dimanche 5 septembre 2021

L’histoire du projet politique du peuple Kurde au Rojava

 A plusieurs endroits dans le monde, le modèle occidental de l’État-Nation semble vaciller. Des alternatives locales se construisent, au Chiapas, avec le mouvement des places en Espagne ou dans les ZAD. Toutes ces alternatives ont en commun de mettre en avant dans leur projet trois grands axes : la démocratie directe, l'égalité femmes-hommes et l'écologie. Ceux-ci sont également les principes directeurs du système politique qui se met en place au nord de la Syrie, sur le territoire appelé communément Rojava (l'Ouest, là où le soleil se couche, en langue kurde) et qui correspond à la zone sous contrôle des Forces Démocratiques Syriennes.

La lutte des Kurdes en Syrie s’est fait connaître du grand public en 2015, lors de la bataille de Kobanê, où la résistance acharnée des YPG (Unités de Protection du Peuple) et YPJ (unités de protection de la femme) contre Daech a suscité un soutien mondial. Pour autant, la couverture médiatique a largement passé sous silence auprès du grand public l’objet de cette résistance : un projet politique basé sur le confédéralisme démocratique théorisé par son leader emprisonné Abdullah Öcalan, qui se veut un projet en rupture avec l’idée d’État-Nation, considéré comme une structure oppressive pour les peuples. Sa construction a commencé dans des conditions difficiles, avec un conflit militaire d'abord contre les groupes jihadistes, puis contre la Turquie et ses supplétifs syriens, et un embargo total ou partiel maintenu par ses voisins. Dans ce contexte, il est donc intéressant d'observer ce qui a pu être mis en place par l'Administration autonome créée à cet effet, et comment se traduit concrètement un projet politique inspiré du communalisme en rupture avec l’État-nation et la modernité capitaliste, ainsi que ce qui a pu freiner ou limiter ce processus de changement.

Les débuts du PKK : de la violence révolutionnaire à l’abandon de la lutte armée

 

La création du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, se situe à la croisée de plusieurs dynamiques difficiles à résumer. Les années 1960 ont vu une renaissance du nationalisme kurde, dont les revendications sont portées principalement par des intellectuels d’avant-garde, en opposition aux inégalités régionales de l’Est. Mais peu à peu, ce discours glisse vers la « question kurde ». L’extrême gauche turque, bien que commençant à la fin des années 1960 à reconnaître l’existence d’une oppression spécifique au peuple kurde, défend toujours l’idée que celles-ci seront résolues à travers les questions de classe. L’emprisonnement de nombreux de ses militant·es kurdes constituera un passage important pour la radicalisation du mouvement kurde. La prison est à la fois un lieu de rencontres et de formation entre militant·es. Abdullah Öcalan, futur leader du PKK, sera emprisonné 7 mois avec plusieurs militant·es révolutionnaires d’extrême gauche. C’est avec celles et ceux-ci, et suite à des réflexions entamées en prison sur la lutte kurde, que le PKK sera créé.

Une première rencontre a lieu en 1973, où sont discutées les bases théoriques de l’organisation. Conservant une approche révolutionnaire socialiste, ce qui deviendra le PKK se définit en défendant, contre la force de l’État colonialiste, dans une perspective fanonienne  (Franz Fanon, auteur de la « Les damnés de la terre »), une utilisation de la violence révolutionnaire au sens maoïste : en faisant la guerre contre l’État colonisateur, on apprend et on se libère, et c’est à travers elle qu’on peut se décoloniser. « Le PKK considère que le développement social et culturel n’est possible que dans une situation de guerre. Le PKK a pour objectif de créer un peuple qui lutte au nom de son indépendance et de sa liberté. Ainsi, il préfère se réanimer dans la guerre plutôt que de se fondre dans la paix ». 

Après quelques années de militantisme pour recruter des membres, marquées par une opposition de plus en plus forte envers les autres partis kurdes – notamment sur la question de l’usage de la violence ou le nationalisme – et l’État turc, les 26 et 27 novembre 1978 le congrès fondateur du PKK dans la région de Lice, près de Diyarbakir, entérine officiellement son existence et ses modalités d’organisation. Son nom ne sera toutefois adopté que six mois plus tard. Parmi les membres fondateurs du parti, à côté d’Abdullah Öcalan, Cemîl Bayik, Mazlum Doğan et d’autres, on trouve deux femmes qui y joueront un rôle important : Kesire Yildirim et Sakine Cansiz. Anticipant le coup d’État militaire turc de septembre 1980, Abdullah Öcalan se réfugie en Syrie en juillet 1979 en passant par la ville de Kobanê. Il est accueilli par le régime de Hafez el Assad, alors en froid avec la Turquie. En Turquie, les généraux putschistes lancent une vague de répression sans précédent. Des centaines de personnes sont exécutées, des milliers d’autres arrêtées. Les groupes kurdes sont particulièrement visés, perçus par les nationalistes turcs défendant le projet de Mustafa Kemal « Atatürk » comme une menace à l’unité nationale. La musique et la langue kurde sont interdites.

En dehors du PKK, les autres groupes politiques kurdes sont balayés par cette répression. Sa survie doit beaucoup à son approche de la violence révolutionnaire, qui l’a conduit à prendre des précautions face à la menace de plus en plus concrète d’un coup d’État. Les militant·es du PKK se forment dans les camps d’entraînement palestiniens, et participent à la guerre contre l’armée israélienne – une dizaine y trouveront la mort. Le parti ouvre sa première académie (centre de formation) dans la plaine de la Bekaa et la nomme Mahsum Korkmaz, du nom du commandant qui, avec ses hommes, s’empare de la petite ville d’Eruh dans la région de Siirt le 15 août 1984, marquant ainsi la date officielle du début de la guerre de guérilla contre l’État turc par la branche armée du PKK, bien que des affrontements armés aient déjà eu lieu auparavant. L’académie continuera ses activités dans la Bekaa puis sera transférée dans les monts Quandil au Nord de l’Irak en 1998. En 1987, un état d’exception, OHAL, entérine la suspension de l’État de droit qui existe de fait dans les régions kurdes. Le 15 mars 1990, une campagne de soulèvements de la population civile urbaine, les Serhildan (insurrections), démarre lors des funérailles de combattants du PKK. Une semaine plus tard, le 21 mars, la fête de Newroz tourne à l’émeute dans plusieurs villes. Ces soulèvements auront lieu à plusieurs reprises jusqu’en 1993. Cette année-là, Öcalan déclare un cessez-le-feu unilatéral suite à des échanges officieux que le président Turgut Özal entame avec le PKK. À plusieurs reprises, le parti propose des cessez-le-feu en 1995 et 1998, dont l’armée turque ne tiendra aucun compte.

