lundi 20 septembre 2021

1 minute 49 secondes de Riss

 "On nous demande de parler du 7 janvier. On s’exécute. On raconte à ceux qui sont prêts à l’entendre le déroulement de cette journée. Mais on ne peut relater que sa propre expérience. On ne sait pas ce qu’a ressenti celui assis à quelques mètres de soi. Parce que sa sensibilité et sa fragilité sont différentes. Ou parce qu’il est mort. Il y a autant de 7 janvier qu’il y a de victimes. Nous étions aux côtés les uns des autres mais personne n’a vécu le même 7 janvier. Il n’est pas aisé de parler de ce qu’on croit être “le” 7 janvier. Pourquoi “mon” 7 janvier serait plus véridique que “ton” 7 janvier ? Quand on parle de cette matinée avec d’autres chanceux sortis vivants de la tuerie, alors qu’on croyait tout savoir, on découvre des détails inconnus. Lui a entendu des bruits et des paroles que vous ne pouviez percevoir, là où vous étiez. Un autre a entrevu les pieds des tueurs. Elle, a tiré sa voisine vers un réduit pour échapper à la vue des assassins. Comme une pieuvre monstrueuse, la violence a déployé ses tentacules dans tous les recoins du journal. Chacun a aperçu l’une de ses extrémités, mais personne n’a pu voir la totalité de la Bête pour la fixer droit dans les yeux."


"L’un d’entre eux, qui passait occasionnellement au journal et n’était ni journaliste ni dessinateur, déclamait debout un discours à cette assemblée. Il proclamait qu’il fallait tout reprendre à zéro, faire participer tous les salariés à l’actionnariat en leur distribuant des actions. À un moment il se pencha vers moi et, à voix basse, me demanda sur le ton de la confidence : “C’est vrai que vous encaissez les chèques des dons sur vos comptes personnels ?” Sur le moment je n’ai pas compris la portée de cette question. Les chèques des dons ? Mon compte personnel ? Mais de quoi parlait-il ? Des dons, il en était effectivement arrivé beaucoup. Mais d’autres que moi avaient la lourde responsabilité de les collecter scrupuleusement, ce qu’ils firent de manière exemplaire. Jamais je ne vis de mes yeux un seul de ces chèques, et encore moins ne déposai l’un d’eux sur mon compte ! Quelle idée de penser cela de moi. Mais surtout quel accueil ! Ce n’était pas celui que j’avais imaginé en remettant les pieds pour la première fois au journal. Je croyais que les épreuves étaient derrière moi et je découvrais que d’autres se profilaient à l’horizon. Ce n’était pas terminé. On allait m’en faire traverser de nouvelles que je n’avais pas du tout envisagées. Je pris alors conscience qu’il se passait quelque chose de très grave. La tuerie du 7 janvier avait fait disparaître trois actionnaires du journal. Le hasard en avait laissé deux en vie. J’en faisais partie et j’eus l’insupportable impression d’être devenu de trop. Cette fois, ce n’étaient pas des terroristes qui me faisaient comprendre cela, mais des membres de mon journal où je travaillais depuis vingt-cinq ans ! Beaucoup de choses que je ne soupçonnais pas s’étaient déroulées pendant mon séjour à l’hôpital. Des réunions, des discussions, des revendications. Sans moi, le monde avait continué de tourner. Sans moi, les esprits avaient continué de ruminer. Malgré leurs kalachnikovs, les deux tueurs fanatiques n’étaient pas parvenus à éliminer tous les membres du journal. Je dus me rendre à l’évidence : avec d’autres armes, celles de la diffamation et de la rumeur, les derniers actionnaires vivants étaient discrètement discrédités pour, au mieux, les obliger à quitter le journal, au pire, les contraindre d’accepter toutes les exigences qu’on allait leur présenter. Je croyais revenir dans mon journal. J’étais tombé dans un traquenard. Un autre collaborateur, qui, avant janvier, ne disait jamais rien de très intéressant en conférence de rédaction, se leva à son tour devant la grande table ronde et, dans un monologue laborieux, somma les actionnaires survivants de partager le capital, exigeant lui aussi des actions pour tous. Devant moi éclatait au grand jour, comme des furoncles bien mûrs, la véritable personnalité de ces braves gens : sans la moindre idée éditoriale pour relancer le journal mais affolés par l’argent."


