mercredi 22 septembre 2021

Une culture du viol à la française par Valérie Rey-Robert

 



« Et aussi : que nous n’avons pas le temps. Nous les femmes. Nous n’avons pas l’éternité devant nous. […] Nous sommes tout près de la mort. Toutes les femmes le sont. Et nous sommes tout près du viol et nous sommes tout près des coups. […] Cela se passe pour une simple raison. Rien de complexe ou de difficile à comprendre : les hommes le font, en raison du type de pouvoir que les hommes ont sur les femmes. Ce pouvoir est réel, concret, exercé à partir d’un corps sur un autre corps, exercé par quelqu’un qui considère avoir le droit de l’exercer, de l’exercer en public et de l’exercer en privé. C’est le résumé et l’essentiel de l’oppression des femmes. » Andrea Dworkin 

UN DEMI-MILLION 

Un demi-million, le nombre de femmes majeures victimes de violences sexuelles de toute nature en France métropolitaine chaque année. Nous avons construit l’image d’un violeur qui serait forcément un psychopathe, laid et contrefait, forcément malade mental ou monstre de contes de fées. La réalité n’y correspond évidemment pas. Les violeurs sont des Messieurs Tout-le-Monde ; nos pères, nos cousins, nos frères, nos collègues ou nos maris. Les victimes ce sont nous, nos amies, nos sœurs, nos enfants, nos tantes ou nos mères. Les victimes de violences sexuelles sont nombreuses à témoigner des violences qu’elles ont subies… après les faits. Violences subies de la part de leurs proches, leur famille, leurs amis, leurs collègues, l’institution policière, médicale ou judiciaire, par la société tout entière. Interrogées sur leur tenue, leur attitude, leur sourire, leur comportement, elles en viennent quasi inévitablement à se sentir coupables d’un crime dont une seule personne est pourtant responsable : celle qui l’a commis. 

UN MONSTRE 

Si nous réalisions un micro-trottoir dans la rue à propos du viol, les mots ne seraient pas assez forts pour en parler. On évoquerait ce « crime abominable », qui « détruit la vie des femmes » et dont « elles ne peuvent jamais se remettre ». Le violeur serait qualifié de « monstre », d’« être inhumain », qu’il faut « enfermer à vie », voire « tuer » ou « castrer ». Si nous parlions de viol sur des mineurs, les réactions seraient encore plus virulentes. Mais si l’homme est connu, apprécié (et un homme est toujours au moins connu et apprécié de ses proches), voire adulé, on essaie de repousser loin l’inimaginable ; c’est faux, elle a menti, il a dérapé, il a des soucis personnels, il a tant de talent. Si nous nous interrogions sur ce qu’est un viol, la définition serait sans doute, pour beaucoup, la suivante : « Une jolie jeune femme court vêtue rentrant chez elle tard le soir, violée par un inconnu dérangé mentalement et armé d’un couteau. » Ces représentations sont fausses, ce sont des idées reçues mais elles ont profondément imprégné nos mentalités. Il est extrêmement difficile de se sortir de l’esprit cette image pour se rappeler que le viol a davantage lieu dans un espace privé et est commis par une connaissance. Pourtant nous sommes à peu près toutes et tous convaincus que si nous ne condamnons pas tous les viols, nous condamnons les plus terribles, les plus violents, les plus atroces. Nous nous pensions impitoyables face à ce que nous appelons parfois « de vrais viols » ; les viols sur mineurs, la pédocriminalité, les viols sous la menace d’une arme ou les incestes. Nous nous pensions impitoyables face aux viols d’enfants par des hommes lourdement armés. Nous nous pensions impitoyables face au viol d’une fille par son père durant une dizaine d’années. Nous nous disions fermement que droguer une adolescente pour la violer était un comportement extrêmement répréhensible. Il n’en est rien. Ces exemples, qui sont tous issus d’affaires médiatisées de ces dernières années et qu’on pourrait multiplier à l’infini, montrent combien collectivement nous sommes au fond très tolérants face aux violences sexuelles, puisque, dans tous les cas, nous trouverons toujours des excuses aux violeurs et toujours des responsabilités aux victimes quelle que soit la gravité du viol. Il serait aisé de se dire que nous ne sommes pas concernés ; que ce sont d’autres gens qui pensent ainsi mais que nous, nous les condamnons. Mais si tous et toutes nous réagissons ainsi, si tous et toutes nous continuons à nous dire que l’impunité face aux violences sexuelles n’existe pas, que nous n’avons aucune tolérance face au viol, alors les viols continueront dans la plus grande indifférence. Nous avons beau jeu de condamner les viols commis par l’État islamique, nos mots ne sont pas assez forts pour dénoncer ces « barbares » qu’il faudrait « exécuter ». Mais pourquoi nos perceptions changent-elles quand nous sommes concernés ? Pourquoi ne sommes-nous pas aussi prompts à juger lorsque des cas fort similaires arrivent en Occident ? La vérité – aussi culpabilisante soit-elle – est que les violences sexuelles ne sont pas vraiment un problème pour nous. La vérité est que nous nous en accommoderons toujours, quitte à déformer la vérité. Les positions de principe, à agiter les bras en tous sens en hurlant que le viol c’est mal, ont fait long feu. 

