqu'au bout sa tentative hardie et mener à bien son défi! Mais Métaneire inquiète, raconte la légende, fit irruption dans la chambre de l'expérience, faussement guidée par une maternelle crainte, repoussa la déesse et tout le surhumain qui se forgeait, écarta les braises et, pour sauver l'enfant, perdit le dieu. »

 

Avant-propos

 

J'ai déclaré, il y a trois ans, mon admiration pour l'U.R.S.S., et mon amour. Là-bas une expérience sans précédents était tentée qui nous gonflait le cœur d'espérance et d'où nous attendions un immense progrès, un élan capable d'entraîner l'humanité tout entière. Pour assister à ce renouveau, certes il vaut la peine de vivre, pensais-je, et de donner sa vie pour y aider. Dans nos cœurs et dans nos esprits nous attachions résolument au glorieux destin de l'U.R.S.S. l'avenir même de la culture; nous l'avons maintes fois répété. Nous voudrions pouvoir le dire encore. Déjà, avant d'y aller voir, de récentes décisions qui semblaient dénoté un changement d'orientation ne laissaient pas de nous inquiéter.

J'écrivais alors (Octobre 1935):

«C'est aussi, c'est beaucoup la bêtise et la malhonnêteté des attaques contre l'U.R.S.S. qui font qu'aujourd'hui nous mettons quelque obstination à la défendre. Eux, les aboyeurs, vont commencer à l'approuver lorsque précisément nous cesserons de le faire; car ce qu'ils approuveront ce seront ses compromissions, ses transigeances et qui feront dire aux autres: «Vous voyez bien!» mais par où elle s'écartera du but que d'abord elle poursuivait. Puisse notre regard, en restant fixé sur ce but, ne point être amené, par là même, à se détourner de l'U.R.S.S.» (N. R. F. Mars 1936.)

Pourtant, jusqu'à plus ample informé m'entêtant dans la confiance et préférant douter de mon propre jugement, quatre jours après mon arrivée à Moscou je déclarais encore dans mon discours sur la Place Rouge, à l'occasion des funérailles de Gorki: «Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'U.R.S.S. Nous la défendrons.»

J'ai toujours professé que le désir de demeurer constant avec soi-même comportait trop souvent un risque d'insincérité; et j'estime que s'il importe d'être sincère c'est bien lorsque la foi d'un grand nombre, avec la nôtre propre, est engagée.

Si je me suis trompé d'abord, le mieux est de reconnaître au plus tôt mon erreur; car je suis responsable, ici, de ceux que cette erreur entraîne. Il n'y a pas, en ce cas, amour-propre qui tienne; et du reste j'en ai fort peu. Il y a des choses plus importantes à mes yeux que moi-même; plus importantes que l'U.R.S.S.: c'est l'humanité, c'est son destin, c'est sa culture.

Mais m'étais-je trompé tout d'abord? Ceux qui ont suivi l'évolution de l'U.R.S.S. depuis à peine un peu plus d'un an, diront si c'est moi qui ai changé ou si ce n'est pas l'U.R.S.S. Et par: l'U.R.S.S. j'entends celui qui la dirige.

D'autres plus compétents que moi, diront si ce changement d'orientation n'est peut-être qu'apparent et si ce qui nous apparaît comme une dérogation n'est pas une conséquence fatale de certaines dispositions antérieures.

L'U.R.S.S. est «en construction», il importe de se le redire sans cesse. Et de là l'exceptionnel intérêt d'un séjour sur cette immense terre en gésine: il semble qu'on y assiste à la parturition du futur.

Il y a là-bas du bon et du mauvais; je devrais dire: de l'excellent et du pire. L'excellent fut obtenu au prix, souvent, d'un immense effort. L'effort n'a pas toujours et partout obtenu ce qu'il prétendait obtenir. Parfois l'on peut penser: pas encore. Parfois le pire accompagne et double le meilleur; on dirait presque qu'il en est la conséquence. Et l'on passe du plus lumineux au plus sombre avec une brusquerie déconcertante. Il arrive souvent que le voyageur, selon des convictions préétablies, ne soit sensible qu'à l'un ou qu'à l'autre. Il arrive trop souvent que les amis de l'U.R.S.S. se refusent à voir le mauvais, ou du moins à le reconnaître; de sorte que, trop souvent, la vérité sur l'U.R.S.S. est dite avec haine, et le mensonge avec amour.

