A plusieurs endroits dans le monde, le modèle occidental de l’État-Nation semble vaciller. Des alternatives locales se construisent, au Chiapas, avec le mouvement des places en Espagne ou dans les ZAD. Toutes ces alternatives ont en commun de mettre en avant dans leur projet trois grands axes : la démocratie directe, l'égalité femmes-hommes et l'écologie. Ceux-ci sont également les principes directeurs du système politique qui se met en place au nord de la Syrie, sur le territoire appelé communément Rojava (l'Ouest, là où le soleil se couche, en langue kurde) et qui correspond à la zone sous contrôle des Forces Démocratiques Syriennes.
La lutte des Kurdes en
Syrie s’est fait connaître du grand public en 2015, lors de la bataille de
Kobanê, où la résistance acharnée des YPG (Unités de Protection du Peuple) et
YPJ (unités de protection de la femme) contre Daech a suscité un soutien
mondial. Pour autant, la couverture médiatique a largement passé sous silence
auprès du grand public l’objet de cette résistance : un projet politique
basé sur le confédéralisme démocratique théorisé par son leader emprisonné
Abdullah Öcalan, qui se veut un projet en rupture avec l’idée d’État-Nation,
considéré comme une structure oppressive pour les peuples. Sa construction a
commencé dans des conditions difficiles, avec un conflit militaire d'abord
contre les groupes jihadistes, puis contre la Turquie et ses supplétifs
syriens, et un embargo total ou partiel maintenu par ses voisins. Dans ce
contexte, il est donc intéressant d'observer ce qui a pu être mis en place par
l'Administration autonome créée à cet effet, et comment se traduit concrètement
un projet politique inspiré du communalisme en rupture avec l’État-nation et la
modernité capitaliste, ainsi que ce qui a pu freiner ou limiter ce processus de
changement.
Les débuts du PKK : de la violence
révolutionnaire à l’abandon de la lutte armée
La création du PKK, le
Parti des Travailleurs du Kurdistan, se situe à la croisée de plusieurs
dynamiques difficiles à résumer. Les années 1960 ont vu une renaissance du
nationalisme kurde, dont les revendications sont portées principalement par des
intellectuels d’avant-garde, en opposition aux inégalités régionales de l’Est.
Mais peu à peu, ce discours glisse vers la « question kurde ».
L’extrême gauche turque, bien que commençant à la fin des années 1960 à
reconnaître l’existence d’une oppression spécifique au peuple kurde, défend
toujours l’idée que celles-ci seront résolues à travers les questions de classe.
L’emprisonnement de nombreux de ses militant·es kurdes constituera un passage
important pour la radicalisation du mouvement kurde. La prison est à la fois un
lieu de rencontres et de formation entre militant·es. Abdullah Öcalan, futur
leader du PKK, sera emprisonné 7 mois avec plusieurs militant·es
révolutionnaires d’extrême gauche. C’est avec celles et ceux-ci, et suite à des
réflexions entamées en prison sur la lutte kurde, que le PKK sera créé.
Une première rencontre a
lieu en 1973, où sont discutées les bases théoriques de l’organisation.
Conservant une approche révolutionnaire socialiste, ce qui deviendra le PKK se
définit en défendant, contre la force de l’État colonialiste, dans une
perspective fanonienne (Franz Fanon,
auteur de la « Les damnés de la terre »), une utilisation de la
violence révolutionnaire au sens maoïste : en faisant la guerre contre
l’État colonisateur, on apprend et on se libère, et c’est à travers elle qu’on
peut se décoloniser. « Le PKK considère que le développement social et
culturel n’est possible que dans une situation de guerre. Le PKK a pour
objectif de créer un peuple qui lutte au nom de son indépendance et de sa
liberté. Ainsi, il préfère se réanimer dans la guerre plutôt que de se fondre
dans la paix ».
Après quelques années de
militantisme pour recruter des membres, marquées par une opposition de plus en
plus forte envers les autres partis kurdes – notamment sur la question de
l’usage de la violence ou le nationalisme – et l’État turc, les 26 et 27
novembre 1978 le congrès fondateur du PKK dans la région de Lice, près de
Diyarbakir, entérine officiellement son existence et ses modalités
d’organisation. Son nom ne sera toutefois adopté que six mois plus tard. Parmi
les membres fondateurs du parti, à côté d’Abdullah Öcalan, Cemîl
Bayik, Mazlum Doğan et d’autres, on trouve deux femmes qui y joueront un
rôle important : Kesire Yildirim et Sakine Cansiz. Anticipant le coup
d’État militaire turc de septembre 1980, Abdullah Öcalan se réfugie en Syrie en
juillet 1979 en passant par la ville de Kobanê. Il est accueilli par le régime
de Hafez el Assad, alors en froid avec la Turquie. En Turquie, les généraux
putschistes lancent une vague de répression sans précédent. Des centaines de
personnes sont exécutées, des milliers d’autres arrêtées. Les groupes kurdes
sont particulièrement visés, perçus par les nationalistes turcs défendant le
projet de Mustafa Kemal « Atatürk » comme une menace à l’unité
nationale. La musique et la langue kurde sont interdites.
En dehors du PKK, les
autres groupes politiques kurdes sont balayés par cette répression. Sa survie
doit beaucoup à son approche de la violence révolutionnaire, qui l’a conduit à
prendre des précautions face à la menace de plus en plus concrète d’un coup
d’État. Les militant·es du PKK se forment dans les camps d’entraînement
palestiniens, et participent à la guerre contre l’armée israélienne – une
dizaine y trouveront la mort. Le parti ouvre sa première académie (centre de
formation) dans la plaine de la Bekaa et la nomme Mahsum Korkmaz, du nom du
commandant qui, avec ses hommes, s’empare de la petite ville d’Eruh dans la
région de Siirt le 15 août 1984, marquant ainsi la date officielle du début de
la guerre de guérilla contre l’État turc par la branche armée du PKK, bien que
des affrontements armés aient déjà eu lieu auparavant. L’académie continuera
ses activités dans la Bekaa puis sera transférée dans les monts Quandil au Nord
de l’Irak en 1998. En 1987, un état d’exception, OHAL, entérine la suspension
de l’État de droit qui existe de fait dans les régions kurdes. Le 15 mars 1990,
une campagne de soulèvements de la population civile urbaine, les Serhildan
(insurrections), démarre lors des funérailles de combattants du PKK. Une
semaine plus tard, le 21 mars, la fête de Newroz tourne à l’émeute dans plusieurs
villes. Ces soulèvements auront lieu à plusieurs reprises jusqu’en 1993. Cette
année-là, Öcalan déclare un cessez-le-feu unilatéral suite à des échanges
officieux que le président Turgut Özal entame avec le PKK. À plusieurs
reprises, le parti propose des cessez-le-feu en 1995 et 1998, dont l’armée
turque ne tiendra aucun compte.