En septembre 1998, la Turquie décide de faire pression sur la Syrie pour qu’elle cesse d’accueillir le PKK sur son territoire, à la fois militairement mais aussi en menaçant de couper le débit de l’Euphrate, qui alimente de nombreux barrages électriques indispensables au pays. Le régime Assad décide alors d’expulser Öcalan. Celui-ci tente de se réfugier en Europe. Il se rend par avion en Grèce, où il bénéficie d’appuis haut-placés, mais sa demande d’asile est refusée. Commence alors pour lui un long périple où il va d’expulsion en expulsion sous la pression des États-Unis, et qui se terminera en février 1999 à Nairobi, au Kenya. Il est arrêté par les services secrets israéliens et livré aux autorités turques, lors d’une opération co-organisée par l’Union européenne, la Grèce, les États-Unis et Israël. C’est un choc pour le mouvement, qui organise de grandes manifestations en Europe.

Incarcéré depuis à l’isolement sur l’île d’Imrali, gardé par une garnison de plusieurs milliers de soldats, Öcalan a le droit d’écrire ses plaidoiries et de voir ses avocat·es, à qui il fait passer ses écrits ainsi que des notes pour le parti. Sa défense deviendra alors la synthèse des évolutions du mouvement et définira un nouveau paradigme politique : le confédéralisme démocratique. L’adoption de celui-ci sera l’aboutissement d’un processus de redéfinition idéologique, qui débute par l’abandon de la lutte armée par le PKK. C’est également dans la même période que de nombreux changements politiques ont lieu en Turquie, avec l’avancée du processus d’adhésion à l’Union Européenne, laquelle soutient l’arrivée au pouvoir de l’AKP et d’Erdogan.

Le changement de paradigme politique : le rejet de la domination masculine et de l’État-nation

Le paradigme politique du PKK va se transformer dans la durée, pour abandonner progressivement la demande d’un État-nation kurde : « Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les États-nations, a démontré son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. Le confédéralisme démocratique est le paradigme inverse, celui des peuples opprimés. » déclare Öcalan.

Pour le chercheur Joost Jongerden, il y a eu deux tournants majeurs dans le mouvement : anti patriarcal puis anti-étatique. Le premier grand tournant dans l’évolution politique du PKK a commencé dans les années 1990 avec la réflexion d’Öcalan sur la domination masculine, inspirée elle-même de sa relation avec sa femme, K. Yildirim, membre fondatrice du PKK qu’elle quitte en 1986 après avoir été envoyée en Europe pour organiser le mouvement. L’histoire de la civilisation et la naissance des États et des religions est alors mise en parallèle avec celle de l’asservissement des femmes, dès lors considérées comme la première classe opprimée qui doit se libérer7. En lien avec cette analyse, le parti commence à organiser, puis à laisser s’organiser les femmes. En 1987, une première organisation non-mixte, l’Union patriotique des Femmes du Kurdistan, est créée en Allemagne. Puis en 1995, sous l’impulsion notamment de Sakine Cansiz, ce sont les premières unités combattantes de femmes, et, en 1999, un parti politique qui s’appelle depuis 2004 Partiya ya Jin a Kurdistan (PAJK), le Parti de la Femme Libre du Kurdistan qui s’organise avec différentes structures, dont une force armée non mixte (YJA-Star), un bureau politique (YJA) et une organisation de jeunesse (KJC). Toutes les structures féminines non mixtes sont réunies sous le chapeau d’une structure confédérale, le KJK, Association des Femmes du Kurdistan.

Le second tournant, a été le renoncement à la création d’un État-nation. Très vite, dès les années 1990, Öcalan et les cadres du PKK rejettent l’idée de créer un État-nation kurde. Öcalan affirme : 

« Dans sa forme originelle, l’État-nation avait pour but de monopoliser tous les processus sociaux. La notion que diversité et pluralité doivent à tout prix être combattues, a ouvert la voie aux politiques d’assimilation et de génocide. En plus d’exploiter les idées et la force de travail de la société et de coloniser les esprits au nom du capitalisme, l’État-nation assimile également toutes sortes de cultures et d’idées intellectuelles et spirituelles [...]. Il vise à créer une culture et une identité nationale unique, ainsi qu’une communauté religieuse unique et unifiée. […] Aussi nationaliste qu’il se montre, l’État-nation sert toujours dans une même mesure les processus capitalistes de l’exploitation. ».

Mais cette critique est également le résultat d’une prise de conscience de la réalité du socialisme d’État. Comme le précise Cemil Bayik, autre fondateur du PKK et membre de son comité exécutif actuel : « La première forte critique du socialisme réellement existant a été faite lors d’une réunion du comité central en 1984. [Öcalan] argumenta que [celui-ci] n’avait pas grand-chose à voir avec le socialisme. L’État était censé disparaître mais en fait il était devenu plus puissant. ».