Or, mon esprit est ainsi fait que son plus de sévérité s'adresse à ceux que je voudrais pouvoir approuver toujours. C'est témoigner mal son amour que le borner à la louange et je pense rendre plus grand service à l'U.R.S.S. même et à la cause que pour nous elle représente, en parlant sans feinte et sans ménagement. C'est en raison même de mon admiration pour l'U.R.S.S. et pour les prodiges accomplis par elle déjà, que vont s'élever mes critiques; en raison aussi de ce que nous attendons encore d'elle; en raison surtout de ce qu'elle nous permettait d'espérer.

Qui dira ce que l'U.R.S.S. a été pour nous? Plus qu'une patrie d'élection: un exemple, un guide. Ce que nous rêvions, que nous osions à peine espérer mais à quoi tendaient nos volontés, nos forces, avait eu lieu là-bas. Il était donc une terre où l'utopie était en passe de devenir réalité. D'immenses accomplissements déjà nous emplissaient le cœur d'exigence. Le plus difficile était fait déjà, semblait-il, et nous nous aventurions joyeusement dans cette sorte d'engagement pris avec elle au nom de tous les peuples souffrants.

Jusqu'à quel point, dans une faillite, nous sentirions-nous de même engagés? Mais la seule idée d'une faillite est inadmissible.

Si certaines promesses tacites n'étaient pas tenues que fallait-il incriminer? En fallait-il tenir pour responsables les premières directives, ou plutôt les écarts mêmes, les infractions, les accommodements si motivés qu'ils fussent?...

Je livre ici mes réflexions personnelles sur ce que l'U.R.S.S. prend plaisir et légitime orgueil à montrer et sur ce que, à côté de cela, j'ai pu voir. Les réalisations de l'U.R.S.S. sont, le plus souvent, admirables. Dans des contrées entières elle présente l'aspect déjà riant du bonheur. Ceux qui m'approuvaient de chercher, au Congo, quittant l'auto des gouverneurs, à entrer avec tous et n'importe qui en contact direct pour m'instruire, me reprocheront-ils d'avoir apporté en U.R.S.S, un semblable, souci et de ne me laisser point éblouir?

Je ne me dissimule pas l'apparent avantage que les partis ennemis—ceux pour qui «l'amour de l'ordre se confond avec le goût des tyrans »—vont prétendre tirer de mon livre. Et voici qui m'eût retenu de le publier, de l'écrire même, si ma conviction ne restait intacte, inébranlée, que d'une part l'U.R.S.S. finira bien par triompher des graves erreurs que je signale; d'autre part, et ceci est plus important, que les erreurs particulières d'un pays ne peuvent suffire à compromettre la vérité d'une cause internationale, universelle. Le mensonge, fût-ce celui du silence, peut paraître opportun, et opportune la persévérance dans le mensonge, mais il fait à l'ennemi trop beau jeu, et la vérité, fût-elle douloureuse, ne peut blesser que pour guérir.

 

I

En contact direct avec un peuple de travailleurs, sur les chantiers, dans les usines ou dans les maisons de repos, dans les jardins, les «parcs de culture», j'ai pu goûter des instants de joie profonde. J'ai senti parmi ces camarades nouveaux une fraternité subite s'établir, mon coeur se dilater, s'épanouir. C'est aussi pourquoi les photographies de moi que l'on a prises là-bas me montrent plus souriant, plus riant même, que je ne puis l'être souvent en France. Et que de fois, là-bas, les larmes me sont venues aux yeux, par excès de joie, larmes de tendresse et d'amour: par exemple, à cette maison de repos des ouvriers mineurs de Dombas aux environs immédiats de Sotchi... Non, non! il n'y avait là rien de convenu, d'apprêté; j'étais arrivé brusquement, un soir, sans être annoncé; mais aussitôt j'avais senti près d'eux la confiance.

Et cette visite inopinée dans ce campement d'enfants, près de Borjom, tout modeste, humble presque, mais où les enfants, rayonnants de bonheur, de santé, semblaient vouloir m'offrir leur joie. Que raconter? Les mots sont impuissants à se saisir d'une émotion si profonde et si simple... Mais pourquoi parler de ceux-ci plutôt que de tant d'autres? Poètes de Géorgie, intellectuels, étudiants, ouvriers surtout, je me suis épris pour nombre d'entre eux d'une affection vive, et sans cesse je déplorais de ne connaître point leur langue. Mais déjà se lisait tant d'éloquence affectueuse dans les sourires, dans les regards, que je doutais alors si des paroles y eussent pu beaucoup ajouter. Il faut dire que j'étais présenté partout là-bas comme un ami: ce qu'exprimaient encore les regards de tous, c'est une sorte de reconnaissance. Je voudrais la mériter plus encore; et cela aussi me pousse à parler.