En septembre 1998, la
Turquie décide de faire pression sur la Syrie pour qu’elle cesse d’accueillir
le PKK sur son territoire, à la fois militairement mais aussi en menaçant de
couper le débit de l’Euphrate, qui alimente de nombreux barrages électriques indispensables
au pays. Le régime Assad décide alors d’expulser Öcalan. Celui-ci tente de se
réfugier en Europe. Il se rend par avion en Grèce, où il bénéficie d’appuis
haut-placés, mais sa demande d’asile est refusée. Commence alors pour lui un
long périple où il va d’expulsion en expulsion sous la pression des États-Unis,
et qui se terminera en février 1999 à Nairobi, au Kenya. Il est arrêté par les
services secrets israéliens et livré aux autorités turques, lors d’une
opération co-organisée par l’Union européenne, la Grèce, les États-Unis et
Israël. C’est un choc pour le mouvement, qui organise de grandes manifestations
en Europe.
Incarcéré depuis à
l’isolement sur l’île d’Imrali, gardé par une garnison de plusieurs milliers de
soldats, Öcalan a le droit d’écrire ses plaidoiries et de voir ses avocat·es, à
qui il fait passer ses écrits ainsi que des notes pour le parti. Sa défense
deviendra alors la synthèse des évolutions du mouvement et définira un nouveau
paradigme politique : le confédéralisme démocratique. L’adoption de
celui-ci sera l’aboutissement d’un processus de redéfinition idéologique, qui
débute par l’abandon de la lutte armée par le PKK. C’est également dans la même
période que de nombreux changements politiques ont lieu en Turquie, avec
l’avancée du processus d’adhésion à l’Union Européenne, laquelle soutient
l’arrivée au pouvoir de l’AKP et d’Erdogan.
Le changement de paradigme politique : le rejet
de la domination masculine et de l’État-nation
Le paradigme politique
du PKK va se transformer dans la durée, pour abandonner progressivement la
demande d’un État-nation kurde : « Le droit à l’autodétermination des
peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas
d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur
les États-nations, a démontré son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi
mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le
confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples
opprimés. » déclare Öcalan.
Pour le chercheur Joost
Jongerden, il y a eu deux tournants majeurs dans le mouvement : anti
patriarcal puis anti-étatique. Le premier grand tournant dans l’évolution
politique du PKK a commencé dans les années 1990 avec la réflexion d’Öcalan sur
la domination masculine, inspirée elle-même de sa relation avec sa femme, K.
Yildirim, membre fondatrice du PKK qu’elle quitte en 1986 après avoir été
envoyée en Europe pour organiser le mouvement. L’histoire de la civilisation et
la naissance des États et des religions est alors mise en parallèle avec celle
de l’asservissement des femmes, dès lors considérées comme la première classe
opprimée qui doit se libérer7. En lien avec cette
analyse, le parti commence à organiser, puis à laisser s’organiser les femmes.
En 1987, une première organisation non-mixte, l’Union patriotique des Femmes du
Kurdistan, est créée en Allemagne. Puis en 1995, sous l’impulsion notamment de
Sakine Cansiz, ce sont les premières unités combattantes de femmes, et, en
1999, un parti politique qui s’appelle depuis 2004 Partiya ya Jin a Kurdistan
(PAJK), le Parti de la Femme Libre du Kurdistan qui s’organise avec différentes
structures, dont une force armée non mixte (YJA-Star), un bureau politique
(YJA) et une organisation de jeunesse (KJC). Toutes les structures féminines
non mixtes sont réunies sous le chapeau d’une structure confédérale, le KJK,
Association des Femmes du Kurdistan.
Le second tournant, a été le renoncement à la création
d’un État-nation. Très vite, dès les années 1990, Öcalan et les cadres du PKK
rejettent l’idée de créer un État-nation kurde. Öcalan affirme :
« Dans sa forme
originelle, l’État-nation avait pour but de monopoliser tous les processus
sociaux. La notion que diversité et pluralité doivent à tout prix être
combattues, a ouvert la voie aux politiques d’assimilation et de génocide. En
plus d’exploiter les idées et la force de travail de la société et de coloniser
les esprits au nom du capitalisme, l’État-nation assimile également toutes
sortes de cultures et d’idées intellectuelles et spirituelles [...]. Il vise à
créer une culture et une identité nationale unique, ainsi qu’une communauté
religieuse unique et unifiée. […] Aussi nationaliste qu’il se montre,
l’État-nation sert toujours dans une même mesure les processus capitalistes de
l’exploitation. ».
Mais cette critique est
également le résultat d’une prise de conscience de la réalité du socialisme
d’État. Comme le précise Cemil Bayik, autre fondateur du PKK et membre de son
comité exécutif actuel : « La première forte critique du socialisme
réellement existant a été faite lors d’une réunion du comité central en 1984.
[Öcalan] argumenta que [celui-ci] n’avait pas grand-chose à voir avec le
socialisme. L’État était censé disparaître mais en fait il était devenu plus
puissant. ».