Le projet de confédéralisme démocratique a été nourri, lors du deuxième emprisonnement d’Öcalan à partir de 1999, par sa lecture et sa correspondance avec Murray Bookchin, penseur du « municipalisme libertaire » et du « communalisme », ainsi que de nombreux auteurs marxistes et postmarxistes qu’il mobilise dans une somme en cinq volumes, le Manifeste pour une civilisation démocratique. Le confédéralisme démocratique vise à la recherche de la paix et de l’égalité entre les différentes communautés, avec comme piliers la démocratie directe, l’égalité femme-homme et l’écologie. Au sein de celui-ci, les populations s’organisent de manière autonome, par la démocratie directe, au sein d’entités locales appelées « communes » constituées de quelques dizaines de familles vivant dans un espace géographique connexe. Celles-ci prennent en charge tout ce qui leur est possible de faire : justice de proximité, auto-défense, éducation et économie. Elles s’articulent entre elles à différentes échelles pour mener des projets d’intérêt collectif. Ainsi par exemple la création d’un hôpital au sein de chaque commune n’aurait pas de sens. Plusieurs communes vont se fédérer pour que leurs habitant·es en bénéficient. Les communes se fédèrent ainsi jusqu’à former des régions démocratiques. Pour Ayse Efendi, co-présidente du TEV-DEM (à Kobane interrogée en 2018, « c’est la première fois que les Kurdes s’organisent de cette manière. Mais cette auto-organisation a des racines historiques : avant c’était des conseils de famille, de tribus. Mais les communes que nous construisons ne sont pas basées sur les liens tribaux ni sur ceux du sang. Tout le monde peut y participer, et cela permet de lutter contre le conservatisme. ».

Le Kurdistan est un territoire principalement rural, où cohabitent plusieurs peuples et où les habitant·es vivent dans des villages au sein desquels l’entraide et une certaine collectivisation de l’économie sont des pratiques courantes. Les villes sont généralement petites et de tailles moyennes, et les fortes relations de voisinage y rejouent en quelque sorte le rôle des villages. La structure familiale étendue à un poids très important dans la société, avec des relations de solidarité fortes. À une échelle plus large, les tribus jouent encore un rôle important dans l’organisation sociale même si celui-ci tend à s’affaiblir. Les fédérations de tribus, réunies au sein d’assemblées, étaient une pratique déjà existante dans la société traditionnelle. Le projet de confédéralisme démocratique imaginé par Öcalan a donc également fait écho à ces structures traditionnelles, et les réhabilite pour en faire les outils de transformation sociale, sans passer par les concepts occidentaux, dont le nationalisme est une émanation.

La période de 2002 à 2005 est marquée par de nombreux changements organisationnels. Traduisant ses évolutions politiques, le parti change deux fois noms, KADEK puis Kongra-Gel, Congrès du Peuple du Kurdistan. En 2003-2004 une aile « réformiste », emmenée notamment par le propre frère d’Öcalan, avec un alignement pro-États-Unis tente de prendre le pouvoir au sein du parti. Ce courant rejette le nouveau paradigme politique et veut revenir à des revendications nationalistes. Il veut également démanteler le mouvement des femmes, ce qui causera son échec. Les dissidents sont écartés, et finalement le confédéralisme démocratique est officiellement adopté à l’été 2005 par le mouvement kurde, qui se réorganise alors. Le PKK est recréé, au même titre que d’autres partis régionaux sont créés dans les différents territoires du Kurdistan : Parti de l’Union Démocratique (PYD) en Syrie, Parti pour une Vie Libre au Kurdistan (PJAK) en Iran. Des structures civiles sont mises en places séparées de la structure militaire, qui se transforme en force de protection du peuple (HPG), actant ainsi la redéfinition de la lutte armée en lutte d’auto-défense, en accord avec le droit des peuples à se défendre (welatparêzî). Finalement, une grande structure confédérale se crée en 2007, le KCK, Groupe des communautés du Kurdistan, pour fédérer toutes les organisations – partis politiques, syndicats, groupes de la société civile – partageant le même paradigme politique. Le Kongra-Gel est l’assemblée de cette structure. Pour Öcalan, le KCK est « l’organisme de tutelle des éléments kurdes de la modernité démocratique (la nation démocratique composée des communautés économiques et écologiques, des compatriotes démocratiques et des identités culturelles ouvertes). ». La nation démocratique du KCK n’est pas « la construction politico-ethnique des États-nations », mais renvoie à une catégorie « historico-culturelle ». Öcalan est le président du KCK, mais celui-ci est dirigé dans les faits par un conseil exécutif d’une trentaine de membres. La figure d’Öcalan reste ainsi centrale comme leader du mouvement, mais leader emprisonné, à la parole rare, qui donne les directions stratégiques à suivre, notamment à travers « La feuille de route vers les négociations », rédigée alors que s’amorce un dialogue avec le régime turc autour des années 2000. Un dialogue qui tournera cours en 2013 quand l’AKP craindra de perdre son pouvoir face à la montée d’une opposition progressiste légale impulsée par le mouvement kurde. À plusieurs reprises, il est placé à l’isolement total par la Turquie. En 2019, un important mouvement de grève de la faim aura lieu pour demander qu’il puisse voir ses avocat·es et sa famille. Le chercheur Fouad Oveisy écrit :

 « Ce changement [de paradigme] réinvestit la mélancolie des mouvements sans États dans un désir de réformes égalitaires du pouvoir. Ici, le pouvoir et la légitimité ne découlent pas de la reconnaissance par le système étatique international mais de la vie en commun et à l’écart de l’État. Non seulement modèle de redistribution économique et politique, le cadre hybride d’Öcalan redistribue également la sensibilité de complexes idéologiques persistants, tels que de la colonisation des territoires, afin d’ouvrir le terrain de nouvelles luttes émancipatrices. ».

Le mouvement passera ensuite à la mise en place de son projet. D’abord dans le camp de Mexmûr, en Irak, lieu qu’il autogère depuis 1995. Puis en Turquie, après les victoires électorales et la prise de nombreuses municipalités par le parti pro-Kurde. Et enfin au nord de la Syrie, dans la zone appelée Rojava, où depuis 2013 une administration autonome fondée sur les principes du confédéralisme démocratique tente d’organiser une société multi-ethnique de plusieurs millions de personnes.