 

* * * * *

Ce que l'on vous montre le plus volontiers, ce sont les plus belles réussites; il va sans dire et cela est tout naturel; mais il nous est arrivé maintes fois, d'entrer à l'improviste dans des écoles de village, des jardins d'enfants, des clubs, que l'on ne songeait point à nous montrer et qui sans doute ne se distinguaient en rien de beaucoup d'autres. Et ce sont ceux que j'ai le plus admirés, précisément parce que rien n'y était préparé pour la montre.

 

* * * * *

Les enfants, dans tous les campements de pionniers que j'ai vus, sont beaux, bien nourris (cinq repas par jour), bien soignés, choyés même, joyeux. Leur regard est clair, confiant; leurs rires sont sans malignité, sans malice; on pourrait, en tant qu'étranger, leur paraître un peu ridicule: pas un instant je n'ai surpris, chez aucun d'eux, la moindre trace de moquerie.

Cette même expression de bonheur épanoui, nous la retrouverons souvent chez les aînés, également beaux, vigoureux. Les «parcs de culture» où ils s'assemblent au soir, la journée de travail achevée, sont d'incontestables réussites; entre tous, celui de Moscou.

J'y suis retourné souvent. C'est un endroit où l'on s'amuse; comparable à un Luna-Park qui serait immense. Aussitôt la porte franchie on se sent tout dépaysé. Dans cette foule de jeunes gens, hommes et femmes, partout le sérieux, la décence; pas le moindre soupçon de rigolade bête ou vulgaire, de gaudriole, de grivoiserie, ni même de flirt. On respire partout une sorte de ferveur joyeuse. Ici, des jeux sont organisés; là, des danses; d'ordinaire un animateur ou une animatrice y préside et les règle, et tout se passe avec un ordre parfait. D'immenses rondes se forment où chacun pourrait prendre part; mais les spectateurs sont toujours beaucoup plus nombreux que les danseurs. Puis ce sont des danses et des chants populaires, soutenus et accompagnés le plus souvent par un simple accordéon. Ici, dans cet espace enclos et pourtant d'accès libre, des amateurs s'exercent à diverses acrobaties; un entraîneur surveille les «sauts périlleux», conseille et guide; plus loin, des appareils de gymnastique, des agrès; l'on attend patiemment son tour; l'on s'entraîne. Un grand espace est réservé aux terrains de volley-ball; et je ne me lasse pas de contempler la robustesse, la grâce et la beauté des joueurs. Plus loin ce sont les jeux tranquilles: échecs, dames et quantité de menus jeux d'adresse ou de patience, dont certains que je ne connaissais pas, extrêmement ingénieux; comme aussi quantité de jeux exerçant la force, la souplesse ou l'agilité, que je n'avais vus nulle part et que je ne puis chercher à décrire, mais dont quelques-uns auraient certainement grand succès chez nous. De quoi vous occuper pendant des heures. Il y en a pour les adultes, d'autres pour les enfants. Les tout petits ont leur domaine à part, où ils trouvent de petites maisons, de petits trains, de petits bateaux, de petites automobiles et quantité de menus instruments à leur taille. Dans une grande allée et faisant suite aux jeux tranquilles (qui toujours ont tant d'amateurs qu'il faut parfois attendre longtemps pour trouver, à son tour, une table libre), sur des panneaux de bois, des tableaux proposent rébus, énigmes et devinettes. Tout cela, je le répète, sans la moindre vulgarité; et toute cette foule immense, d'une tenue parfaite, respire l'honnêteté, la dignité, la décence; sans contrainte aucune d'ailleurs et tout naturellement. Le public, en plus des enfants, est presque uniquement composé d'ouvriers qui viennent là s'entraîner aux sports, se reposer, s'amuser ou s'instruire (car il y a aussi des salles de lecture, de conférences, des cinémas, des bibliothèques, etc...). Sur la Moskowa, des piscines. Et, de-ci, de-là, dans cet immense parc, de minuscules estrades où pérore un professeur improvisé; ce sont des leçons de choses, d'histoire ou de géographie avec tableaux à l'appui; ou même de médecine pratique, de physiologie, avec grand renfort de planches anatomiques, etc. On écoute avec un grand sérieux. Je l'ai dit, je n'ai surpris nulle part le moindre essai de moquerie.

Mais voici mieux : un petit théâtre en plein air; dans la salle ouverte, quelque cinq cents auditeurs, entassés (pas une place vide) écoutent, dans un silence religieux, un acteur réciter du Pouchkine (un chant d'Eugène Onéguine). Dans un coin du parc, près de l'entrée, le quartier des parachutistes. C'est un sport fort goûté là-bas. Toutes les deux minutes, un des trois parachutes, détaché du haut d'une tour de quarante mètres, dépose un peu brutalement sur le sol un nouvel amateur. Allons! Qui s'y risque? On s'empresse; on attend son tour; on fait queue. Et je ne parle pas du grand théâtre de verdure où, pour certains spectacles, s'assemblent près de vingt mille spectateurs.