"C’était très déplaisant. C’était aussi irresponsable. Car aveuglés par leur cynisme, ces personnages étaient incapables de comprendre que la violence que j’avais subie ne demandait qu’à se retourner contre quiconque chercherait à m’abîmer. Leur médiocrité était telle qu’ils ne méritaient pas que je finisse devant une cour d’assises pour les avoir liquidés de mes propres mains, comme je me délectais de l’imaginer, chaque fois que j’avais connaissance des ragots qu’ils propageaient contre nous. Le récit qu’on me faisait de leurs manœuvres me submergeait d’une bouffée de violence qui me faisait bouillir de rage au point qu’un voile trouble brouillait ma vue. En ces instants furtifs et soudains, j’aurais pu faire n’importe quoi. N’im-por-te-quoi ! Ils n’avaient pas l’air de comprendre par où j’étais passé. Ils n’avaient pas l’air de comprendre que les troubles post-traumatiques pouvaient métamorphoser un caniche en hachoir à viande. Ils jouaient avec ce journal auquel j’avais consacré vingt-quatre ans de ma vie. Ils jouaient avec ce journal auquel les morts du 7 janvier avaient consacré vingt-quatre ans de leur vie. Ils jouaient avec nos vies. Ils jouaient avec ma vie. Ils n’ont pas compris à côté de quoi ils sont passés. Il ne faut pas jouer avec ce journal. Il ne faut pas jouer avec ma vie. Il ne faut pas jouer avec la mort des copains. Il fallait qu’ils s’en aillent. Ils sont partis. C’est ce qui les a sauvés. Je ne finirai donc pas derrière des barreaux pour le restant de mes jours. Et eux dans un trou."


"Quelques mois plus tard, lors d’une réunion pour régler des problèmes juridiques, un avocat se mit devant moi à parler des “trois blessés” de Charlie. “Les trois blessés” par-ci, “les trois blessés” par-là. J’en fus très étonné car de blessés au journal, il y en avait quatre. Et j’en faisais partie. Et lorsqu’il égrenait leurs noms, le mien était absent. Quelque temps après, ce même avocat me demanda de renoncer aux indemnités auxquelles j’avais droit pour augmenter la part des autres. Il semblait considérer que je n’étais pas blessé aussi gravement qu’eux, et que donc je ne méritais rien. Mais d’où tirait-il une telle légitimité pour juger ce que j’avais vécu et ce que mes souffrances valaient ? Je n’ai rien répondu. J’aurais peut-être dû. Mais si je l’avais fait, cela aurait été si violent qu’il ne m’aurait plus été possible de travailler avec cet individu. Les circonstances ne me l’autorisaient pas. Une fois de plus, j’ai fait silence en me disant que l’intérêt du journal passait avant ma susceptibilité."


"Car l’attentat commis le 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo fut avant tout un crime politique qui avait pour objectif d’éliminer des personnalités bien précises, et de les empêcher de diffuser, à travers leurs dessins et leurs textes, leurs convictions. Le 7 janvier n’était pas un attentat aveugle frappant au hasard, comme au Bataclan, à Nice ou le 11 septembre 2001 à New York, des anonymes innocents, afin de créer un climat de terreur et de provoquer un rapport de force entre l’idéologie qui le commet et la démocratie qui en est la cible. Le but des terroristes du 7 janvier était de faire disparaître des idées, ceux qui les portaient et qui étaient parfois les seuls à les exprimer. C’est la publication des caricatures de Mahomet en 2006 qui fut à l’origine de cet attentat. Les dessinateurs du journal avaient pourtant déjà caricaturé l’islam en 1993 (n o 49 du 02/06/1993) à travers des dessins moquant l’ayatollah Khomeiny, mais aussi Mahomet en 2002 (n o 545 du 27/11/2002). Tout ça n’était pas nouveau. Pourquoi aurions-nous dû avoir peur de publier une fois de plus cette poignée de caricatures, dans notre pays, la France, partout sur la planète symbole de liberté ?"


"La liberté est un combat contre l’absence d’imagination, contre l’absence de créativité, contre l’absence d’audace, contre l’absence d’insolence, contre l’absence de fougue. Pas de liberté d’expression sans acharnement pour la conquérir et la garder. La liberté est une guerre qui ne finira jamais, et ne disparaîtra que lorsque s’éteindra le dernier homme. La liberté est un brasier qui vous consume 24 heures sur 24 comme le cœur nucléaire d’une centrale, impossible à refroidir et à calmer. Contre les lâches, les timorés, les accommodants, les négociateurs, les ramollos, les mous, les traîtres, les minables, les paillassons, les citrouilles creuses, les bons à rien, les complaisants, les insipides. C’est-à-dire contre pas mal de gens."

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