Premières expériences kurde de confédéralisme démocratique

Des expériences de mise en place du confédéralisme sont mises en place progressivement dans différentes zones sous contrôle du mouvement kurde. La première implantation du paradigme politique – autre qu'au sein des bases du mouvement lui-même – a lieu dans le camp de réfugiés de Maxmûr, en Irak. Chassés de leur village du Kurdistan Nord (en Turquie) en 1994 par la violente répression de l’État turc, les habitants de Maxmûr achevèrent leur longue errance sous la protection des Nations Unies, auxquelles Saddam Hussein accorda en 1998 l’emplacement actuel du camp après une longue errance des exilé.e.s. Nulle générosité de la part du dictateur : à 100km au sud de Mossoul, il n’y avait alors, comme le décrit Nihat, 26 ans, que « des pierres, des serpents et des scorpions »18. Pas d’eau, pas de végétation et une température qui dépasse les 50°C en été. Les habitant-e-s ayant fui les affrontements entre PKK et armée turque, et nombre d'entre eux ayant perdu des proches dans la guérilla, le mouvement a décidé de les prendre en charge. C'est ainsi que le camp est devenu une des premières zones civiles contrôlée par le PKK.

 

Les 15 000 habitants se répartissent en 5 districts (semt). Au sein de ces districts, on trouve la plus petite entité du fonctionnement démocratique : la commune (komûn), c’est à dire un groupe de personnes allant de 15 à 50 familles vivant dans un espace géographique connexe. Les conseils des communes, auxquels peuvent participer tout-e-s les habitant-e-s de plus de 16 ans, se réunissent régulièrement. On y discute des problèmes de la vie quotidienne, qu’on essaie de résoudre ensemble. Mais ils peuvent aussi devenir le lieu d'une réflexion politique approfondie, au gré des prises de parole. Ce qui n'a pas pu être résolu remonte à l'Assemblée du peuple (meclîs), au sein de laquelle se discute la gestion du camp. « L'Assemblée existe depuis 1995, et l’organisation actuelle a débuté en 2008 » nous explique Leyla, co-présidente en novembre 2016. 91 personnes y siègent cette année-là. Comme toutes les structures du camp, elle est co-présidée par un homme et une femme, ce qui est un principe majeur du confédéralisme démocratique. Tous les deux ans, les représentants des communes élisent ces derniers, qui peuvent se présenter seulement pour deux mandats consécutifs, ainsi que 29 représentants, lors d’une grande conférence qui permet également d’établir les règles de fonctionnement au sein du camp. Les 60 autres représentants sont issus des différents comités et organisations du camp, qui ont chacun droit à un ou plusieurs représentants selon leur importance. Tous les mois, les 29 représentants et les 2 co-présidents se réunissent, et tous les deux mois c'est le tour de l'Assemblée entière.

Les comités et associations sont l’autre aspect de la vie démocratique du camp. Il y a 9 comités : social, auto-défense, municipalité, « diplomatie », économie, éducation, politique, justice et un comité organisationnel. Ces comités, aux membres élus par les communes, sont chargés de proposer et exécuter des projets dans leurs domaines respectifs. Chaque projet proposé par les comités est débattu et voté au sein de l'Assemblée du peuple. Les problèmes de la vie courante (électricité, voirie, etc.) sont du ressort de la municipalité, également co-dirigée, à laquelle les habitants peuvent faire remonter leurs demandes via les communes.

A Maxmûr, les femmes s'organisent depuis 2003 au sein de l'Assemblée des femmes. Celle-ci rassemble toutes les assemblées spécifiques, séparées et décisionnaires qui se tiennent dans chaque organisation du camp. Dans les écoles par exemple, les enseignantes comme les élèves (à partir du collège) ont leurs propres réunions aux mêmes temporalités que les assemblées générales. L'assemblée des femmes s'organise autour de neuf « communes » qui représentent les cinq secteurs (géographiques) du camp, les femmes du mouvement de la jeunesse, de la fondation des femmes, du comité de jineolojî (la science des femmes en kurde) et du comité de la culture.

Le comité de jineolojî, créé en 2015, rassemble une dizaine de femmes qui participent à la fois à ces moments d'éducation dans les quartiers et à l'académie mais cherchent aussi à produire du savoir sur les femmes, leur histoire, l'analyse de la société :

 « Nous voulons aussi mener une grande recherche auprès des femmes les plus âgées du camp. […]. L'histoire des femmes et du peuple kurde n'a pas été écrite, alors qu'il y a beaucoup de choses qui sont cachées dans la culture, dans les vies et que nous voulons de nouveau visibiliser. L'histoire n'a été écrite que du point de vue du pouvoir mais pas de celui du peuple »,

explique une des membres du comité. La jineolojî, littéralement science des femmes, est

 « Un cadre d’analyse féministe radicale que le mouvement kurde développe depuis 2008, et qui tente de transférer dans la société les avancées du mouvement des femmes kurdes. […]. En tant que paradigme théorique, il se fonde sur les expériences concrètes des femmes kurdes confrontées à l’oppression patriarcale et coloniale. En utilisant cette nouvelle perspective, la jinéolojî cherche à développer une méthodologie alternative pour les sciences sociales existantes, qui s’oppose aux systèmes de connaissance androcentriques », explique une militante kurde proche du mouvement des femmes en Europe.

Suite aux victoires électorales des partis pro-kurdes en Turquie, (DTP, puis BDP) dans les années 2000, le mouvement tente aussi d’y mettre en place le confédéralisme démocratique, en décidant de s'organiser en dehors de l'État et en ouvrant ses propres structures. Depuis longtemps déjà, le mouvement a investi le champ syndical, notamment dans la confédération des services public KESK. Le mouvement des femmes a créé une association légale, et ouvert plusieurs structures dont des coopératives, qui sont pour les femmes à la fois des vecteurs de formation économique mais aussi d'éducation. Des dizaines de structures se créent dans le secteur associatif : éducatives (apprentissage de la langue kurde), culturelles, humanitaires, sociales, etc. Chacune adopte le système de co-présidence et un fonctionnement démocratique à l'image de celui proposé dans le confédéralisme démocratique. Dans les villes dirigées par le parti kurde légal, des assemblées de quartier sont créées. Elles permettent aux mairies d'avoir un lien direct avec la population et ont pour but de permettre aux habitant.e.s d'auto-organiser la vie locale, en proposant notamment une résolution des conflits indépendante du système judiciaire turc, qui a été jusque-là un instrument d'oppression du peuple kurde.