Le parc de culture de Moscou est le plus vaste et le mieux fourni d'attractions diverses; celui de Léningrad, le plus beau. Mais chaque ville en U.R.S.S., à présent, possède son parc de culture, en plus de ses jardins d'enfants.

J'ai également visité, il va sans dire, plusieurs usines. Je sais et me répète que, de leur bon fonctionnement dépend l'aisance générale et la joie. Mais je n'en pourrais parler avec compétence. D'autres s'en sont chargés; je m'en rapporte à leurs louanges. Les questions psychologiques seules sont de mon ressort; c'est d'elles, surtout et presque uniquement, que je veux ici m'occuper. Si j'aborde de biais les questions sociales, c'est encore au point de vue psychologique que je me placerai.

 

* * * * *

L'âge venant, je me sens moins de curiosité pour les paysages, beaucoup moins, et si beaux qu'ils soient; mais de plus en plus pour les hommes. En U.R.S.S. le peuple est admirable; celui de Géorgie, de Kakhétie, d'Abkhasie, d'Ukraine (je ne parle que de ce que j'ai vu), et plus encore, à mon goût, celui de Léningrad et de la Crimée.

J'ai assisté aux fêtes de la jeunesse de Moscou, sur la Place Rouge. Les bâtiments qui font face au Kremlin dissimulaient leur laideur sous un masque de banderoles et de verdure. Tout était splendide, et même (je me hâte de le dire ici, car je ne pourrai le dire toujours), d'un goût parfait. Venue du nord et du sud, de l'est et de l'ouest, une jeunesse admirable paradait. Le défilé dura des heures. Je n'imaginais pas un spectacle aussi magnifique. Evidemment, ces êtres parfaits avaient été entraînés, préparés, choisis entre tous; mais comment n'admirer point un pays et un régime capables de les produire?

J'avais vu la Place Rouge, quelques jours auparavant, lors des funérailles de Gorki. J'avais vu ce même peuple, le même peuple et pourtant tout différent, et ressemblant plutôt, j'imagine, au peuple russe du temps des tzars, défiler longuement, interminablement, dans la grande Salle des Colonnes, devant le catafalque. Cette fois ce n'était pas les plus beaux, les plus forts, les plus joyeux représentants de ces peuples soviétiques, mais un «tout venant» douloureux, comprenant femmes, enfants surtout, vieillards parfois, presque tous mal vêtus et paraissant parfois très misérables. Un défilé silencieux, morne, recueilli, qui semblait venir du passé et qui, dans un ordre parfait, dura certainement beaucoup plus longtemps que l'autre, que le défilé glorieux. Je restai moi-même très longtemps à le contempler. Qu'était Gorki pour tous ces gens? Je ne sais trop: un maître? Un camarade? Un frère?... C'était, en tout cas, quelqu'un de mort. Et sur tous les visages, même ceux des plus jeunes enfants, se lisait une sorte de stupeur attristée, mais aussi, mais surtout une force de sympathie rayonnante. Il ne s'agissait plus ici de beauté physique, mais un très grand nombre de pauvres gens que je voyais passer offraient à mes regards quelque chose de plus admirable encore que la beauté; et combien d'entre eux j'eusse voulu presser sur mon coeur!

Aussi bien nulle part autant qu'en U.R.S.S, le contact avec tous et n'importe qui, ne s'établit plus aisément, immédiat, profond, chaleureux. Il se tisse aussitôt—parfois un regard y suffit—des liens de sympathie violente. Oui, je ne pense pas que nulle part, autant qu'en U.R.S.S., l'on puisse éprouver aussi profondément et aussi fort le sentiment de l'humanité. En dépit des différences de langue, je ne m'étais jamais encore et nulle part senti aussi abondamment camarade et frère; et je donnerais les plus beaux paysages du monde pour cela.

Des paysages, je parlerai pourtant; mais je raconterai d'abord notre premier contact avec une bande de «Komsomols».