Le projet de
confédéralisme démocratique a été nourri, lors du deuxième emprisonnement
d’Öcalan à partir de 1999, par sa lecture et sa correspondance avec Murray
Bookchin, penseur du « municipalisme libertaire » et du
« communalisme », ainsi que de nombreux auteurs marxistes et
postmarxistes qu’il mobilise dans une somme en cinq volumes, le Manifeste
pour une civilisation démocratique. Le confédéralisme démocratique vise à
la recherche de la paix et de l’égalité entre les différentes communautés, avec
comme piliers la démocratie directe, l’égalité femme-homme
et l’écologie. Au sein de celui-ci, les populations s’organisent de manière
autonome, par la démocratie directe, au sein d’entités locales appelées
« communes » constituées de quelques dizaines de familles vivant dans
un espace géographique connexe. Celles-ci prennent en charge tout ce qui leur
est possible de faire : justice de proximité, auto-défense, éducation et
économie. Elles s’articulent entre elles à différentes échelles pour mener des
projets d’intérêt collectif. Ainsi par exemple la création d’un hôpital au sein
de chaque commune n’aurait pas de sens. Plusieurs communes vont se fédérer pour
que leurs habitant·es en bénéficient. Les communes se fédèrent ainsi jusqu’à
former des régions démocratiques. Pour Ayse Efendi, co-présidente du TEV-DEM (à
Kobane interrogée en 2018, « c’est
la première fois que les Kurdes s’organisent de cette manière. Mais cette
auto-organisation a des racines historiques : avant c’était des conseils
de famille, de tribus. Mais les communes que nous construisons ne sont pas
basées sur les liens tribaux ni sur ceux du sang. Tout le monde peut y
participer, et cela permet de lutter contre le conservatisme. ».
Le Kurdistan est un
territoire principalement rural, où cohabitent plusieurs peuples et où les
habitant·es vivent dans des villages au sein desquels l’entraide et une
certaine collectivisation de l’économie sont des pratiques courantes. Les
villes sont généralement petites et de tailles moyennes, et les fortes
relations de voisinage y rejouent en quelque sorte le rôle des villages. La
structure familiale étendue à un poids très important dans la société, avec des
relations de solidarité fortes. À une échelle plus large, les tribus jouent
encore un rôle important dans l’organisation sociale même si celui-ci tend à
s’affaiblir. Les fédérations de tribus, réunies au sein d’assemblées, étaient
une pratique déjà existante dans la société traditionnelle. Le projet de
confédéralisme démocratique imaginé par Öcalan a donc également fait écho à ces
structures traditionnelles, et les réhabilite pour en faire les outils de
transformation sociale, sans passer par les concepts occidentaux, dont le
nationalisme est une émanation.
La période de 2002 à
2005 est marquée par de nombreux changements organisationnels. Traduisant ses
évolutions politiques, le parti change deux fois noms, KADEK puis
Kongra-Gel, Congrès du Peuple du Kurdistan. En 2003-2004 une aile
« réformiste », emmenée notamment par le propre frère d’Öcalan, avec
un alignement pro-États-Unis tente de prendre le pouvoir au sein du parti. Ce
courant rejette le nouveau paradigme politique et veut revenir à des
revendications nationalistes. Il veut également démanteler le mouvement des
femmes, ce qui causera son échec. Les dissidents sont écartés, et finalement le
confédéralisme démocratique est officiellement adopté à l’été 2005 par le
mouvement kurde, qui se réorganise alors. Le PKK est recréé, au même titre que
d’autres partis régionaux sont créés dans les différents territoires du
Kurdistan : Parti de l’Union Démocratique (PYD) en Syrie, Parti pour une
Vie Libre au Kurdistan (PJAK) en Iran. Des structures civiles sont mises en
places séparées de la structure militaire, qui se transforme en force de
protection du peuple (HPG), actant ainsi la redéfinition de la lutte armée en
lutte d’auto-défense, en accord avec le droit des peuples à se défendre (welatparêzî).
Finalement, une grande structure confédérale se crée en 2007, le KCK, Groupe
des communautés du Kurdistan, pour fédérer toutes les organisations – partis
politiques, syndicats, groupes de la société civile – partageant le même
paradigme politique. Le Kongra-Gel est l’assemblée de cette structure. Pour
Öcalan, le KCK est « l’organisme de tutelle des éléments kurdes de la
modernité démocratique (la nation démocratique composée des communautés
économiques et écologiques, des compatriotes démocratiques et des identités
culturelles ouvertes). ». La nation démocratique du KCK n’est pas
« la construction politico-ethnique des États-nations », mais renvoie
à une catégorie « historico-culturelle ». Öcalan est le président du
KCK, mais celui-ci est dirigé dans les faits par un conseil exécutif d’une
trentaine de membres. La figure d’Öcalan reste ainsi centrale comme leader du
mouvement, mais leader emprisonné, à la parole rare, qui donne les directions
stratégiques à suivre, notamment à travers « La feuille de route vers les
négociations », rédigée alors que s’amorce un dialogue avec le régime turc
autour des années 2000. Un dialogue qui tournera cours en 2013 quand l’AKP
craindra de perdre son pouvoir face à la montée d’une opposition progressiste
légale impulsée par le mouvement kurde. À plusieurs reprises, il est placé à
l’isolement total par la Turquie. En 2019, un important mouvement de grève de
la faim aura lieu pour demander qu’il puisse voir ses avocat·es et sa famille.
Le chercheur Fouad Oveisy écrit :
« Ce
changement [de paradigme] réinvestit la mélancolie des mouvements sans États
dans un désir de réformes égalitaires du pouvoir. Ici, le pouvoir et la
légitimité ne découlent pas de la reconnaissance par le système étatique
international mais de la vie en commun et à l’écart de l’État. Non seulement
modèle de redistribution économique et politique, le cadre hybride d’Öcalan
redistribue également la sensibilité de complexes idéologiques persistants,
tels que de la colonisation des territoires, afin d’ouvrir le terrain de
nouvelles luttes émancipatrices. ».
Le mouvement passera
ensuite à la mise en place de son projet. D’abord dans le camp de Mexmûr, en
Irak, lieu qu’il autogère depuis 1995. Puis en Turquie, après les victoires
électorales et la prise de nombreuses municipalités par le parti pro-Kurde. Et
enfin au nord de la Syrie, dans la zone appelée Rojava, où depuis 2013 une
administration autonome fondée sur les principes du confédéralisme démocratique
tente d’organiser une société multi-ethnique de plusieurs millions de
personnes.