UN VIOL TOUTES LES HUIT MINUTES 

Nous condamnons fermement le viol… jusqu’au moment où nous nous rendons compte que le violeur correspond peu à l’image mentale que nous nous étions construite. Il n’est pas difforme ou malade, il n’a pas attaqué une innocente enfant qui allait porter un petit pot de beurre à sa grand-mère. Il a un métier, des loisirs similaires aux nôtres. Il est inséré dans la société, a une femme et des enfants. Il a du charme et un joli sourire. Il nous ressemble, il pourrait être un collègue, un ami ou nous-même. Il a la carrure d’un futur chef d’État. C’est un voisin charmant. Il est apprécié de ses collègues. Il a réalisé des chefs-d’œuvre. C’est un homme extrêmement pieux. Alors, peu à peu nous cherchons des explications à ce crime si monstrueux. Explications dans la nature masculine, explications dans l’attitude des victimes. Explications qui, quasi invariablement, vont excuser le coupable et culpabiliser la victime. 

— Pourquoi étais-tu habillée comme cela ? 

— Pourquoi avais-tu bu ? 

— Mais tu avais déjà couché avec lui ! 

— C’est ton mari, voyons !

— C’est ton père, on ne dit pas cela de son père ! 

— Tu es quand même un peu trop souriante, aussi. 

— Mais tu as eu combien de petits amis ? 

— Violé ? Mais tu es un homme ! 

— Oui enfin ça va il n’a pas été très violent…

 — Un violeur ? Mais il est tellement beau ! 

— Avoue, tu l’accuses juste parce que tu lui en veux ? 

— Tout cela n’est qu’une simple incompréhension entre vous. 

— Les hommes sont tous des obsédés, tu le sais bien. 

— Je le connais, il n’est pas comme cela. 

— Mais tu sais bien qu’il est juste un peu lourd.

MOINS DE 10 % DES VICTIMES PORTENT PLAINTE 

Nous n’avons plus le temps. Plus le temps de soigner les ego de ceux qui se sentent davantage blessés par ce que nous disons que par la réalité des violences sexuelles. Plus le temps que la honte change de camp. Plus le temps que les victimes continuent à se reconstruire seules dans leur coin. Plus le temps qu’elles épongent une culpabilité qu’elles ne devraient jamais ressentir. Plus le temps que les violences sexuelles passent de la rubrique « faits divers » à « politique ». Plus le temps d’attendre. Plus le temps de rassurer les hommes. Plus le temps de leur caresser la misère sexuelle. Plus le temps d’être importunées. Nous vivons dans une société où il y a énormément de violences sexuelles, et dont les auteurs sont, dans leur immense majorité, impunis. Nous vivons dans une société où pourtant nous sommes persuadés que les femmes passent leur temps à sonner aux portes des commissariats en inventant des viols dans le but de s’amasser un pécule pour leurs vieux jours. Nous devons lutter contre les évidences ; évidence des hommes obnubilés par le sexe au point de violer, évidence des Ève tentatrices et sournoises. C’est pourquoi nous parlons de « culture du viol ». Terme qui choquera, j’en suis bien certaine, tant il semble incongru d’associer deux termes apparemment antinomiques. Culture du viol pour expliquer qu’il existe, dans la plupart des sociétés, des idées reçues, des préjugés au sujet du viol, des violeurs et des violées. Préjugés qui conduisent inexorablement à entretenir une atmosphère où les coupables se sentent victimes et les victimes coupables. Préjugés qui ne permettent pas de lutter efficacement contre les violences sexuelles. Préjugés qui contribuent à une atmosphère dans laquelle les viols ne peuvent baisser. C’est pourquoi je parlerai de « culture du viol à la française », terme qui choquera davantage parce que beaucoup n’accepteront pas qu’il y ait une spécificité française à nier les violences sexuelles en invoquant qui le « troussage de domestique », qui « la liberté d’importuner », qui la grivoiserie si typiquement française, qui le pays qui a inventé l’amour. La lutte contre les violences sexuelles est possible si nous acceptons de revoir un peu nos idées reçues sur le viol. Essayons ensemble. 


* * * Avertissement : si j’ai fait le choix d’utiliser l’écriture inclusive dans ce livre, en accordant par exemple systématiquement le genre avec les fonctions, professions et titres, je n’ai pas utilisé le point médian que je m’efforce par ailleurs d’employer davantage. Je souhaite que ce livre sorte des sphères féministes pour être lu par des personnes qui ne sont a priori pas sensibilisées au sujet, et je sais que cette concession était nécessaire. Pour autant rappelons-nous tout de même que l’écriture inclusive n’est pas que ce fameux point ou tiret qui cristallise tant les tensions, mais également la féminisation des noms de métier, ou l’emploi du « tous et toutes » par exemple, plutôt que le simple « tous ».

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