* * * * *

 

C'était dans le train qui nous menait de Moscou à Ordjonékidzé (l'ancien Vladikaucase). Le trajet est long. Au nom de l'Union des Ecrivains Soviétiques, Michel Koltzov, avait mis à notre disposition un très confortable wagon spécial. Nous y étions inespérément bien installés tous les six : Jef Last, Guilloux, Herbart, Schiffrin, Dabit et moi; avec notre interprète-compagne, la fidèle camarade Bola. En plus de nos compartiments à couchettes, nous disposions d'un salon où l'on nous servait nos repas. On ne peut mieux. Mais ce qui ne nous plaisait guère, ce n’était de ne pouvoir communiquer avec le reste du train. Aux premiers arrêts, nous étions descendus sur le quai pour nous convaincre qu'une compagnie particulièrement plaisante occupait le wagon voisin. C'était une bande de Komsomols en vacances, partis pour le Caucase avec l'espoir d'escalader le mont Kasbeck. Nous obtînmes enfin que les portes de séparation fussent ouvertes, et, sitôt après, nous prîmes contact avec nos charmants voisins. J'avais emporté de Paris quantité de petits jeux d'adresse, très différents de ceux que l'on connaît en U.R.S.S.. Ils me servent occasionnellement à entrer en relations avec ceux dont je ne comprends pas la langue. Ces petits jeux passèrent de main en main. Jeunes gens et jeunes filles s'y exercèrent et n'eurent de cesse qu'ils n'eussent triomphé de toutes les difficultés proposées. «Un Komsomol ne se tient jamais pour battu», nous disaient-ils en riant. Leur wagon était fort étroit; il faisait particulièrement chaud ce jour-là; tous entassés les uns contre les autres, on étouffait; c'était charmant.

Je dois ajouter que, pour nombre d'entre eux, je n'étais pas un inconnu. Certains avaient lu de mes livres (le plus souvent c'était le Voyage au Congo) et comme, à la suite de mon discours sur la Place Rouge à l'occasion des funérailles de Gorki, tous les journaux avaient publié mon portrait, ils m'avaient aussitôt reconnu et se montraient extrêmement sensibles à l'attention que je leur portais; mais pas plus que je ne l'étais moi-même aux témoignages de leur sympathie. Bientôt une grande discussion s'engagea. Jef Last, qui comprend fort bien le russe et le parle, nous expliqua que les petits jeux introduits par moi leur paraissaient charmants, mais qu'ils se demandaient s'il était bien séant qu'André Gide lui-même s'en amusât. Jef Last dut arguer que ce petit divertissement servait à lui reposer les méninges. Car un vrai Komsomol, toujours tendu vers le service, juge tout d'après son utilité. Oh! Sans pédanterie, du reste, et cette discussion même, coupée de rires, était un jeu. Mais, comme l'air respirable manquait un peu dans leur wagon, nous invitâmes une dizaine d'entre eux à passer dans le nôtre, où la soirée se prolongea dans des chants et même des danses populaires que la dimension du salon permettait. Cette soirée restera pour mes compagnons et pour moi l'un des meilleurs souvenirs du voyage. Et nous doutions si dans quelque autre pays on peut connaître une aussi brusque et naturelle cordialité, si dans aucun autre pays la jeunesse est aussi charmante.

J'ai dit que je m'intéressais moins aux paysages... J'aurais voulu raconter pourtant les admirables forêts du Caucase, celle à l'entrée de la Kakhétie, celle des environs de Batoum, celle surtout de Bakouriani au-dessus de Borjom; je n'en connaissais pas, je n'en imagine pas, de plus belles: aucun bois taillis n'y cache les fûts des grands arbres; forêts coupées de clairières mystérieuses où le soir tombe avant la fin du jour, et l'on imagine le petit Poucet s'y perdant. Nous avions traversé cette forêt merveilleuse en nous rendant à un lac de montagne et l'on nous fit l'honneur de nous affirmer que jamais aucun étranger encore n'y était venu. Point n'était besoin de cela pour me le faire trouver admirable. Sur ses bords sans arbres, un étrange petit village (Tabatzkouri) enseveli neuf mois de l'année sous la neige et que j'aurais pris plaisir à décrire... Ah! Que n'étais-je venu simplement en touriste! Ou en naturaliste ravi de découvrir là-bas quantité de plantes nouvelles, de reconnaître sur les hauts plateaux la «scabieuse du Caucase» de mon jardin... Mais ce n'est point-là ce que je suis venu chercher en U.R.S.S.. Ce qui m'y importe c'est l'homme, les hommes, et ce qu'on en peut faire, et ce qu'on en a fait. La forêt qui m'y attire, affreusement touffue et où je me perds, c'est celle des questions sociales. En U.R.S.S. elles vous sollicitent, et vous pressent, et vous oppressent de toutes parts.

 

 

II

 

De Léningrad j'ai peu vu les quartiers nouveaux. Ce que j'admire en Léningrad, c'est Saint-Pétersbourg. Je ne connais pas de ville plus belle; pas de plus harmonieuses fiançailles de la pierre, du métal et de l'eau. On la dirait rêvée par Pouchkine ou par Baudelaire. Parfois, aussi elle rappelle des peintures de Chirico. Les monuments y sont de proportions parfaites, comme les thèmes dans une symphonie de Mozart. «Là tout n'est qu'ordre et beauté». L'esprit s'y meut avec aisance et joie.