Premières expériences kurde de confédéralisme
démocratique
Des expériences de mise en place du confédéralisme
sont mises en place progressivement dans différentes zones sous contrôle du
mouvement kurde. La première implantation du paradigme politique – autre qu'au
sein des bases du mouvement lui-même – a lieu dans le camp de réfugiés de
Maxmûr, en Irak. Chassés de leur village du Kurdistan Nord (en Turquie) en 1994
par la violente répression de l’État turc, les habitants de Maxmûr achevèrent
leur longue errance sous la protection des Nations Unies, auxquelles Saddam
Hussein accorda en 1998 l’emplacement actuel du camp après une longue errance
des exilé.e.s. Nulle générosité de la part du dictateur : à 100km au sud
de Mossoul, il n’y avait alors, comme le décrit Nihat, 26 ans, que « des
pierres, des serpents et des scorpions »18. Pas d’eau, pas de
végétation et une température qui dépasse les 50°C en été. Les habitant-e-s
ayant fui les affrontements entre PKK et armée turque, et nombre d'entre eux ayant
perdu des proches dans la guérilla, le mouvement a décidé de les prendre en
charge. C'est ainsi que le camp est devenu une des premières zones civiles
contrôlée par le PKK.
Les 15 000
habitants se répartissent en 5 districts (semt). Au sein de ces
districts, on trouve la plus petite entité du fonctionnement
démocratique : la commune (komûn), c’est à dire un groupe de
personnes allant de 15 à 50 familles vivant dans un espace géographique
connexe. Les conseils des communes, auxquels peuvent participer tout-e-s les
habitant-e-s de plus de 16 ans, se réunissent régulièrement. On y discute des
problèmes de la vie quotidienne, qu’on essaie de résoudre ensemble. Mais ils
peuvent aussi devenir le lieu d'une réflexion politique approfondie, au gré des
prises de parole. Ce qui n'a pas pu être résolu remonte à l'Assemblée du peuple
(meclîs), au sein de laquelle se discute la gestion du camp.
« L'Assemblée existe depuis 1995, et l’organisation actuelle a débuté en
2008 » nous explique Leyla, co-présidente en novembre 2016. 91 personnes y
siègent cette année-là. Comme toutes les structures du camp, elle est
co-présidée par un homme et une femme, ce qui est un principe majeur du
confédéralisme démocratique. Tous les deux ans, les représentants des communes
élisent ces derniers, qui peuvent se présenter seulement pour deux mandats
consécutifs, ainsi que 29 représentants, lors d’une grande conférence qui permet
également d’établir les règles de fonctionnement au sein du camp. Les 60 autres
représentants sont issus des différents comités et organisations du camp, qui
ont chacun droit à un ou plusieurs représentants selon leur importance. Tous
les mois, les 29 représentants et les 2 co-présidents se réunissent, et tous
les deux mois c'est le tour de l'Assemblée entière.
Les comités et
associations sont l’autre aspect de la vie démocratique du camp. Il y a 9
comités : social, auto-défense, municipalité, « diplomatie »,
économie, éducation, politique, justice et un comité organisationnel. Ces
comités, aux membres élus par les communes, sont chargés de proposer et
exécuter des projets dans leurs domaines respectifs. Chaque projet proposé par
les comités est débattu et voté au sein de l'Assemblée du peuple. Les problèmes
de la vie courante (électricité, voirie, etc.) sont du ressort de la
municipalité, également co-dirigée, à laquelle les habitants peuvent faire
remonter leurs demandes via les communes.
A Maxmûr, les femmes
s'organisent depuis 2003 au sein de l'Assemblée des femmes. Celle-ci rassemble
toutes les assemblées spécifiques, séparées et décisionnaires qui se tiennent
dans chaque organisation du camp. Dans les écoles par exemple, les enseignantes
comme les élèves (à partir du collège) ont leurs propres réunions aux mêmes
temporalités que les assemblées générales. L'assemblée des femmes s'organise
autour de neuf « communes » qui représentent les cinq secteurs
(géographiques) du camp, les femmes du mouvement de la jeunesse, de la
fondation des femmes, du comité de jineolojî (la science des femmes en kurde)
et du comité de la culture.
Le comité de jineolojî,
créé en 2015, rassemble une dizaine de femmes qui participent à la fois à ces
moments d'éducation dans les quartiers et à l'académie mais cherchent aussi à
produire du savoir sur les femmes, leur histoire, l'analyse de la société :
« Nous
voulons aussi mener une grande recherche auprès des femmes les plus âgées du
camp. […]. L'histoire des femmes et du peuple kurde n'a pas été écrite, alors
qu'il y a beaucoup de choses qui sont cachées dans la culture, dans les vies et
que nous voulons de nouveau visibiliser. L'histoire n'a été écrite que du point
de vue du pouvoir mais pas de celui du peuple »,
explique une des membres
du comité. La jineolojî, littéralement science des femmes, est
« Un cadre d’analyse féministe radicale que le
mouvement kurde développe depuis 2008, et qui tente de transférer dans la
société les avancées du mouvement des femmes kurdes. […]. En tant que paradigme
théorique, il se fonde sur les expériences concrètes des femmes kurdes
confrontées à l’oppression patriarcale et coloniale. En utilisant cette
nouvelle perspective, la jinéolojî cherche à développer une méthodologie
alternative pour les sciences sociales existantes, qui s’oppose aux systèmes de
connaissance androcentriques », explique une militante kurde proche du
mouvement des femmes en Europe.
Suite aux victoires
électorales des partis pro-kurdes en Turquie, (DTP, puis BDP) dans les années
2000, le mouvement tente aussi d’y mettre en place le confédéralisme
démocratique, en décidant de s'organiser en dehors de l'État et en ouvrant ses
propres structures. Depuis longtemps déjà, le mouvement a investi le champ
syndical, notamment dans la confédération des services public KESK. Le
mouvement des femmes a créé une association légale, et ouvert plusieurs
structures dont des coopératives, qui sont pour les femmes à la fois des
vecteurs de formation économique mais aussi d'éducation. Des dizaines de
structures se créent dans le secteur associatif : éducatives
(apprentissage de la langue kurde), culturelles, humanitaires, sociales, etc.
Chacune adopte le système de co-présidence et un fonctionnement démocratique à
l'image de celui proposé dans le confédéralisme démocratique. Dans les villes
dirigées par le parti kurde légal, des assemblées de quartier sont créées.