Alors que le KCK est déclaré illégal, une fédération à la forme de « proto-parlement » comme la qualifie Pierre Bance, le Demokratik Toplum Kongresi (DTK) est mis en place dans les régions kurdes afin de regrouper toutes les initiatives politiques, syndicales, sociales, économiques, culturelles visant à la mise en place du confédéralisme démocratique et de l'autonomie au Kurdistan. Sur le modèle du HDP, le parti démocratique des peuples, alliance de partis pro-kurdes et de la gauche turque, cette structure s'élargira à l'échelle de la Turquie sous le nom de HDK, congrès démocratique des peuples.

Mais dans la vague de répression qui suivra la tentative de coup d'état de juillet 2016, la majorité des structures sont fermées et les maires appartenant au HDP limogés et remplacés par des administrateurs nommés par l'état.

« Dans certaines villes et districts où nous servons en tant qu’administrateurs locaux, les déclarations d’auto-organisation, (...) ont été décidées avec l’accord commun des assemblées populaires locales, les organisations de la société civile, les initiatives civiles et les administrations locales dans le cadre des principes de la décentralisation en tant qu’acte civil contre la pression de l’Etat »,

Peut-on lire dans une lettre du DBP adressée au Conseil de l'Europe qui dénonce la répression violente de ces initiatives.

L'expérience accumulée tant dans le camp de Maxmûr que dans les régions kurdes de Turquie vont servir à la mise en place du projet politique de confédéralisme au nord de la Syrie, dans la zone qui sera d'abord appelée Rojava avant de changer de nom au fur et à mesure des avancées territoriales.

La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord : une organisation radicalement démocratique, depuis le bas

Au nord de la Syrie, la population kurde a été rapidement partie prenante du mouvement de contestation anti-régime. Mais le rapprochement avec la Turquie d’une composante importante de la rébellion regroupée au sein du Conseil National Syrien, et la mise à l’écart des revendications spécifiques aux Kurdes qui en résulte, ont conduit le parti kurde PYD (parti de l’union démocratique), à choisir une troisième voie. Le 19 juillet 2012, les combattant·es des YPG, forces d’autodéfense liée au PYD, prennent le contrôle de la ville de Kobanê, appuyé·es par une partie importante de la population. Dès 2013, un pouvoir exécutif, l’Administration Autonome, organisée par le TEV-DEM et constituée au début en grande partie de cadres politiques formé·es au sein du PYD, se met en place au nord de la Syrie dans les zones libérées de la présence du régime, un espace qu’on appellera communément le « Rojava », c’est-à-dire l’Ouest en kurde. Elle s’organise sur le modèle du confédéralisme démocratique théorisé par Abdullah Öcalan. De 2013 à 2019, son contrôle territorial s’étend alors que les zones sous contrôle de Daech sont libérées, incluant de plus en plus de populations arabes, mais aussi syriaques, arméniennes, turkmènes et ézidies.

La structure démocratique fondamentale est la Commune. Fin avril 2018, dans une maison d’un quartier de Kobanê, se réunissent les 12 co-président·es des différentes communes du quartier. Femmes et hommes, dont la plupart ont une quarantaine ou cinquantaine d’années, sont en proportions à peu près égales.

 « Il y a 91 communes à Kobanê, explique Ayse Efendi, qui représente le TEV-DEM à la réunion, chacune comprenant de 100 à 150 familles. Dans chaque commune on trouve deux co-président·es et six commissions : services, santé, paix (justice), autodéfense, économie, organisation politique. La mise en place des communes a commencé il y a deux ans. Il y a des réunions hebdomadaires. Des compte-rendus écrits sont effectués à chaque réunion et transmis au TEV-DEM. Tous les 20 du mois, un rapport mensuel est produit. Il y a eu des élections des président·es de commune au mois de septembre avec une forte participation. Une fois élu·es, les co-président·es choisissent les responsables des comités. »

Les membres des communes sont chargé·es de régler, ou quand ce n’est pas possible de faire remonter à l’échelon supérieur (district, ville, région…), les demandes et les besoins de la population.

Aux échelles supérieures aux Communes, on trouve les Assemblées de villes, de cantons, définies comme « villes étendues aux environs qui lui sont liés » ; de région « qui consiste en un ou plusieurs cantons ou territoires géographiquement connectés et partageant des caractéristiques historiques, démographiques, économiques et culturelles » et enfin, chapeautant toutes les autres assemblées, « le Congrès des peuples démocratiques est l’Assemblée représentant tous les peuples vivant dans la Fédération Démocratique de la Syrie du Nord ».

En mars 2016 est fondée la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie (FDNS) visant à regrouper toutes les populations de la région au sein du projet politique porté par l’Administration Autonome. Elle est représentée politiquement par le Conseil Démocratique Syrien (CDS), et défendue militairement par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), qui regroupent toutes les composantes de population, notamment les YPG (Unités de protection du peuple) majoritairement kurdes, mais aussi des groupes militaires arabes, syriaques... Les FDS sont définies comme une force d’auto-défense, chargée de protéger la FDNS et ses citoyen·nes contre les attaques extérieures. La capacité de défendre la société, welatparezî, est un point important du confédéralisme démocratique.