Je ne suis guère en humeur de parler du prodigieux musée de l'Ermitage; tout ce que j'en pourrais dire me paraîtrait insuffisant. Pourtant, je voudrais louer en passant le zèle intelligent qui, chaque fois qu'il se pouvait, groupe autour d'un tableau tout ce qui, du même maître, peut nous instruire: études, esquisses, croquis, ce qui explique la lente formation de l'oeuvre.

En revenant de Léningrad, la disgrâce de Moscou frappe plus encore. Même elle exerce son action opprimante et déprimante sur l'esprit. Les bâtiments, à quelques rares exceptions près, sont laids (pas seulement les plus modernes), et ne tiennent aucun compte les uns des autres. Je sais bien que Moscou se transforme de mois en mois; c'est une ville en formation; tout l'atteste et l'on y respire partout le devenir. Mais je crains qu'on ne soit mal parti. On taille, on défonce, on sape, on supprime, l'on reconstruit, et tout cela comme au hasard. Et Moscou reste, malgré sa laideur, une ville attachante entre toutes: elle vit puissamment. Cessons de regarder les maisons: ce qui m'intéresse ici, c'est la foule.

Durant les mois d'été presque tout le monde est en blanc. Chacun ressemble à tous. Nulle part, autant que dans les rues de Moscou, n'est sensible le résultat du nivellement social: une société sans classes, dont chaque membre paraît avoir les mêmes besoins. J'exagère un peu; mais à peine. Une extraordinaire uniformité règne dans les mises; sans doute elle paraîtrait également dans les esprits, si seulement on pouvait les voir. Et c'est aussi ce qui permet à chacun d'être et de paraître joyeux. (On a si longuement manqué de tout qu'on est content de peu de chose. Quand le voisin n'a pas davantage on se contente de ce qu'on a.) Ce n'est qu'après mûr examen qu'apparaissent les différences. A première vue l'individu se fond ici dans la masse, est si peu particularisé qu'il semble qu'on devrait, pour parler des gens, user d'un partitif et dire non point: des hommes, mais: de l'homme.

Dans cette foule, je me plonge; je prends un bain d'humanité.

* * * * *

Que font ces gens, devant ce magasin? Ils font la queue; une queue qui s'étend jusqu'à la rue prochaine. Ils sont là de deux à trois cents, très calmes, patients, qui attendent. Il est encore tôt; le magasin n'a pas ouvert ses portes. Trois quarts d'heure plus tard, je repasse: la même foule est encore là. Je m'étonne: que sert d'arriver à l'avance? Qu'y gagne-t-on?

—Comment, ce qu'on y gagne?... Les premiers sont les seuls servis.

Et l'on m'explique que les journaux ont annoncé un grand arrivage de... je ne sais quoi (je crois que ce jour-là, c'étaient des coussins). Il y a peut-être quatre ou cinq cents objets, pour lesquels se présenteront huit cents, mille ou quinze cents amateurs. Bien avant le soir, il n'en restera plus un seul. Les besoins sont si grands et le public est si nombreux, que la demande, durant longtemps encore, l'emportera sur l'offre, et l'emportera de beaucoup. On ne parvient pas à suffire.

Quelques heures plus tard, je pénètre dans le magasin. Il est énorme. Dedans c'est une incroyable cohue. Les vendeurs, du reste, ne s'affolent pas, car, autour d'eux, pas le moindre signe d'impatience; chacun attend son tour, assis ou debout, parfois avec un enfant sur les bras, sans numéro d'ordre et pourtant sans aucun désordre. On passera là, s'il le faut, sa matinée, sa journée; dans un air qui, pour celui qui vient du dehors, paraît d'abord irrespirable; puis on s'y fait, comme on se fait à tout. J'allais écrire: on se résigne. Mais le Russe est bien mieux que résigné: il semble prendre plaisir à attendre, et vous fait attendre à plaisir. ;

Fendant la foule ou porté par elle, j'ai visité du haut en bas, de long en large, le magasin. Les marchandises sont, à bien peu près, rebutantes. On pourrait croire, même, que, pour modérer les appétits, étoffes, objets, etc..., se fassent inattrayants au possible, de sorte qu'on achèterait par grand besoin mais non jamais par gourmandise. J'aurais voulu rapporter quelques «souvenirs» à des amis; tout est affreux. Pourtant, depuis quelques mois, me dit-on, un grand effort a été tenté; un effort vers la qualité; et l'on parvient, en cherchant bien et en y consacrant le temps nécessaire, à découvrir de-ci, de-là, de récentes fournitures fort plaisantes et rassurantes pour l'avenir. Mais pour s'occuper de la qualité il faut d'abord que la quantité suffise; et durant longtemps elle ne suffisait pas; elle y parvient enfin, mais à peine. Du reste les peuples de l'U.R.S.S. semblent s'éprendre de toutes les nouveautés proposées, même de celles qui paraissent laides à nos yeux d'Occidentaux. L'intensification de la production permettra bientôt, je l'espère, la sélection, le choix, la persistance du meilleur et la progressive élimination des produits de qualité inférieure.