Elles permettent aux mairies d'avoir un lien direct avec la population et ont
pour but de permettre aux habitant.e.s d'auto-organiser la vie locale, en
proposant notamment une résolution des conflits indépendante du système
judiciaire turc, qui a été jusque-là un instrument d'oppression du peuple
kurde.
Alors que le KCK est
déclaré illégal, une fédération à la forme de « proto-parlement »
comme la qualifie Pierre Bance, le Demokratik Toplum Kongresi (DTK)
est mis en place dans les régions kurdes afin de regrouper toutes les
initiatives politiques, syndicales, sociales, économiques, culturelles visant à
la mise en place du confédéralisme démocratique et de l'autonomie au Kurdistan.
Sur le modèle du HDP, le parti démocratique des peuples, alliance de partis
pro-kurdes et de la gauche turque, cette structure s'élargira à l'échelle de la
Turquie sous le nom de HDK, congrès démocratique des peuples.
Mais dans la vague de
répression qui suivra la tentative de coup d'état de juillet 2016, la majorité
des structures sont fermées et les maires appartenant au HDP limogés et
remplacés par des administrateurs nommés par l'état.
« Dans certaines villes et districts où nous
servons en tant qu’administrateurs locaux, les déclarations
d’auto-organisation, (...) ont été décidées avec l’accord commun des assemblées
populaires locales, les organisations de la société civile, les initiatives
civiles et les administrations locales dans le cadre des principes de la
décentralisation en tant qu’acte civil contre la pression de
l’Etat »,
Peut-on lire dans une
lettre du DBP adressée au Conseil de l'Europe qui dénonce la
répression violente de ces initiatives.
L'expérience accumulée
tant dans le camp de Maxmûr que dans les régions kurdes de Turquie vont servir
à la mise en place du projet politique de confédéralisme au nord de la Syrie,
dans la zone qui sera d'abord appelée Rojava avant de changer de nom au fur et
à mesure des avancées territoriales.
Au nord de la Syrie, la
population kurde a été rapidement partie prenante du mouvement de contestation
anti-régime. Mais le rapprochement avec la Turquie d’une composante importante
de la rébellion regroupée au sein du Conseil National Syrien, et la mise à
l’écart des revendications spécifiques aux Kurdes qui en résulte, ont conduit
le parti kurde PYD (parti de l’union démocratique), à choisir une troisième
voie. Le 19 juillet 2012, les combattant·es des YPG, forces d’autodéfense liée
au PYD, prennent le contrôle de la ville de Kobanê, appuyé·es par une partie
importante de la population. Dès 2013, un pouvoir exécutif, l’Administration
Autonome, organisée par le TEV-DEM et constituée au début en grande partie de
cadres politiques formé·es au sein du PYD, se met en place au nord de la Syrie
dans les zones libérées de la présence du régime, un espace qu’on appellera
communément le « Rojava », c’est-à-dire l’Ouest en kurde. Elle
s’organise sur le modèle du confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah
Öcalan. De 2013 à 2019, son contrôle territorial s’étend alors que les zones
sous contrôle de Daech sont libérées, incluant de plus en plus de populations
arabes, mais aussi syriaques, arméniennes, turkmènes et ézidies.
La structure
démocratique fondamentale est la Commune. Fin avril 2018, dans une maison d’un
quartier de Kobanê, se réunissent les 12 co-président·es des différentes
communes du quartier. Femmes et hommes, dont la plupart ont une quarantaine ou
cinquantaine d’années, sont en proportions à peu près égales.
« Il y a 91 communes à Kobanê, explique Ayse
Efendi, qui représente le TEV-DEM à la réunion, chacune comprenant de 100 à 150
familles. Dans chaque commune on trouve deux co-président·es et six
commissions : services, santé, paix (justice), autodéfense, économie,
organisation politique. La mise en place des communes a commencé il y a deux
ans. Il y a des réunions hebdomadaires. Des compte-rendus écrits sont effectués
à chaque réunion et transmis au TEV-DEM. Tous les 20 du mois, un rapport mensuel est produit. Il
y a eu des élections des président·es de commune au mois de septembre avec une
forte participation. Une fois élu·es, les co-président·es choisissent les
responsables des comités. »
Les membres des communes
sont chargé·es de régler, ou quand ce n’est pas possible de faire remonter à
l’échelon supérieur (district, ville, région…), les demandes et les besoins de
la population.
Aux échelles supérieures
aux Communes, on trouve les Assemblées de villes, de cantons, définies comme
« villes étendues aux environs qui lui sont liés » ; de région
« qui consiste en un ou plusieurs cantons ou territoires géographiquement
connectés et partageant des caractéristiques historiques, démographiques,
économiques et culturelles » et enfin, chapeautant toutes les autres
assemblées, « le Congrès des peuples démocratiques est l’Assemblée
représentant tous les peuples vivant dans la Fédération Démocratique de la
Syrie du Nord ».
En mars 2016 est fondée
la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie (FDNS) visant à regrouper toutes
les populations de la région au sein du projet politique porté par
l’Administration Autonome. Elle est représentée politiquement par le Conseil
Démocratique Syrien (CDS), et défendue militairement par les Forces
Démocratiques Syriennes (FDS), qui regroupent toutes les composantes de
population, notamment les YPG (Unités de protection du peuple) majoritairement
kurdes, mais aussi des groupes militaires arabes, syriaques... Les FDS sont
définies comme une force d’auto-défense, chargée de protéger la FDNS et ses
citoyen·nes contre les attaques extérieures. La capacité de défendre la
société, welatparezî, est un point important du confédéralisme
démocratique.
Le système actuel,
présenté officiellement en septembre 2018, se base sur trois structures :
- La gestion
administrative des territoires de la FDNS et la mise en place des structures
démocratiques, telles que les Communes et les Assemblées, est assurée par
l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES dans le reste
du texte). En décembre 2017, des élections ont permis à la population de
choisir les représentant·es à l’échelle des Communes ;
- Le TEV-DEM s’occupe de
l’organisation de la société civile. Il regroupe en son sein des
représentant·es de toutes les organisations, par exemple des unions
professionnelles. Zelal Jeger, coprésident du TEV-DEM, décrit ainsi son nouveau
rôle :
« Le TEV-DEM organise la société en dehors de
l’administration autonome. Mais notre objectif n’est pas d’être dans
l’opposition, nous ne sommes pas contre l’administration autonome. Parce que
notre gouvernement n’est pas un État, notre pensée n’est pas comme celle de l’État.