Le système actuel, présenté officiellement en septembre 2018, se base sur trois structures :

- La gestion administrative des territoires de la FDNS et la mise en place des structures démocratiques, telles que les Communes et les Assemblées, est assurée par l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES dans le reste du texte). En décembre 2017, des élections ont permis à la population de choisir les représentant·es à l’échelle des Communes ;

- Le TEV-DEM s’occupe de l’organisation de la société civile. Il regroupe en son sein des représentant·es de toutes les organisations, par exemple des unions professionnelles. Zelal Jeger, coprésident du TEV-DEM, décrit ainsi son nouveau rôle :

« Le TEV-DEM organise la société en dehors de l’administration autonome. Mais notre objectif n’est pas d’être dans l’opposition, nous ne sommes pas contre l’administration autonome. Parce que notre gouvernement n’est pas un État, notre pensée n’est pas comme celle de l’État. Si les gens ont des plaintes, nous écrivons les protestations de la société et nous les envoyons à l’administration autonome – nous les critiquons. Nous jouons donc un rôle complémentaire à l’administration autonome au sein du système de la nation démocratique. ».

- Enfin le Conseil Démocratique Syrien, composé de représentant·es des partis politiques, de l’Administration Autonome, de la société civile, agit à une échelle supérieure et s’occupe notamment des questions diplomatiques relatives à la résolution du conflit syrien, en proposant une solution basée sur le confédéralisme démocratique.

Les principes de la FDNS sont établis dans un contrat social, établi en décembre 2016 sous le nom de Fédération Démocratique du Nord-Est de la Syrie – pour remplacer le terme d’origine kurde « Rojava », communément employé, et être plus inclusif de toutes les populations. Celui-ci garantit les droits à la libre organisation démocratique de tous les groupes de la population, ethniques, religieux, de genre, etc. Il rappelle les principes fondamentaux du projet politique :

 « La Fédération Démocratique de la Syrie du Nord est fondée sur un principe géographique et une décentralisation politique et administrative ; elle fait partie de la Fédération de la Syrie Démocratique unie. Le système fédéral démocratique consensuel garantit la participation égalitaire de tous les individus et de tous les groupes sociaux à la discussion, à la décision et à la gestion collectives. Sur la base des principes de coexistence mutuelle et de fraternité entre les peuples, le système fédéral démocratique prend en considération les différences ethniques et religieuses de chaque groupe. Il garantit l’égalité de tous les peuples en droits et devoirs, respecte les chartes des droits de l’homme et préserve la paix nationale et internationale. »

À la suite de cette introduction, article par article, l’organisation des structures démocratiques est détaillée. L’article 12 acte notamment le « système de coprésidence mixte dans tous les champs, qu’ils soient sociaux, politiques, administratifs ou autres. ».

Les décisions de l’administration sont publiées en trois langues : kurde, arabe et syriaque. La mise en place de l’enseignement du kurde a été une des premières mesures fortes de l’AANES, hautement symbolique car la pratique du kurde en public était interdite sous le régime d’Assad. Dès fin 2013 des cours de kurmanci sont mis en place dans le système éducatif, et à présent chaque enfant a le droit à un enseignement dans sa langue maternelle, doublé d’un enseignement dans une autre langue. Par exemple, un·e écolier·e kurde va apprendre le kurmanci, qui à partir du primaire se doublera d’un enseignement en arabe.

Le mouvement des femmes

L’émancipation des femmes est un pilier de la « modernité démocratique » telle que la voit Öcalan. Au sein de l’AANES ou des groupes qui s’y rattachent (syriaques, ézidis, etc.), les femmes, en plus de leur participation aux structures mixtes, s’organisent de manière parallèle, autonome et non-mixte par rapport aux institutions existantes. Elles ont un droit de veto sur toutes les décisions qui les concernent. Outre la co-présidence, un quota minimal de 40 % de sièges dans les structures mixtes leur est réservé. Toutes les structures de femmes se rassemblent au sein d’une structure confédérale, le Kongreya Star.

Si, dans les zones où la population kurde est fortement présente, le mouvement des femmes a pu s’appuyer sur des militantes déjà acquises à sa cause, il a fallu convaincre le reste de la population, dans une région au conservatisme social largement appuyé par le régime syrien. Co-présidente d’une Commune près de Manbidj, Malek témoigne du poids des conservatismes :

 « Je viens d’un village très conservateur, c’est une révolution pour moi d’être ici. Mais c’est très dur. Mon mari me bat tous les jours, il me frappe au visage, parce que je travaille dans une commune, que je participe à la révolution. Je veux que vous le sachiez. Cette révolution est difficile. ».

Le changement est lent, beaucoup d’hommes n’acceptent pas encore de voir des femmes occuper des postes à responsabilité, mais il est réel et profond. Entre 2014 et 2018, l’évolution est largement perceptible quant à la présence des femmes dans l’Administration Autonome, notamment dans les zones à l’est qui ont été davantage préservées des combats. En particulier, si au début on voyait plutôt des femmes kurdes jeunes, à présent elles sont de tous âges et de toutes communautés.

Les structures du Kongreya Star travaillent notamment à la participation des femmes à la vie publique, à leur émancipation sociale et économique et à la défense de leurs droits. L’égalité totale femmes-hommes a été affirmée dans la charte de la FDNS, la polygamie et les mariages précoces sont interdits. Des structures d’émancipation économique organisées en coopératives fleurissent un peu partout, restaurants, fermes, atelier textile, etc. Elles permettent ainsi aux femmes de subvenir aux besoins de leurs familles et de gagner en indépendance. Les maisons des femmes leur proposent un espace d’organisation pour faire valoir leurs droits, et lutter contre les violences conjugales et familiales. Des formations dans plusieurs domaines, langue kurde, histoire, santé mais aussi pour apprendre à conduire ou à manier des armes sont organisées dans les académies des femmes. Elles peuvent s’y retrouver sans distinction de classe, de religion, d’ethnie. Enfin, les YPJ, Asayesh-Jîn et HPC-Jîn sont des forces d’autodéfense féminines garantissant la protection des femmes qui leur donnent la possibilité de s’émanciper à travers la participation à la défense de la société.