Cet effort vers la qualité porte surtout sur la nourriture. Il reste encore dans ce domaine fort à faire. Mais, lorsque nous déplorons la mauvaise qualité de certaines denrées, Jef Last qui en est à son quatrième voyage en U.R.S.S., et dont le précédent séjour là-bas remonte à deux ans, s'émerveille au contraire des prodigieux progrès récemment accomplis. Les légumes et les fruits en particulier, sont encore, sinon mauvais du moins médiocres à quelques rares exceptions près. Ici, comme partout, l'exquis cède à l'ordinaire c'est-à-dire au plus abondant. Une prodigieuse quantité de melons; mais sans saveur. L'impertinent proverbe persan, que je n'ai entendu citer, et ne veux citer, qu'en anglais : «Women for duty, boys for pleasure, melons for delight», ici porte à faux. Le vin est souvent bon (je me souviens en particulier, des crus exquis de Tzinandali, en Kakhétie); la bière passable. Certains poissons fumés (à Léningrad) sont excellents, mais ne supportent pas le transport.

 

* * * * *

Tant que l'on n'avait pas le nécessaire, on ne pouvait s'occuper raisonnablement du superflu. Si l'on n'a pas fait plus, en U.R.S.S. pour la gourmandise, ou pas plus tôt, c'est que trop d'appétits n'étaient pas encore rassasiés.

Le goût du reste ne s'affine que si la comparaison est permise; et il n'y avait pas à choisir. Pas de «X habille mieux». Force est ici de préférer ce que l'on vous offre; c'est à prendre ou à laisser. Du moment que l'Etat est à la fois fabricant, acheteur et vendeur, le progrès de la qualité reste en raison du progrès de la culture.

Alors, je pense (en dépit de mon anticapitalisme) à tous ceux de chez nous qui, du grand industriel au petit commerçant, se tourmentent et s'ingénient: qu'inventer qui flatterait le goût du public? Avec quelle subtile astuce chacun d'eux cherche à découvrir par quel raffinement il pourra supplanter un rival! De tout cela, l'Etat n'a cure, car l'Etat n'a pas de rival. La qualité? —«A quoi bon, s'il n'y a pas de concurrence», nous a-t-on dit. Et c'est ainsi que l'on explique trop aisément la mauvaise qualité de tout, en U.R.S.S. et l'absence de goût du public. Eut-il «du goût» il ne pourrait le satisfaire. Non; ce n'est plus d'une rivalité mais bien d'une exigence à venir, développée progressivement par la culture, que dépend ici le progrès. En France, tout irait sans doute plus vite, car l'exigence existe déjà.

Pourtant, ceci encore: Chaque Etat soviétique avait son art populaire; qu'est-il devenu? Une grande tendance égalitaire refusa durant longtemps d'en tenir compte. Mais ces arts régionaux reviennent en faveur et maintenant on les protège, on les restaure, on semble comprendre leur irremplaçable valeur. N'appartiendrait-il pas à une direction intelligente de se ressaisir d'anciens modèles, pour l'impression de tissus par exemple, et de les imposer, de les offrir du moins, au public. Rien de plus bêtement bourgeois, petit[1]bourgeois, que les productions d'aujourd'hui. Les étalages aux devantures des magasins de Moscou sont consternants. Tandis que les toiles d'autrefois, imprimées au pochoir, étaient très belles. Et c'était de l'art populaire; mais c'était de l'artisanat.

 

* * * * *

Je reviens au peuple de Moscou. Ce qui frappe d'abord c'est son extraordinaire indolence. Paresse serait sans doute trop dire... Mais le «stakhanovisme» a été merveilleusement inventé pour secouer le non-chaloir (on avait le knout autrefois). Le stakhanovisme serait inutile dans un pays où tous les ouvriers travaillent. Mais là-bas, dès qu'on les abandonne à eux-mêmes, les gens, pour la plupart, se relâchent. Et c'est merveille que malgré cela tout se fasse. Au prix de quel effort des dirigeants, c'est ce que l'on ne saurait trop dire. Pour bien se rendre compte de l'énormité de cet effort, il faut avoir pu d'abord apprécier le peu de «rendement» naturel du peuple russe.