Si les gens ont des plaintes, nous écrivons les protestations de la société et
nous les envoyons à l’administration autonome – nous les critiquons. Nous
jouons donc un rôle complémentaire à l’administration autonome au sein du
système de la nation démocratique. ».
- Enfin le Conseil
Démocratique Syrien, composé de représentant·es des partis politiques, de
l’Administration Autonome, de la société civile, agit à une échelle supérieure
et s’occupe notamment des questions diplomatiques relatives à la résolution du
conflit syrien, en proposant une solution basée sur le confédéralisme
démocratique.
Les principes de la FDNS
sont établis dans un contrat social, établi en décembre 2016 sous le nom de
Fédération Démocratique du Nord-Est de la Syrie – pour remplacer le terme
d’origine kurde « Rojava », communément employé, et être plus
inclusif de toutes les populations. Celui-ci garantit les droits à la libre
organisation démocratique de tous les groupes de la population, ethniques,
religieux, de genre, etc. Il rappelle les principes fondamentaux du projet
politique :
« La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord
est fondée sur un principe géographique et une décentralisation politique et
administrative ; elle fait partie de la Fédération de la Syrie
Démocratique unie. Le système fédéral démocratique consensuel garantit la
participation égalitaire de tous les individus et de tous les groupes sociaux à
la discussion, à la décision et à la gestion collectives. Sur la base des
principes de coexistence mutuelle et de fraternité entre les peuples, le
système fédéral démocratique prend en considération les différences ethniques
et religieuses de chaque groupe. Il garantit l’égalité de tous les peuples en
droits et devoirs, respecte les chartes des droits de l’homme et préserve la
paix nationale et internationale. »
À la suite de cette
introduction, article par article, l’organisation des structures démocratiques
est détaillée. L’article 12 acte notamment le « système de coprésidence
mixte dans tous les champs, qu’ils soient sociaux, politiques, administratifs
ou autres. ».
Les décisions de
l’administration sont publiées en trois langues : kurde, arabe et
syriaque. La mise en place de l’enseignement du kurde a été une des premières
mesures fortes de l’AANES, hautement symbolique car la pratique du kurde en
public était interdite sous le régime d’Assad. Dès fin 2013 des cours de
kurmanci sont mis en place dans le système éducatif, et à présent chaque enfant
a le droit à un enseignement dans sa langue maternelle, doublé d’un enseignement
dans une autre langue. Par exemple, un·e écolier·e kurde va apprendre le
kurmanci, qui à partir du primaire se doublera d’un enseignement en arabe.
L’émancipation des
femmes est un pilier de la « modernité démocratique » telle que la
voit Öcalan. Au sein de l’AANES ou des groupes qui s’y rattachent (syriaques,
ézidis, etc.), les femmes, en plus de leur participation aux structures mixtes,
s’organisent de manière parallèle, autonome et non-mixte par rapport aux
institutions existantes. Elles ont un droit de veto sur toutes les décisions
qui les concernent. Outre la co-présidence, un quota minimal de 40 % de
sièges dans les structures mixtes leur est réservé. Toutes les structures de
femmes se rassemblent au sein d’une structure confédérale, le Kongreya
Star.
Si, dans les zones où la
population kurde est fortement présente, le mouvement des femmes a pu s’appuyer
sur des militantes déjà acquises à sa cause, il a fallu convaincre le reste de
la population, dans une région au conservatisme social largement appuyé par le
régime syrien. Co-présidente d’une Commune près de Manbidj, Malek témoigne du
poids des conservatismes :
« Je viens d’un village très conservateur, c’est
une révolution pour moi d’être ici. Mais c’est très dur. Mon mari me bat tous
les jours, il me frappe au visage, parce que je travaille dans une commune, que
je participe à la révolution. Je veux que vous le sachiez. Cette révolution est
difficile. ».
Le changement est lent,
beaucoup d’hommes n’acceptent pas encore de voir des femmes occuper des postes
à responsabilité, mais il est réel et profond. Entre 2014 et 2018, l’évolution
est largement perceptible quant à la présence des femmes dans l’Administration
Autonome, notamment dans les zones à l’est qui ont été davantage préservées des
combats. En particulier, si au début on voyait plutôt des femmes kurdes jeunes,
à présent elles sont de tous âges et de toutes communautés.
Les structures du Kongreya
Star travaillent notamment à la participation des femmes à la vie
publique, à leur émancipation sociale et économique et à la défense de leurs droits.
L’égalité totale femmes-hommes a été affirmée dans la charte de la FDNS, la
polygamie et les mariages précoces sont interdits. Des structures
d’émancipation économique organisées en coopératives fleurissent un peu
partout, restaurants, fermes, atelier textile, etc. Elles permettent ainsi aux
femmes de subvenir aux besoins de leurs familles et de gagner en indépendance.
Les maisons des femmes leur proposent un espace d’organisation pour faire
valoir leurs droits, et lutter contre les violences conjugales et familiales.
Des formations dans plusieurs domaines, langue kurde, histoire, santé mais
aussi pour apprendre à conduire ou à manier des armes sont organisées dans les
académies des femmes. Elles peuvent s’y retrouver sans distinction de classe,
de religion, d’ethnie. Enfin, les YPJ, Asayesh-Jîn et HPC-Jîn sont
des forces d’autodéfense féminines garantissant la protection des femmes qui
leur donnent la possibilité de s’émanciper à travers la participation à la
défense de la société.
Sous le régime syrien,
les monocultures du blé et du coton étaient l’activité principale au nord de la
Syrie, et à part le textile dans le canton d’Afrîn, il n’y avait quasiment pas
d’industries. Soumise à l’embargo de la Turquie et du gouvernement régional du
Kurdistan (KRG) en Irak, dominé par le PDK de Massoud Barzani allié à Erdogan
et hostile à l’AANES, celle-ci peine à développer son économie. Le matériel
nécessaire aux secteurs énergétique, alimentaire ou éducatif ne peut être
importé. Les hôpitaux n’ont pas d’équipements sophistiqués et les médicaments
manquent, tributaires qu’ils sont du bon vouloir du régime syrien. Les grandes
organisations internationales affirment ne pas pouvoir soutenir l’AANES,
celle-ci n’étant pas un État reconnu officiellement. Une grande part de
l’économie est encore consacrée à l’effort de guerre. L’embargo empêche
matériellement le développement faute de matières premières, et occasionne une
flambée des prix, notamment sur les produits alimentaires, que tente de
contrôler l’AANES. Il favorise aussi l’apparition du marché gris et
l’enrichissement d’hommes d’affaires et d’anciens fonctionnaires du régime qui
utilisent leur réseau de contacts pour acheminer des produits depuis ou vers
les zones sous contrôle du régime, ou de l’opposition pro-turque, afin
d’alimenter le marché.
Afin d’avancer vers
l’autonomie alimentaire et énergétique, l’AANES a décidé de diversifier la
production, notamment agricole, en la restructurant. La population a été
encouragée à créer des coopératives : un grand nombre de personnes
investissent financièrement dans un projet dans lequel elles sont également
actrices. Les coopératives de production garantissent l’accès à un prix bas à
leur production pour lutter contre l’inflation. Elles sont dirigées de manière
collective, et les profits sont la plupart du temps répartis équitablement. La
volonté de l’AANES est de promouvoir un système de production en circuit court,
privilégiant le local et fonctionnant démocratiquement. Même si les grands
propriétaires n’ont pas été expropriés, ils sont encouragés par ce système à
faire évoluer leurs pratiques et leurs prix. Depuis 2013, les coopératives se
multiplient. Pour la production d’abord, avec le textile, l’agriculture
(notamment à partir de terres appartenant à l’État qui ont été collectivisées),
les boulangeries. Mais aussi sous forme épiceries de quartier, de restaurants
ou d’achat collectif, un générateur pour le quartier par exemple.
La question énergétique
est compliquée. La région est riche en pétrole, mais l’embargo empêche l’entrée
du matériel nécessaire pour avoir des raffineries capables d’une production
industrielle. Le pétrole brut est donc soit vendu au régime syrien par des intermédiaires,
soit raffiné de manière artisanale par des travailleur·ses n’ayant d’autres
opportunités d’emploi, au détriment de l’écologie. Afin de conserver une
autonomie énergétique, « nous n’avons pas d’autre solution pour le
moment » déclarait en juillet 2017 Samer Hussein, adjointe de la
Commission de l’énergie à Kobanê. « Dès que nous pourrons, nous
construirons des raffineries modernes et nous nettoierons la région. Et bien
sûr, nous embaucherons tous ces travailleurs dans les nouvelles raffineries. » À
l’été 2020, l’AANES annonçait la signature d’un accord avec la compagnie
américaine Delta Crescent Energy pour le raffinage du pétrole, ce qui
permettrait le redémarrage d’installations industrielles et un meilleur
approvisionnement en carburant. Depuis la prise du barrage de Tichrin sur
l’Euphrate, l’approvisionnement en électricité est meilleur, mais la Turquie
limite volontairement le débit du fleuve afin qu’il ne soit pas assez puissant
pour faire fonctionner les turbines efficacement. Les habitant·es restent donc
tributaires des générateurs fonctionnant à l’essence pour assurer
l’alimentation électrique, au prix d’un impact encore non mesuré sur la santé
et l’écologie.
La mise en place du
projet de confédéralisme démocratique est ralentie par différentes difficultés.
Tout d’abord, à l’échelle individuelle, s’investir dans les Assemblées demande
beaucoup de temps libre. Or, une grande partie de la population bataille au quotidien
pour gagner de quoi vivre. De plus, les mentalités sont longues à
changer : on ne passe pas en un clin d’œil de dizaines d’années d’un
régime brutal et autoritaire, qui décourageait la population à s’investir dans
le champ politique, à un système où celle-ci est au contraire poussée à
s’autogérer localement. Le besoin de formation est énorme. Et ni la méfiance,
ni les conservatismes ne peuvent disparaître en un jour. Les Kurdes ont été
infériorisé·es pendant des décennies par les politiques anti-minorités du
gouvernement, nourrissant le racisme au sein de la population. Toutefois,
l’attaque de la Turquie en octobre 2019 aura montré la solidité des
alliances créées. Les tribus arabes n’ont pas cédé aux appels de l’État turc à
abandonner les Kurdes, et tou·tes ont participé en commun à la défense du
territoire au sein des FDS contre les mercenaires syriens payés par la Turquie,
et ce malgré une disproportion des moyens militaires.
L’expansion rapide des
FDS dans des zones majoritairement arabes a dû s’accompagner d’un important
travail diplomatique avec les tribus, qui ont un poids politique important,
afin d’aboutir à des alliances durables et à l’acceptation du projet politique par
celles-ci. Pour tenter de rallier à son projet, l’AANES, et notamment le
mouvement des Femmes, a fait un énorme travail de porte à porte, invitant chacun·e à participer aux instances et à se
former au fonctionnement politique proposé. Un grand nombre de structures de
formation pour les adultes, les académies, ont ainsi été ouvertes. Certains
points ont pu être source de tensions avec les tribus, par exemple la
conscription obligatoire au sein des forces d’autodéfense, ou la présence au
départ hégémonique de cadres politiques kurdes dans l’AANES, qui a toutefois
diminué au fil du temps et de l’implication plus importante de la population,
notamment aux échelles locales. De plus, comme le régime s’appuyait fortement
sur les tribus, certaines d’entre elles, notamment autour de Manbidj et Raqqa,
réclament son retour dans l’espoir de retrouver les privilèges dont elles
bénéficiaient. Les habitant·es qui, dans les villages, travaillent à la mise en
place du confédéralisme démocratique, notamment les femmes, sont l’objet de
menaces de leur part mais aussi des groupes à la solde de la Turquie.
L’embargo qui pèse sur
le nord de la Syrie, frein important à son développement, est révélateur des
tensions avec le KRG. En effet, celui-ci voit d’un mauvais œil se développer le
projet de confédéralisme démocratique au nord de la Syrie, à l’opposé de sa
gestion politique, alors que la corruption gangrène la région autonome kurde en
Irak et que deux grands partis s’accaparent pouvoir et ressources. Sans entrer
de nouveau en conflit armé avec le PKK, le PDK est allié avec la Turquie et a
laissé celle-ci installer plusieurs bases militaires au nord de l’Irak, d’où
l’armée turque lance des opérations contre le PKK. Le Kurdish National
Council (KNC ou ENKS), financé par Massoud Barzani, a refusé de
participer à l’Administration Autonome du nord de la Syrie, allant jusqu’à
collaborer avec l’armée turque après l’invasion du canton d’Afrîn, malgré les
politiques avérées de nettoyage ethnique menées par l’armée turque et les groupes
armés syriens alliés.
Malgré une situation
matérielle précaire, l’Administration Autonome a dû assurer, quasiment sans
aide internationale, la prise en charge des personnes déplacées par les combats
sur son territoire : Ezidis venu·es de Shengal, Syrien·nes du reste du pays,
population déplacée d’Afrîn, etc. Puis, à la chute du califat de Daech, il a
fallu créer des camps pour accueillir les milliers de réfugié·es et de
prisonnier·es issu·es des dernières poches sous contrôle de cette organisation.
Dernièrement, l’offensive turque d’octobre 2019 a occasionné une catastrophe
humanitaire massive avec des déplacements de population estimés par l’ONU à
200 000 personnes sur la première semaine des combats. L’AANES a dû ouvrir
en urgence des camps pour les accueillir, et puiser dans ses ressources déjà
insuffisantes, tant matérielles qu’humaines. Aux populations déplacées qu’il
faut prendre en charge, s’ajoute la surveillance des prisonnier·es soupçonné·es
d’appartenir à Daech, déléguée aux forces kurdes notamment par les États qui refusent
pour l’instant de rapatrier leurs ressortissant·es pour les juger, monopolisant
ainsi de précieuses ressources militaires.
Si la victoire militaire
contre Daech a été annoncée dans les journaux du monde entier avec la prise de
Baghouz, la menace est loin d’être écartée. Nombre de cellules dormantes de
l’organisation continuent à frapper. Des membres importants de la société
civile et de l’appareil militaire sont régulièrement assassinés par de petits
groupes dont on ne sait s’ils sont recrutés par la Turquie, l’État syrien ou
Daech pour déstabiliser la zone. De grands incendies criminels ont ravagé les
récoltes en 2019 et 2020, à quoi s’ajoute le contrôle du débit des eaux des
rivières par la Turquie, qui limite drastiquement les capacités d’irrigation et
la production électrique.
Enfin, l’offensive de
l’État turc, démarrée en 2018 à Afrîn, puis poursuivie à l’automne 2019 avec
l’approbation des États-Unis et de la Russie, a permis à ses troupes appuyées
par des supplétifs syriens de s’emparer de 5000 km2 de territoire. Cela a
bouleversé la donne géopolitique, montrant une fois de plus que les alliances
avec les grandes puissances, États-Unis et Russie, sont à géométrie variable,
au gré des intérêts des unes et des autres. Dans les territoires passés sous
contrôle turc, nettoyage ethnique, pillage, viols et assassinats sont le
quotidien de la population, comme le dénonce un rapport de l’ONU.
Tout cela a obligé
l’AANES à consacrer une partie importante de ses ressources à l’appareil
militaire des FDS, au détriment du développement économique et politique de la
zone. Le chercheur Fouad Oveisy en pointe une autre conséquence :
« L’isolement politique a justifié une militarisation accrue du corps
civil et de l’économie, ainsi que la centralisation et la consolidation du
pouvoir de décision stratégique dans les organes militaires liés aux États-Unis
et à ses préférences politiques au Moyen-Orient, c’est-à-dire les FDS. » Il
souligne toutefois que l’AANES, dans les conditions où elle se trouvait (sous
pression de la Turquie, des groupes islamistes et du régime Al-Assad), n’avait
que des options limitées. Si des discussions avec le régime ont lieu sous
l’égide de la Russie, celui-ci ne semble pas encore prêt à faire les
concessions qui seraient acceptables pour que l’AANES, et les populations
vivant sur les territoires sous son contrôle, acceptent de repasser sous son
autorité.
Ainsi, les difficultés
auxquelles l’AANES a dû faire face impliquent que certains aspects du projet
politique, comme sa dimension écologique, n’ont pas pu être réellement mis en
œuvre, hormis quelques initiatives locales et le projet internationaliste
« Make Rojava green again ». Cependant, la politique menée au nord de
la Syrie aura marqué un point de non-retour pour nombre de ses habitant·es.
Nadia, une femme turkmène d’une cinquantaine d’année rencontrée en 2018,
originaire de Manbidj, raconte :
« Quand il y avait Daech, les femmes n’existaient
pas. La femme était écrasée, soumise, vue comme un outil de reproduction. Mais
après l’arrivée de la démocratie, les femmes ont montré leur existence. Ici
nous sommes toutes pareilles. Il n’y a pas de Kurdes ou de Turkmènes, ou
d’Arabes. Nous travaillons ensemble, débattons ensemble, nous faisons toutes
face aux mêmes problèmes. Maintenant je sais ce que je veux. Quels sont mes
droits et mes désirs. Ma relation au monde. Avant moi aussi j’étais à la
maison, je m’occupais de mes enfants, de mon mari, je cuisinais. Avec l’arrivée
de la démocratie ça a changé. Maintenant je sais que j’ai un objectif. ».
Envers et contre tout,
le confédéralisme démocratique au nord de la Syrie n’est pas une page sur le
point d’être tournée. Elle continue à être écrite chaque jour par les milliers
de Kurdes, d’Arabes, de Syriaques, d’Ezidis, de Turkmènes, de Circassien·nes,
et de volontaires internationalistes qui travaillent à sa mise en œuvre. Mais
pour connaître son véritable essor, il lui faut une stabilité qui semble encore
lointaine dans le chaos géopolitique de la Syrie.
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