L’économie des coopératives

Sous le régime syrien, les monocultures du blé et du coton étaient l’activité principale au nord de la Syrie, et à part le textile dans le canton d’Afrîn, il n’y avait quasiment pas d’industries. Soumise à l’embargo de la Turquie et du gouvernement régional du Kurdistan (KRG) en Irak, dominé par le PDK de Massoud Barzani allié à Erdogan et hostile à l’AANES, celle-ci peine à développer son économie. Le matériel nécessaire aux secteurs énergétique, alimentaire ou éducatif ne peut être importé. Les hôpitaux n’ont pas d’équipements sophistiqués et les médicaments manquent, tributaires qu’ils sont du bon vouloir du régime syrien. Les grandes organisations internationales affirment ne pas pouvoir soutenir l’AANES, celle-ci n’étant pas un État reconnu officiellement. Une grande part de l’économie est encore consacrée à l’effort de guerre. L’embargo empêche matériellement le développement faute de matières premières, et occasionne une flambée des prix, notamment sur les produits alimentaires, que tente de contrôler l’AANES. Il favorise aussi l’apparition du marché gris et l’enrichissement d’hommes d’affaires et d’anciens fonctionnaires du régime qui utilisent leur réseau de contacts pour acheminer des produits depuis ou vers les zones sous contrôle du régime, ou de l’opposition pro-turque, afin d’alimenter le marché.

Afin d’avancer vers l’autonomie alimentaire et énergétique, l’AANES a décidé de diversifier la production, notamment agricole, en la restructurant. La population a été encouragée à créer des coopératives : un grand nombre de personnes investissent financièrement dans un projet dans lequel elles sont également actrices. Les coopératives de production garantissent l’accès à un prix bas à leur production pour lutter contre l’inflation. Elles sont dirigées de manière collective, et les profits sont la plupart du temps répartis équitablement. La volonté de l’AANES est de promouvoir un système de production en circuit court, privilégiant le local et fonctionnant démocratiquement. Même si les grands propriétaires n’ont pas été expropriés, ils sont encouragés par ce système à faire évoluer leurs pratiques et leurs prix. Depuis 2013, les coopératives se multiplient. Pour la production d’abord, avec le textile, l’agriculture (notamment à partir de terres appartenant à l’État qui ont été collectivisées), les boulangeries. Mais aussi sous forme épiceries de quartier, de restaurants ou d’achat collectif, un générateur pour le quartier par exemple.

La question énergétique est compliquée. La région est riche en pétrole, mais l’embargo empêche l’entrée du matériel nécessaire pour avoir des raffineries capables d’une production industrielle. Le pétrole brut est donc soit vendu au régime syrien par des intermédiaires, soit raffiné de manière artisanale par des travailleur·ses n’ayant d’autres opportunités d’emploi, au détriment de l’écologie. Afin de conserver une autonomie énergétique, « nous n’avons pas d’autre solution pour le moment » déclarait en juillet 2017 Samer Hussein, adjointe de la Commission de l’énergie à Kobanê. « Dès que nous pourrons, nous construirons des raffineries modernes et nous nettoierons la région. Et bien sûr, nous embaucherons tous ces travailleurs dans les nouvelles raffineries. » À l’été 2020, l’AANES annonçait la signature d’un accord avec la compagnie américaine Delta Crescent Energy pour le raffinage du pétrole, ce qui permettrait le redémarrage d’installations industrielles et un meilleur approvisionnement en carburant. Depuis la prise du barrage de Tichrin sur l’Euphrate, l’approvisionnement en électricité est meilleur, mais la Turquie limite volontairement le débit du fleuve afin qu’il ne soit pas assez puissant pour faire fonctionner les turbines efficacement. Les habitant·es restent donc tributaires des générateurs fonctionnant à l’essence pour assurer l’alimentation électrique, au prix d’un impact encore non mesuré sur la santé et l’écologie.

Conclusion

La mise en place du projet de confédéralisme démocratique est ralentie par différentes difficultés. Tout d’abord, à l’échelle individuelle, s’investir dans les Assemblées demande beaucoup de temps libre. Or, une grande partie de la population bataille au quotidien pour gagner de quoi vivre. De plus, les mentalités sont longues à changer : on ne passe pas en un clin d’œil de dizaines d’années d’un régime brutal et autoritaire, qui décourageait la population à s’investir dans le champ politique, à un système où celle-ci est au contraire poussée à s’autogérer localement. Le besoin de formation est énorme. Et ni la méfiance, ni les conservatismes ne peuvent disparaître en un jour. Les Kurdes ont été infériorisé·es pendant des décennies par les politiques anti-minorités du gouvernement, nourrissant le racisme au sein de la population. Toutefois, l’attaque de la Turquie en octobre 2019 aura montré la solidité des alliances créées. Les tribus arabes n’ont pas cédé aux appels de l’État turc à abandonner les Kurdes, et tou·tes ont participé en commun à la défense du territoire au sein des FDS contre les mercenaires syriens payés par la Turquie, et ce malgré une disproportion des moyens militaires.

L’expansion rapide des FDS dans des zones majoritairement arabes a dû s’accompagner d’un important travail diplomatique avec les tribus, qui ont un poids politique important, afin d’aboutir à des alliances durables et à l’acceptation du projet politique par celles-ci. Pour tenter de rallier à son projet, l’AANES, et notamment le mouvement des Femmes, a fait un énorme travail de porte à porte, invitant chacun·e à participer aux instances et à se former au fonctionnement politique proposé. Un grand nombre de structures de formation pour les adultes, les académies, ont ainsi été ouvertes. Certains points ont pu être source de tensions avec les tribus, par exemple la conscription obligatoire au sein des forces d’autodéfense, ou la présence au départ hégémonique de cadres politiques kurdes dans l’AANES, qui a toutefois diminué au fil du temps et de l’implication plus importante de la population, notamment aux échelles locales. De plus, comme le régime s’appuyait fortement sur les tribus, certaines d’entre elles, notamment autour de Manbidj et Raqqa, réclament son retour dans l’espoir de retrouver les privilèges dont elles bénéficiaient. Les habitant·es qui, dans les villages, travaillent à la mise en place du confédéralisme démocratique, notamment les femmes, sont l’objet de menaces de leur part mais aussi des groupes à la solde de la Turquie.

L’embargo qui pèse sur le nord de la Syrie, frein important à son développement, est révélateur des tensions avec le KRG. En effet, celui-ci voit d’un mauvais œil se développer le projet de confédéralisme démocratique au nord de la Syrie, à l’opposé de sa gestion politique, alors que la corruption gangrène la région autonome kurde en Irak et que deux grands partis s’accaparent pouvoir et ressources. Sans entrer de nouveau en conflit armé avec le PKK, le PDK est allié avec la Turquie et a laissé celle-ci installer plusieurs bases militaires au nord de l’Irak, d’où l’armée turque lance des opérations contre le PKK. Le Kurdish National Council (KNC ou ENKS), financé par Massoud Barzani, a refusé de participer à l’Administration Autonome du nord de la Syrie, allant jusqu’à collaborer avec l’armée turque après l’invasion du canton d’Afrîn, malgré les politiques avérées de nettoyage ethnique menées par l’armée turque et les groupes armés syriens alliés.

Malgré une situation matérielle précaire, l’Administration Autonome a dû assurer, quasiment sans aide internationale, la prise en charge des personnes déplacées par les combats sur son territoire : Ezidis venu·es de Shengal, Syrien·nes du reste du pays, population déplacée d’Afrîn, etc. Puis, à la chute du califat de Daech, il a fallu créer des camps pour accueillir les milliers de réfugié·es et de prisonnier·es issu·es des dernières poches sous contrôle de cette organisation. Dernièrement, l’offensive turque d’octobre 2019 a occasionné une catastrophe humanitaire massive avec des déplacements de population estimés par l’ONU à 200 000 personnes sur la première semaine des combats. L’AANES a dû ouvrir en urgence des camps pour les accueillir, et puiser dans ses ressources déjà insuffisantes, tant matérielles qu’humaines. Aux populations déplacées qu’il faut prendre en charge, s’ajoute la surveillance des prisonnier·es soupçonné·es d’appartenir à Daech, déléguée aux forces kurdes notamment par les États qui refusent pour l’instant de rapatrier leurs ressortissant·es pour les juger, monopolisant ainsi de précieuses ressources militaires.

Si la victoire militaire contre Daech a été annoncée dans les journaux du monde entier avec la prise de Baghouz, la menace est loin d’être écartée. Nombre de cellules dormantes de l’organisation continuent à frapper. Des membres importants de la société civile et de l’appareil militaire sont régulièrement assassinés par de petits groupes dont on ne sait s’ils sont recrutés par la Turquie, l’État syrien ou Daech pour déstabiliser la zone. De grands incendies criminels ont ravagé les récoltes en 2019 et 2020, à quoi s’ajoute le contrôle du débit des eaux des rivières par la Turquie, qui limite drastiquement les capacités d’irrigation et la production électrique.

Enfin, l’offensive de l’État turc, démarrée en 2018 à Afrîn, puis poursuivie à l’automne 2019 avec l’approbation des États-Unis et de la Russie, a permis à ses troupes appuyées par des supplétifs syriens de s’emparer de 5000 km2 de territoire. Cela a bouleversé la donne géopolitique, montrant une fois de plus que les alliances avec les grandes puissances, États-Unis et Russie, sont à géométrie variable, au gré des intérêts des unes et des autres. Dans les territoires passés sous contrôle turc, nettoyage ethnique, pillage, viols et assassinats sont le quotidien de la population, comme le dénonce un rapport de l’ONU.

Tout cela a obligé l’AANES à consacrer une partie importante de ses ressources à l’appareil militaire des FDS, au détriment du développement économique et politique de la zone. Le chercheur Fouad Oveisy en pointe une autre conséquence : « L’isolement politique a justifié une militarisation accrue du corps civil et de l’économie, ainsi que la centralisation et la consolidation du pouvoir de décision stratégique dans les organes militaires liés aux États-Unis et à ses préférences politiques au Moyen-Orient, c’est-à-dire les FDS. » Il souligne toutefois que l’AANES, dans les conditions où elle se trouvait (sous pression de la Turquie, des groupes islamistes et du régime Al-Assad), n’avait que des options limitées. Si des discussions avec le régime ont lieu sous l’égide de la Russie, celui-ci ne semble pas encore prêt à faire les concessions qui seraient acceptables pour que l’AANES, et les populations vivant sur les territoires sous son contrôle, acceptent de repasser sous son autorité.

Ainsi, les difficultés auxquelles l’AANES a dû faire face impliquent que certains aspects du projet politique, comme sa dimension écologique, n’ont pas pu être réellement mis en œuvre, hormis quelques initiatives locales et le projet internationaliste « Make Rojava green again ». Cependant, la politique menée au nord de la Syrie aura marqué un point de non-retour pour nombre de ses habitant·es. Nadia, une femme turkmène d’une cinquantaine d’année rencontrée en 2018, originaire de Manbidj, raconte :

 « Quand il y avait Daech, les femmes n’existaient pas. La femme était écrasée, soumise, vue comme un outil de reproduction. Mais après l’arrivée de la démocratie, les femmes ont montré leur existence. Ici nous sommes toutes pareilles. Il n’y a pas de Kurdes ou de Turkmènes, ou d’Arabes. Nous travaillons ensemble, débattons ensemble, nous faisons toutes face aux mêmes problèmes. Maintenant je sais ce que je veux. Quels sont mes droits et mes désirs. Ma relation au monde. Avant moi aussi j’étais à la maison, je m’occupais de mes enfants, de mon mari, je cuisinais. Avec l’arrivée de la démocratie ça a changé. Maintenant je sais que j’ai un objectif. ».

Envers et contre tout, le confédéralisme démocratique au nord de la Syrie n’est pas une page sur le point d’être tournée. Elle continue à être écrite chaque jour par les milliers de Kurdes, d’Arabes, de Syriaques, d’Ezidis, de Turkmènes, de Circassien·nes, et de volontaires internationalistes qui travaillent à sa mise en œuvre. Mais pour connaître son véritable essor, il lui faut une stabilité qui semble encore lointaine dans le chaos géopolitique de la Syrie.

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