Dans une des usines que nous visitons, qui fonctionne à merveille (je n'y entends rien; j'admire de confiance les machines; mais m'extasie sans arrière-pensée devant le réfectoire, le club des ouvriers, leurs logements, tout ce que l'on a fait pour leur bien-être, leur instruction, leur plaisir), on me présente un stakhanoviste, dont j'avais vu le portrait énorme affiché sur un mur. Il est parvenu, me dit-on, à faire en cinq heures le travail de huit jours (à moins que ce ne soit en huit heures, le travail de cinq jours; je ne sais plus). Je me hasarde à demander si cela ne revient pas à dire que, d'abord, il mettait huit jours à faire le travail de cinq heures? Mais ma question est assez mal prise et l'on préfère ne pas y répondre.

Je me suis laissé raconter qu'une équipe de mineurs français, voyageant en U.R.S.S. et visitant une mine, a demandé, par camaraderie, à relayer une équipe de mineurs soviétiques et qu'aussitôt, sans autrement se fouler, sans s'en douter, ils ont fait du stakhanovisme.

Et l'on en vient à se demander ce que, avec le tempérament français, le zèle, la conscience et l'éducation de nos travailleurs le régime soviétique n'arriverait pas à donner.

Il n'est que juste d'ajouter, sur ce fond de grisaille, en plus des stakhanovistes, toute une jeunesse fervente, keen at work, levain joyeux et propre à faire lever la pâte.

Cette inertie de la masse me paraît avoir été, être encore, une des plus importantes, des plus graves données du problème que Staline avait à résoudre. De là, les «ouvriers de choc» (Udarniks); de là, le stakhanovisme. Le rétablissement de l'inégalité des salaires y trouve également son explication.

Nous visitons aux environs de Soukhoum, un kolkhoze modèle. Il est vieux de six ans. Après avoir péniblement végété les premiers temps, c'est aujourd'hui l'un des plus prospères. On l'appelle «le millionnaire». Tout y respire la félicité. Ce kolkhoze s'étend sur un très vaste espace. Le climat aidant, la végétation y est luxuriante. Chaque habitation, construite en bois, montée sur échasses qui l'écartent du sol, est pittoresque, charmante; un assez grand jardin l'entoure, empli d'arbres fruitiers, de légumes, de fleurs. Ce kolkhoze a pu réaliser, l'an dernier, des bénéfices extraordinaires, lesquels ont permis d'importantes réserves; ont permis d'élever à seize roubles cinquante le taux de la journée de travail. Comment ce chiffre est-il fixé? Exactement par le même calcul qui, si le kolkhoze était une entreprise agricole capitaliste, dicterait le montant des dividendes à distribuer aux actionnaires. Car ceci reste acquis: il n'y a plus en U.R.S.S. l'exploitation d'un grand nombre pour le profit de quelques-uns. C'est énorme. Ici nous n'avons plus d'actionnaires; ce sont les ouvriers eux-mêmes (ceux du kolkhoze il va sans dire) qui se partagent les bénéfices, sans aucune redevance à l'Etat. Cela serait parfait s'il n'y avait pas d'autres kolkhozes, pauvres ceux-là, et qui ne parviennent pas à joindre les deux bouts. Car, si j'ai bien compris, chaque kolkhoze a son autonomie, et il n'est point question d'entraide. Je me trompe peut-être? Je souhaite de m'être trompé.

J'ai visité plusieurs des habitations de ce kolkhoze très prospère... Je voudrais exprimer la bizarre et attristante impression qui se dégage de chacun de ces «intérieurs»: celle d'une complète dépersonnalisation. Dans chacun d'eux les mêmes vilains meubles, le même portrait de Staline, et absolument rien d'autre; pas le moindre objet, le moindre souvenir personnel. Chaque demeure est interchangeable; au point que les kolkhoziens, interchangeables eux-mêmes semble-t-il, déménageraient de l'une à l'autre sans même s'en apercevoir. Le bonheur est ainsi plus facilement obtenu certes! C'est aussi, me dira-t-on, que le kolkhosien prend tous ses plaisirs en commun. Sa chambre n'est plus qu'un gîte pour y dormir; tout l'intérêt de sa vie a passé dans le club, dans le parc de culture, dans tous les lieux de réunion. Que peut-on souhaiter de mieux? Le bonheur de tous ne s'obtient qu'en désindividualisant chacun. Le bonheur de tous ne s'obtient qu'aux dépens de chacun. Pour être heureux, soyez conformes.

Aucun commentaire: